Et puis il y a ma grand-mère maternelle, Rose.
(Je vous invite à lire mon autre texte Jacquie, avant celui-ci)

Elle aussi, il vaut mieux que je passe par un
souvenir pour vous en parler.

Mon père faisait un métier qui nécessitait parfois de travailler la nuit et, dans ce cas-là, ma sœur, mon frère et moi étions sous la bonne garde de notre mère.
Mais il y eut cet épisode où ma mère s’était faite opérer par un boucher : ce dernier l'avait tant charcuté pour une simple opération qu'elle en tomba malade.
Or, mon père n’eut pas le choix de travailler cette nuit là, tandis que ma mère devait garder la chambre.

Devinez qui vint nous garder ? La grande tragédienne Rose !

On attendait tous sagement dans le salon, sûrement scotchés devant un épisode des Simpson, quand la porte d’entrée claqua.

Mon aînée me jeta un regard qui signifiait à coup sûr : « Va voir si c’est elle, moi j’ai pas le courage ! » Je me précipitai donc dans l’entrée et… oui, c’était bien elle.
Dans son imper crème, sur ses petits escarpins noirs surmontés d'une boucle dorée, et surtout avec son parfum.
C’était une odeur fleurie, aqueuse, qui se répandait en un clin d’œil et saturait toute l’atmosphère de la pièce.

Ça y est, ma grand-mère était dans la place : elle allait pouvoir faire son grand numéro.

— Oh… ma petite… Où est donc ta mère ?

La voix implorante, de ses longs doigts bagués d’or et de pierres elle libéra sa gorge d'un foulard de soie rose.
Elle le tira avec élégance et retira son manteau de manière tout aussi calculée.
Sa voix haut perchée faisait des roucoulades, montait parfois dans les aigus.
Elle portait son pantalon favori en lin beige et son petit chandail noir près du corps.
La permanente parfaite, elle dévoilait des boucles d’oreilles chargées, pendantes.

Elle était terriblement coquette, ma grand-mère maternelle. Elle n’arrêtait pas de tapoter l’arrière de sa coiffure.

Dès qu’elle entra dans le salon, je sentis mon frère et ma sœur se crisper. Elle était d’une maniaquerie ! Elle trouva rapidement mille reproches à faire. Elle lançait des ordres, poussait des petits cris, s’agitait pour rien, critiquait mon père et son éducation déplorable… Puis, elle finit enfin par monter à l’étage, un bol de potage sur un plateau, pour maman.
Elle en redescendit, les yeux rougis, les gestes lents. On aurait dit pu croire que notre mère venait de trépasser.

Elle nous servit notre dîner, toujours aussi larmoyante, nous regardant tour à tour :

— Mes pauvres… Mes pauvres petits ! Oh mon Dieu ! Votre pauvre mère… Elle va si mal… Mon Dieu... Pourquoi elle ? Ah Seigneur...

Sa voix s’étrangla, elle tira un mouchoir de sa manche d’un geste théâtral et tapota le coin de ses yeux. Ma sœur ne cessait de lever les yeux au ciel. Je cru même l'entendre grogner dans son assiette.

Bref, vous l’aurez compris : Rose, c’est l’actrice ! Quand elle pleure, tout le monde le sait, sa vie est un drame palpitant. Quand elle rit, c’est pareil, elle secoue tout un immeuble ! C’est une passionnée.

Toute sa vie, elle avait été fidèle à un autre homme que son mari, son meilleur ami, son amant.
Elle divorça une fois le dernier enfant envolé du nid, afin de pouvoir vivre enfin avec son grand amour.
Elle a un caractère de feu. Je l’aime bien, mamie Rose, même si elle est très chiante !

Et si je vous parle de ces deux femmes, c’est parce que je suis persuadée d’avoir une part de chacune d’elles. Elles composent ma personnalité telles des notes de musique sur ma partition. Je suis la femme éduquée, un pilier du foyer, celle sur qui on peut se reposer. Je suis la femme dérangée, aux lubies inconvenantes, celle avec qui on peut déraper.
Elles sont mes deux modèles