Samia

4 minutes de lecture

Dans un raclement humide et vaporeux, la cafetière me fit comprendre que je pouvais me servir : elle avait terminé son travail. Je remerciai intérieurement Melitta Bentz, puis remplis ma grande tasse jaune ornée de triangles bleus, et m'interrogeai dans la foulée sur l'inutilité de ce genre de détails, qui semblaient ces temps-ci prendre possession de mon âme. Pas une minute ne passait sans que je ne focalise mon attention sur les choses les plus insignifiantes.

Je repoussai délicatement le compte-rendu d'examens de Valérie resté sur la table, afin d'y poser ma tasse brûlante. La pendule à la trotteuse en branche d'olivier attira mon regard. Les heures et minutes, matérialisées par deux serpents, indiquaient onze heures trente trois et quelques secondes. Je ne pris pas la peine d'essayer d'en déterminer le nombre exact, n'étant jamais parvenue à être dans une réalité de l'instant : le temps que je prononce mentalement le nombre de secondes, au moins deux supplémentaires se seraient écoulées. Pouvait-on réellement être dans l'instant présent ? Je pensai à Horace, à Hermès, aux anciennes croyances, quand Valérie pénétra dans la salle, me tirant de mes réflexions.

— La femme du gars de la 108 a signé l'admission.

— Comment tu l'as trouvée ?

— En rentrant dans la chambre.

Valérie se fendit d'un sourire benêt, bien que le reste de son visage ne montrait qu'une immense lassitude. Elle retira sa blouse d'un geste lent et la suspendit au crochet de la porte.

— J'ai fini pour aujourd'hui, dit-elle en récupérant la feuille qu'elle empocha sans la replier, comme un mouchoir destiné à la corbeille.

— Que vas-tu faire ? Tu vas retenter ?

— C'est ce que Bastien voudrait, mais...(elle leva les yeux au ciel en soupirant)...j'en sais rien. J'ai plus la force.

— Mais toi, qu'est-ce que tu veux ? Tu ne peux pas tout le temps penser aux autres, à ton mec, tes parents...tu sais je crois pas vraiment aux signes, mais est-ce que ça vaut le coup, tous ces examens... l'attente ? Il y a plein de pauvres gosses qui...

— C'est toi qui me dis ça ? T'as trois mômes, Samia ! Et il n'y a pas si longtemps, t'étais presque fière de raconter que, je cite, t'étais si fertile que Danny t'avait sûrement fécondée au premier regard.

Je baissai les yeux. Elle avait raison.

— Excuse-moi Bichette, je suis trop conne.

Je l'entendis soupirer, puis elle passa une main dans ses cheveux, de longues tiges brunes aux reflets cuivrés, que je lui enviais depuis notre rencontre trois ans auparavant, lors de son arrivée dans le service. Moi qui avait hérité d'un amas informe de poils de paillasson noirs en guise d'attributs capillaires, j'en avais oublié la plus minime des décences.

— Non Sam, c'est toi qui as raison, me sourit-elle. Tu sais ce qu'on dit, les mères sont les seules à dire la vérité, même quand ça fait mal.

— C'est de qui, Oedipe ?

Elle sourit, cette fois avec sincérité.

— T'as raison, t'es trop conne. C'est de Pam Brown.

Je connaissais la citation, mais la laissai avec ce petit sentiment d'accomplissement propre à ceux qui partagent leur savoir, dans une tentative un peu désespérée de diluer sa peine. Elle sortit en me faisant un signe de la main, me laissant contemplative, mes pensées en dérive.

Je passai le reste de mon service à controller les dosages, prendre les tensions et noter les transmissions sur la fiche de liaison, mes pensées profondes toujours tournées vers le désir d'enfant de Valérie.

À dix-sept heures, alors que je suspendais ma blouse à côté de la sienne, je sentis mon portable vibrer.

Désolée pour ce midi.

Je m'apprêtais à répondre quand un second message me parvint.

Au fait j'ai complètement oublié, tu peux récupérer un stylo bleu dans ma poche ? Il est à la femme du 108, j'ai oublié de lui rendre.

Je lui répondis que je le ferais. Je trouvai le stylo sans difficulté, un de ces modèles classiques, certainement le plus vendu dans le Monde depuis de nombreuses années. Le bouchon était abîmé au niveau de sa pointe, mordillé par je ne savais quelles dents, et je notai mentalement que la zone noire de l'encre était réduite à quelques millimètres. Je m'interrogeai sur l'utilité du minuscule trou au centre du cylindre, de l'arrondi du bouchon arrière, puis finis par sortir de la pièce vers la chambre 108.

Pierre Dunou était intubé, un masque sur la bouche, duquel je distinguais un visage au teint cireux. Sa femme n'était pas là, et il y avait peu de chances qu'il eut besoin de ce stylo avant quelques...

— Siècles,...murmurai-je.

Je glissai le stylo dans ma poche de pantalon, un chino beige aux coutures blanches, et l'oubliai quelques minutes plus tard, obnubilée par le compte à rebours de l'ascenseur, m'imaginant qu'arrivée à zéro, la cage allait exploser, projetant des lames de métal dans toutes les directions, le haut parleur crachant un REZ - DE - CHAUSSÉE déformé par le souffle chaud, et moi volant dans plusieurs directions à la fois, encore consciente de la vacuité de mes pensées éparses, juste avant que tout ne devienne noir.

Mais les portes s'ouvrirent au contraire avec une lenteur déconcertante sur le hall de l'hôpital, vers le parking, et par delà, la barrière de sécurité, le rond-point, puis le boulevard Jean Moulin, la rue Saint-Etienne, et enfin le foyer des Tulipes, mon deuxième point d'ancrage.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Julien Neuville ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0