Chapitre 4

7 minutes de lecture

Août 2025

(Elïo - 6 mois)



  • Installez-vous.

Je m’assieds après avoir déposé au sol le siège coque des enfers, dans lequel Elïo reste assoupi. En redressant la tête, je m’attarde sur la belle table en bois ancien qui me sépare du Docteur Ravi. Celle-ci s'installe à son tour en face de moi et pianote d’une main sur son clavier ordinateur, j'imagine pour se mettre sur le dossier informatique de mon fils.

  • C’est pour la visite des six mois c’est bien ça ?
  • Oui tout à fait, les six mois pour Elïo et les trois cent quarante-huitièmes mois en ce qui me concerne.

La répartie du docteur ne trouve à redire sur mon humour borderline et je maudis mes capacités de calcul mental. Peut-être n’en a-t-elle pas saisi toute la subtilité et quitte à être ridicule jusqu’au bout je poursuis.

  • J’ai vingt-neuf ans.

Elle comprend, reste muette et me laisse un sourire discret que je devine sincère. Mon rachis, contracté comme un seul os, se détend. Je m’adosse au fond de la chaise.

  • Excusez-moi, la journée a été longue, mais peut-être l’ai-je déjà dit.
  • Il n’y a pas de problème, mais je ne reçois de toute façon pas en consultation les plus de cent quatre-vingt douze mois.

J’interroge son expression. Douce et complice. Non seulement elle compte vite elle aussi, mais elle a de l’humour, pour mon plus grand bonheur, et je soupçonne, étant donné sa spécialité en pédiatrie, qu’il s’agit là du nombre de mois limite pour le suivi des enfants.

Malgré l'atmosphère détendue, je reste dubitatif quant à ma capacité à répondre de manière adaptée face à l’interrogatoire poussé auquel je vais être confronté. J’ai révisé pourtant. Julie, ma tendre aimée, m’a aidé, a tenté de me rassurer, mais je reste tendu comme un collégien face à son brevet. Des sottes pensées me traversent : j’espère qu’elle ne va pas me mettre un détecteur de mensonge car avec la sueur, les tremblements et la tachycardie qui m'accompagnent, je suis certain de faire résonner la sentence réservée aux fallacieux.

  • C’est la première fois que l’on se rencontre il me semble.
  • Oui, les premiers mois c’est ma compagne qui vous a amené Elïo.
  • Entendu. Je me présente, je suis le Docteur Ravi Sophie.
  • Enchanté. monsieur Sol.
  • Comment va Elïo ? poursuit-elle pour entrer dans le vif du sujet.

Ma colonne sursaute et je me raidis à nouveau. C’est parti, la machine à question est lancée. Répondre avec simplicitéRépondre avec simplicité…

  • Il va bien. Il va bien. Il va bien, répété-je en cherchant quelque chose d’autre à dire de plus sophistiqué.

Elle cautionne de la tête et tape sur son clavier. Le peu d’éloquence que je produis semble la satisfaire. Entendre qu’un bébé va bien ne peut que satisfaire. J'espère néanmoins qu’elle n’a pas écrit trois fois la même chose sur son écran, ou pire, une note dans un coin du dossier d’Elïo précisant l’état mental déséquilibré du père.

  • Il va bien … tenté-je à nouveau, il va bien mais il ne fait pas encore ses nuits.

C’est bien, continue comme ça, enchaîne avec un crochet du droit ! Je ris intérieurement de ma propre bêtise en imaginant l’action littérale et le titre des journaux à venir.

  • La diversification par contre se passe très bien.
  • Super. Nous en avions longuement discuté avec votre compagne. Avez-vous d’autres interrogations à ce sujet ?

Le galop de mon naturel revient à une vitesse que je peine à maîtriser. Je suis sur le point de lui demander quand il pourra manger une côte de veau avant de me raviser de bon sens.

  • Je vous remercie, je crois que c’est assez clair pour nous.
  • Lui donnez-vous toujours de la vitamine D au quotidien ?
  • Oui sans faute.
  • Très bien.

Elle note. J’inspecte le reste du cabinet. Sur la gauche, à quelques pas se trouve un îlot central en bois qui doit servir de table d'examen à en juger par la présence du matelas à langer. Autour, un plan de travail avec du matériel médical encadre le reste de la pièce.

  • Côté développement, tient-il assis en s’aidant de ses mains ? Attrape-t-il grossièrement les objets tendus ?
  • Oui, parfaitement.

L’interrogatoire se passe mieux que je ne l’aurais cru et, pris par un élan de réussite, j’ose même anticiper les questions.

  • Il fait du quatre pattes et essaye même de se tenir debout en s’accrochant à ce qu’il peut.
  • Ah oui ?

Malheur. Ai-je dit une sottise pour que le docteur me fasse répéter ? Je décide de ne pas me dégonfler.

  • Eh bien oui … il arrive même qu’il s'accroche à mon genou et qu’il essaie quelques pas.

Cette fois-ci pas de réponse, mais l’étonnement s’affiche sur le visage de la pédiatre. Elle écrit sur son logiciel médical.

  • C’est assez précoce comme acquisition, finit-elle par me dire. Réagit-il aux bruits et sursaute-il ?
  • Oui, ça lui arrive.

