2 - Rencontre du 3ème type
Un grand fakir tout enturbanné apparaît brusquement sur un tapis volant. Brodé d’or, de nuit bleue et de poussière d’étoiles, sa monture semble vibrer au rythme d’une musique que lui seul entend. Il rit, à gorge déployée, le rire clair et fier de celui qui est déjà né. D’un geste théâtral, il se redresse à la limite de l’équilibre, tend un bras vers nous.
— Regardez-moi bien, les petits pois ! crie-t-il en bombant le torse.
Elaya, pas impressionnée pour un sou mais curieuse comme toujours, se tourne vers lui.
— Qui es-tu, toi, et c'est qui ta maman ?
Virevoltant joyeusement, le fakir répond avec un grand sourire.
— Moi, je suis Théo et ma mère, Pardi ! c’est la même que la tienne : Léa !
Elaya reste figée, déconcertée. Sa maman, Léa, si douce, si aimante, qui lui chante des chansons… Et Théo ? Ils partageraient la même mère ? Elle fronce les sourcils.
— Mais… Comment ça, la même ? Tu veux dire qu’on est frère et sœur ?
Théo, hoche la tête, son expression devenant plus sérieuse.
— Oui, on a la même maman… Mais tu sais, elle s’occupe surtout de moi. Je suis né bien avant toi. J’ai plus d’un an maintenant, et elle passe tout son temps à veiller sur moi… et sur toi, bien sûr. Mais après ta naissance, ce sera différent.
Elaya fronce les sourcils, cherchant à comprendre.
— Différent, comment ?
Théo soupire légèrement, conscient que ses mots vont peut-être la blesser.
— Léa ne pourra pas être là pour toi comme elle l’est pour moi. J’ai besoin d’elle tout le temps.
Elaya, troublée, se tourne vers moi :
— Mais, Gabin… tu m’as dit qu’on sortait des limbes le jour J, à la naissance. Comment se fait-il que Théo y soit encore un an après ?
Je lance un regard interrogatif à Théo qui répond sans détour :
— Sur Terre, je ne suis pas aussi fringuant. À la naissance, j’ai eu des problèmes. Et puis, je me suis rendu compte que j’étais encore dans les limbes, pas véritablement sur Terre. Est-ce la perte de mes facultés motrices qui a fait que mon esprit est resté coincé ici ?
Elaya comprend ce que Théo essaye pudiquement de dire. Son cœur se serre légèrement.
— Tu veux dire… que tu es en situation de handicap, et qu’elle ne pourra pas s’occuper de nous deux dans ces conditions ?
Théo soupire doucement, conscient de la dureté de la situation.
— Elle t'aime, Elaya, tu peux en être sûre. Mais après ta naissance… elle ne sera pas là pour toi comme elle l'est pour moi. C’est compliqué. Léa doit se consacrer à moi tout le temps. Mais tu auras quelqu’un d’autre. Tu verras.
Elaya se sent déstabilisée. Elle a toujours cru que sa mère la protégerait, qu’elle serait toujours là pour la guider. Cette révélation lui donne l’impression de tomber dans un gouffre.
— Mais pourquoi ? Pourquoi elle ne m’élèverait pas ? Je… je l’aime tellement, murmure-t-elle, les yeux embués. Qu’ai-je fait de mal ?
Théo tente de la rassurer à l’aide d’un sourire.
— Ce n’est pas toi, Elaya. C’est juste que… Léa a fait un choix. Moi, j’ai besoin de beaucoup d’attention, et elle doit être là pour moi.
Pendant ce temps, moi qui ai écouté en silence, je prends la parole d’un ton plus léger, presque désinvolte, pour faire tomber la tension.
— Et sur moi, tu as un scoop ? Fakir ?
— Nos deux mères, Léa et Olivia, se voient souvent, répond laconiquement Théo.
— Tu m’en diras tant ! Il commence à m’énerver en distillant ses infos !
