5 - Compassion

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5 heures.

Ionescu

Je dors d’un demi-sommeil, habitué à la fébrilité des nuits d’hôpital, quand des coups à la porte m’arrachent à l’obscurité.

— Dr Ionescu, il faut que vous veniez.

J’ouvre les yeux. Depuis quinze ans que j’exerce ici, je reconnais immédiatement la sage-femme. Romane est là, droite, fébrile, comme un arbre secoué par une tempête. Je m’assois au bord du lit, encore englué dans un sommeil brumeux.

Elle me tend la main et l’ouvre. Dans sa paume, un petit bracelet néo-natal. Je lis :

Théo ?

À peine avait-il prononcé mon prénom que me voici devenu son passager. Passager, mais pas co-pilote : je vois par ses yeux, entend par ses oreilles et pense par son cerveau, mais je n’ai pas accès aux commandes. Cet enfant qui vient de naître ravive en lui des souvenirs. Il l’imagine coupé de sa maman. Il s’identifie au grand-père. Lui aussi, il a une petite fille : elle a trois mois. Il ne l’a vue qu’une fois, juste avant que sa fille quitte la clinique. Ils lui avaient caché qu’elle allait accoucher ici ! c’est le comble alors qu’il y exerce !

Je me lève, enfile ma blouse avec des gestes mécaniques. Romane me regarde comme si elle attend de moi une solution immédiate, une réponse à toutes les questions qui tournent dans sa tête. Malheureusement, je ne sais rien. Personne ne m’a parlé des complications de la nuit. Je suis un chirurgien de garde, à la fois essentiel et invisible.

— Que se passe-t-il ? je demande doucement.

— Je suis seule avec la maman… Elle souffre trop, je ne sais plus quoi faire…

En arpentant les couloirs, je tente de comprendre pourquoi l’enfant est séparé de sa mère.

— Et le bébé ?

Romane hésite, son regard fuyant le mien.

— Transféré en néonatalogie, murmure-t-elle enfin. Hypoxie.

Je n’ajoute rien. Parfois, le silence est une manière d’écouter.

Lorsque nous entrons dans la chambre, Léa tourne la tête vers nous. Son visage est une mosaïque de fatigue et de douleur, mais surpassant la douleur physique, une lueur brille dans ses yeux, une question muette, un espoir fragile.

Je m’approche doucement.

— Votre bébé est entre de bonnes mains, dis-je. Il est fort. Vous savez, les nouveau-nés ont une capacité incroyable à se battre. C’est presque une leçon de vie, pour nous.

Elle ferme les yeux un instant, comme si mes mots avaient apaisé une partie de son tourment. Puis, elle les rouvre, et je vois une larme glisser sur sa joue.

— Mais moi… je n’en peux plus, murmure-t-elle.

Elle s’autorise enfin à exprimer ses souffrances.

— Vous avez mal dans le dos ?

Elle hoche la tête, une grimace déformant son visage.

— Laissez-nous voir cela, dis-je doucement.

Avec Romane, nous la basculons précautionneusement sur le côté. Ce que je vois alors me coupe le souffle. Une vingtaine de points de ponction, des marques violacées, comme autant de marques d’un acharnement insensé. Le dos de Léa est une carte où chaque point semble raconter une tentative ratée, une douleur infligée.

Je me redresse, tâchant de reprendre contenance.

— Je vais vous administrer une nouvelle dose de morphine, expliquai-je. Cela va vous soulager. Et… Léa, j’aimerais vous demander quelque chose. Avec votre permission, je voudrais prendre une photo de votre dos. Juste pour documenter ce qui s’est passé.

Elle me regarde, un peu déconcertée, mais finit par acquiescer.

Romane, elle, me fixe, surprise. Ses yeux semblent poser une question silencieuse : pourquoi cette photo ? Que vais-je en faire ?

Je n’en sais rien encore. Seulement que je ne peux laisser cela disparaître dans l’oubli des nuits d’hôpital.

— Je veux voir Théo ! implore Léa en essayant dangereusement de se redresser.

A défaut de pouvoir satisfaire sa demande, le bébé devant rester en néonatologie et elle rester alitée, je pose délicatement sur le drap, devant ses yeux, le minuscule bracelet.

Comme par enchantement, la simple vue du prénom de son fils l’apaise. Sa respiration se ralentit et plus profonde. Je perçois un premier signe de soulagement sur la figure de la sage-femme.

— Romane va rester auprès de vous. Tout ira bien.

Romane me répond par un sourire.

Puis, sans ajouter un mot, je quitte la chambre. Mon pas, d’abord hésitant, se fait plus ferme à mesure que j’avance dans le couloir. J’ai une destination précise, et une colère sourde : le bureau de la directrice.

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