En contrebas, Elïo gémit. Il approuve mes réponses. Merci mon fils.

  • Excellent. Nous allons passer à l’examen. Pouvez-vous le mettre en body sur la table ?

Je m’exécute et libère de ses chaînes le petit monstre calme qui s’éveille sans broncher. Ses doigts crochus attrapent ma chemise et ses crocs au rabais tentent une succion de mon nez. La générosité salivaire des nourrissons n’a aucune limite. Je me demande si, avec le réchauffement climatique et la sécheresse des sols, la solution miracle ne serait pas de faire des enfants baveurs en masse.

Elïo, bien installé sur le coussin pédiatrique, gesticule vigoureusement. Il n’est pas facile de déshabiller un nourrisson, mais je commence à avoir l’habitude. À nos débuts, j’avais peur de tordre ses os si petits et pourtant je me suis rendu compte sans tarder de sa souplesse légendaire. Si nous entretenons cette capacité, peut-être pourrons-nous en faire un gymnaste ou un acrobate de renom. Elïo Sol, l’anguille de Camargue, expert en acrobatie, se matérialise dans mon esprit.

Une fois nu comme un ver, notre futur voltigeur me fixe de ses grands yeux qui n'ont pour principale fonction que son éveil au monde extérieur. Et pourtant, tout ce qu’il explore actuellement n’est autre que son pauvre père aux rêves ineptes. Je lui rends sa toise et nous voilà confrontés dans un duel sans merci. Qui cèdera le premier ? La réponse vient sans tarder puisqu’il m’offre un adorable sourire de poupon. Sans surprise, je craque. Il a gagné, comme toujours. Dans un optimisme crédule, je caresse l’espoir qu’il garde ce réflexe jovial irrésistible durant son ascension vers la vie adulte et ce malgré le flot d'hormones qu’il aura à traverser.

Perdu dans mes pensées, je ne remarque pas le temps s’écouler ni le docteur Ravi qui serait ravie de mettre à contribution ses nombreuses années d’études plutôt qu’admirer un papa gaga de son enfant.

Je lui cède la place et elle débute son inspection exhaustive. C’est le moment. C’est maintenant. Le moment où la pédiatre vérifie que tout est en ordre et que notre petit se développe bien. Je croise les doigts. Mes aisselles me narguent à nouveau.

Elïo, lui, est détendu et se laisse faire. Il est de bonne constitution, mais tout de même, je suis vexé de constater qu’il réserve le même étirement de lèvres au docteur. Ils se côtoient depuis plusieurs mois après tout. Mon fils se laisse même aller à la vocalise, fugace certes, mais cordiale, comme s' il donnait son accord pour la suite de la consultation.

La pédiatre poursuit, s’arme d’un appareil aux allures de simple manche en plastique et qui, je crois, s’introduit d’ordinaire dans les oreilles. Elle enclenche l'interrupteur, dudit objet, qui se met à émettre de la lumière. Au lieu de regarder les tympans d’Elïo, elle projette la lumière sur sa figure et l’oriente une fois à droite, une fois à gauche.

  • Avait-il ces yeux dès la naissance ?

Une nouvelle fois, je me sens désarçonné. Est-ce une question piège ? Vu l'ambiance du début de consultation, j’ai très envie de poursuivre sur le même ton. Une réponse de ce style aurait pu m’échapper : “À vrai dire, j’ai remplacé ses prunelles par des yeux lasers bioniques. On sait jamais, en cas d’attaque extraterrestre…”

  • Oui, nous les avons découverts dès les premières secondes où il a osé ouvrir ses paupières. Cela nous a surpris nous aussi, tout comme le corps médical, enfin je crois.

Elle hoche la tête, les sourcils sérieux.

  • Est-ce grave ? demandé-je.
  • Absolument pas. La cornée est transparente, les reflets symétriques, il fixe et suit bien du regard, mais c’est la première fois que je vois une pareille couleur d’iris. Je n’avais pas encore posé la question à votre compagne.
  • C’est vrai que ce n’est pas commun.

Le docteur termine son examen minutieux, lui enlève la couche, le pèse et je prie les cieux pour éviter tout incident urinaire. Ouf, rien de tel ne survient. Elle finit par le mesurer avec mon aide puis vérifie son périmètre crânien.

Le verdict ne va pas tarder. Ma cravate me serre la gorge de plus en plus. Mes orteils douloureux se recroquevillent sur eux-mêmes tandis que la pédiatre replace mon fils sur le coussin. Elle l’évalue une dernière fois.

Je fixe le plafond, les mains entrecroisées et crispées. Faites qu'il se développe bien. Quoi qu’elle me dise, je l'aimerai toujours autant, mais j'imagine toujours le pire. Je suis comme ça depuis tout petit. Dans les étoiles, perdu et perturbé par toutes les idées farfelues traversant mon esprit. Et si je suis différent, on m’a toujours dit que j’étais sympa, mignon, attachant ou…

  • Tu sais que tu es mignon toi.
  • Oui je sais.

J’incline la tête. La pédiatre me regarde. Je croise son regard interrogateur. Je comprends mon erreur. Elle voit ma gêne.

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