— Elles nous emmènent dans leur centre, ta sœur Gaby et moi, poursuit-il. C’est comme ça que j’ai commencé à comprendre certaines choses…
Elaya et moi, intrigués, lui dardons des yeux ronds.
— Des choses ? Quelles choses ? demandai-je, mes inquiétudes remontant à la surface.
Théo se redresse légèrement, prenant un ton plus grave, mais restant direct, comme un grand qui ne mâche pas ses mots.
— J’ai perçu des signes d’alerte, Gabin, poursuit-il en me regardant droit dans les yeux. Des trucs qui clochent chez ta mère. En fait, Olivia n'est pas plus attachée à Gaby qu'à toi.
— Eh bien, ça ne me dérange pas vraiment si ma mère ne veut pas de moi. Franchement, de là où je suis, je ne la supporte plus. Je n’ai plus de place, je me sens vraiment à l’étroit ! Je vais être bien content quand je sortirai de son ventre, loin d’elle.
Théo me sourit, philosophe.
— Finalement, je ne sais pas qui de nous trois a la situation la plus enviable ?!
— Je hausse les épaules, ne réalisant pas totalement la gravité de ce que cela signifie pour chacun d’entre nous.
— Bah, je suis sûr que tout ira bien pour toi, Elaya. Tu as toutes tes capacités et une mère qui t’aime ! dis-je pour la rassurer.
Mais Elaya ne sait plus quoi penser. Je le vois bien. Malgré l’atmosphère des limbes, jusque-là douce et rassurante, elle sent pour la première fois un poids sur ses épaules. Toutes ses certitudes tombent.
J’agrippe Théo par le grand col de sa belle veste sans manche, le souffle court, la mâchoire crispée :
— Théo, tu m’as l’air d’en savoir beaucoup trop sur nos familles. Je ne sais pas comment tu t’y es pris, mais je te garantis que si tu ne nous racontes pas tout, dans les moindres détails… tu vas morfler.
À mes côtés, Elaya recule d’un pas, la main sur la bouche. Ses yeux se voilent — la colère d’abord, puis la peur, et enfin… cette tristesse étouffée qu’elle n’a jamais su cacher.
Théo, lui, tente de garder l’équilibre. Il regarde le vide, un pied rivé dans l’étoffe, l’autre en l’air en guise de balancier. Puis il redresse la tête, lentement, et nous prend chacun par une épaule. Ses paumes sont tièdes, tremblantes.
— Je suis désolé, Gabin, Elaya… souffle-t-il, d’une voix plus douce. C’est vrai que je vous ai caché des choses. J’avais peur. Peur que vous vous moquiez de moi. Pire : que je lise de la pitié dans vos yeux.
Il hésite. Nous le soutenons. Nous formons un bloc. Alors Théo inspire profondément.
— OK. Je vais tout vous raconter. Depuis le début. Depuis que je suis né. Mais je vous préviens : c’est une histoire dingue.
Je le regarde dans les yeux, resserrant ma prise.
— Dingue comment ?
Elaya relève lentement la tête et, de la main, elle renforce la prise de Théo sur son épaule.
Théo cherche ses mots, comme s’il marchait sur un fil invisible entre deux vérités.
— Bon… Vous savez ce que c’est, la télépathie ? Ce qu’on fait depuis tout à l’heure… : comme si on entendait nos voix. Ça marche aussi avec ceux de l’extérieur. J’entends aussi celles de l’autre côté... dès qu’on murmure mon prénom…
S’il avait voulu attirer notre attention, il ne s’y serait pas pris autrement. Nos yeux sont rivés aux siens.
— Je me suis surpris dans la tête d’une autre, poursuit Théo, fier de son effet. Pas ma mère. Pas mon père. Quelqu’un d’autre, que je ne connaissais pas. Ça n’a pas duré, … mais depuis ce moment-là, c’est comme si je passais d’un esprit à un autre, sans prévenir. Tout le temps.
Un silence pesant tombe sur nous.
— Et tout a commencé… le jour de ma naissance. Il y a très précisément un an.
Annotations
Versions