6 - La photo

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Magali

7 heures.

Comme chaque jour, je me lève à 6 heures pour être ici la première. Je lance la cafetière, allume la radio – toujours la même station, de la techno pour me stimuler. Tandis que l’eau coule, je jette un regard sur mon bureau. Vide. Désespérément vide : les parapheurs sont toujours chez le directeur, dans le bureau à côté. Depuis une semaine, il n’a toujours pas signé le contrat ! Il n’a plus qu’aujourd’hui pour le faire : c’est son dernier jour. Que vais-je dire demain à Madame Jonez-Ku ? Je sens que ça va être la pire journée de ma vie d’assistante de direction.

Marc Létal a 58 ans. Il est l’archétype des cliniques à papa, c’est le praticien qui a fondé la clinique qui cumule toutes les fonctions. Depuis sept ans, lui et sa jeune femme, Sophie Toutenu, ont tous les pouvoirs entre leurs mains. Il est anesthésiste, elle est gynécologue. Depuis que leurs associés sont partis, ils ne fonctionnent qu’avec des médecins étrangers.

Suite au rachat de la clinique par un groupe Suisse, le dernier mois a été terrible. Les Suisses ne sont même pas venus sur place. Ils ont chargé le Dr Létal de son propre intérim, le temps de recruter une directrice. L’oiseau rare arrive demain. Simone Jonez-Ku, tout juste quarante ans. Elle est passée faire notre connaissance il y a une semaine. Une femme droite comme un sapin jurassien, impeccable dans son tailleur sombre. Souriante, rigoureuse, elle n’a que le mot « qualité » à la bouche. « Qualité des soins, qualité des procédures, qualité de l’accueil ». Elle veut balayer les vieilles habitudes de la clinique, amener du sang neuf. Elle a déjà trouvé un infirmier. Tant que le couple infernal restera en place, je lui souhaite bien du courage. Moi, je fais ce qu’on me demande, je ne dis rien mais je ne me prive pas d’observer. Et, placée comme je suis, filtrant l’accès au directeur, je suis dans l’antichambre du pouvoir.

La porte s’ouvre brutalement, le directeur surgit, un parapheur entre les mains.

— Vous vous croyez en boîte ? ironise le Dr Létal. Où est le destructeur de papier ?

Il a le teint cireux des mauvais jours. Le programme opératoire a dû se terminer tard. Je le vois tituber légèrement, l’œil cerné, la mâchoire crispée.

Pas facile pour lui de laisser sa place de directeur, mais il pourrait quand-même m’appeler par mon prénom, pour une fois... Je lui adresse un grand sourire, à la vue de mon parapheur. Un sourire trop large, trop entraîné, que j’utilise pour désamorcer les tensions.

— Bonjour docteur Létal. Je ne pensais pas que vous étiez déjà arrivé. Alors, vous faites du vide ?

Ignorant ma question, il va à l’essentiel, sans fioriture, comme toujours.

— Qu’est-ce que c’est que c’est que ce contrat que vous voulez que je signe ? m’apostrophe-t-il en jetant le parapheur sur mon bureau.

— C’est Madame Jonez-Ku qui m’a demandé, lorsqu’elle est venue vous rencontrer la semaine dernière, de préparer le contrat de travail de Monsieur Tisserand.

— Mais, il est antidaté ! Vous n’avez qu’à attendre demain pour qu’elle le signe elle-même.

Sa réaction m’embarrasse. Comment lui répondre avec tact sans le vexer ?

— Vous êtes très pris, Docteur. Ces courrier sont sur votre bureau depuis une semaine et. Je pensais que Madame Jonez-Ku avait vu cela avec vous… Elle ne peut pas signer vu qu’elle ne prendra ses fonctions que demain et que M. Tisserand a déjà pris ses fonctions depuis une semaine : C’est cette date qui figure sur le contrat.

Il ne peut réprimer un rapide haussement d’épaule qui me prouve qu’il n’était pas au courant.

— Après tout, c’est son affaire maintenant, marmonne-t-il en griffonnant sa signature en bas du document.

A peine avait-il regagné son bureau en traînant la déchiqueteuse derrière lui que le Dr Ionescu fait son apparition.

— Bonjour, Magali, demande-t-il doucement. J’aurais besoin de votre aide… si je ne dérange pas.

Sa voix est posée, douce comme s’il parlait à un malade sur un lit d’hôpital. Toujours courtois, toujours empreint d’humilité, il détonne dans cet univers où le mépris du petit personnel est le sport national. À soixante-trois ans, il porte en lui un respect qui semble appartenir à une autre époque. Il m’appelle toujours "Magali", jamais "la secrétaire". Mais ce matin, il est plus fatigué que d’habitude. Ses yeux sont rougis, son visage marqué. Ses gestes sont plus lents, ses épaules plus voûtées.

— Si je vous envoie une photo par mail. Pouvez-vous me l’imprimer ?

Je hoche la tête, intriguée.

Le message arrive. J’ouvre la pièce jointe, et mon cœur se serre.

— C’est bien malheureux, dis-je sans réfléchir.

Le Dr Ionescu m’entend, mais il ne dit rien. Il reste là, immobile, comme s’il cherchait ses mots. Je lance l’impression, et la machine crache lentement la feuille. Je lui tends le papier, et il le prend avec une délicatesse presque religieuse.

— Merci, Magali, dit-il, sa voix empreinte de fatigue. Il est déjà là ?

Je lui fais un signe d’acquiescement. Il se dirige vers le bureau du directeur, tenant la photo enroulée dans sa main.

Ses pas résonnent avec une solennité étrange. J’ai envie de lui dire quelque chose, de lui souhaiter bon courage, mais rien ne sort de ma bouche.

Je le suis des yeux, un pressentiment me serrant la poitrine.

Quand il frappe à la porte du Dr Létal, je sais que l’entretien ne sera pas simple. Je retourne à mes dossiers, mais mon esprit reste tendu, à l’affût. À travers la porte, j’entends des éclats de voix.

— Normalement, un médecin ne doit jamais aller au-delà de la deuxième tentative ! tonne le Dr Ionescu, d’une voix ferme teintée d’une réprobation sans appel.

— Tu profites que ce soit mon dernier jour en tant que directeur, pour régler tes comptes avec celui qui t’a recruté, je te rappelle !

— Et si c’était ta propre femme ? L’aurais-tu fait ?

— …

Un silence lourd tombe. Je reste figée, les yeux ancrés sur la porte.

Quand la porte s’ouvre enfin, le Dr Ionescu en sort les mains vides. Son visage est marqué par une lassitude profonde, et dans son regard brille une colère contenue. Il s’arrête devant moi, me regarde un instant. Puis, dans un geste inattendu, il me serre la main.

— Merci, Magali, murmure-t-il à nouveau.

Je ne sais pas exactement pourquoi il me remercie, mais je sens que cela va au-delà de l’impression de la photo, et son pas rapide résonne sur le carrelage.

Merci pour quoi ? me demandai-je. Je n’ai rien fait.

Je reste là, immobile, le cœur lourd. Derrière moi, le bureau du Dr Létal reste fermé, comme un coffre scellant des vérités qu’on préfère ignorer. Mais moi, j’ai compris qui a fait cela, même si tout le monde me considère comme une petite main. Et cette image, cette photo, restera gravée dans ma mémoire, parce qu’elle me rappellera toujours pourquoi je fais ce métier — pour ces moments de vérité nue, de courage.

Alors, presque machinalement, je l’enregistre dans mes documents personnels, comme on range un secret douloureux qu’on ne veut pas oublier, et je supprime le mail.

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