Chapitre 58
Février 2042
(Elïo - 17 ans)
❂ Base internationale SOLAR-I - 2 heures 37 min du matin ❂
La pièce tout entière est plongée dans l'obscurité. De rares néons, appendus sur le haut des murs opaques, maintiennent tant bien que mal une lumière filtrée dans cet espace confiné aux senteurs sudoripares.
Émile, coudes appuyés sur son bureau et penché vers son ordinateur dernier cri, se tient les tempes de ses deux mains. Le clignement de ses paupières n’a de cesse de lutter contre les picotements continuels de ses conjonctives. Une ultime lubrification palpébrale tente l’impossible, puis ses yeux repartent de plus belle dans une danse orbitaire tournoyant de bas en haut, roulant de gauche à droite, bondissant en diagonale pour retranscrire chaque information délivrée par l’écran numérique. Courbes, graphiques, pourcentages, décimales, projections logarithmiques, statistiques et dérivées défilent sur ses rétines sans qu’il en perde une seule miette. Mais la fatigue se fait sentir, Émile soupire, étire sa colonne vertébrale puis surélève ses verres correcteurs pour se masser les paupières de ses dix doigts. Autour de lui, ses confrères s’affairent par mimétisme sur leur poste de travail. Les bâillements sont contagieux, les processeurs ronronnent quand les touches des claviers continuent leur symphonie de cliquetis.
Émile termine sa garde dans un peu moins de six heures. Six heures à lutter contre le sommeil, six heures de dévouement pour le monde et sa patrie, six heures jetés dans le vent s’il devait donner son avis. “Tu as des facilités mathématiques, entretien les”, lui avait conseillé son père dès ses années collège. Des dispositions arithmétiques ? Il ne peut s’en cacher, mais c’est au cœur de la physique et de l'étude des forces régissant l’univers que le virtuose du langage des chiffres a su trouver de quoi se challenger. Dans la branche scientifique, le destin d’Émile était tout tracé, il a gravi les années, ébahi ses pairs puis ses maîtres grâce à sa thèse sur les ondes gravitationnelles, et pourtant il n'aurait pas cru qu'à trente-neuf ans seulement il se retrouverait à diriger une équipe internationale missionnée à la surveillance de l’étoile solaire. Entouré d’experts, il échange, analyse les variations de flux de protons, surveille tâches, éruptions et trous coronaux, interprète constantes atmosphériques, vents et tempêtes géomagnétiques. Ni la communication ni le management ne font partie de ses points forts, mais on lui a assuré qu’il était l’un des tout meilleurs dans son domaine, alors il compose avec son environnement pour espérer remplir au mieux sa fonction.
Seulement voilà, les résultats ne sont pas concluants. La sonde SOVAR-I orbite autour de l’étoile depuis plusieurs années déjà. Des mois de calculs et de suppositions en tout genre, tout ça pour conjurer le déclin rapide du soleil ou tenter de prédire ses prochaines extinctions transitoires. Le père de leur système astral n’est pas très loquace, pire, il est déconcertant, avare, taquin et imprévisible. Jamais dans l’histoire de l’univers une étoile n’avait eu un comportement aussi anarchique et incompréhensible. Et aujourd’hui, si les autorités gouvernementales espèrent encore beaucoup de leur travail, le monde entier est suspendu à leurs trouvailles, mais force est de constater, qu’aucun raisonnement scientifique n’a encore fait l’objet d’un consensus, pas l’ombre d’une solution n’a encore été évoquée pour remédier à cette dégénérescence et il y a quelques années la deuxième catastrophe solaire n’avait pu être anticipée que quelques heures avant d'exécuter ses premières menaces. Les efforts redoublent, mais la déception est latente, questionnante, inquiétante, totale. De rares optimistes trouvent le réconfort dans l’idée qu’il n’y en a pas eu de troisième extinction, du moins pour le moment…
Émile attrape sa tasse de café, la porte à ses lèvres et se rappelle qu’elle est vide depuis longtemps déjà. Le temps défile, l’espoir avec. Sa montre n’indique pourtant que deux heures quarante et une du matin. S’il avait su dans quoi il s’embarquait, peut-être aurait-il réfléchi à deux fois avant de retourner un avis favorable à cette offre d’emploi miroitante. Mais c’est plus fort que lui, tout ce qu’il ne comprend pas l’excite, lui donne envie de se dépasser, de surmonter l’impossible et de déchiffrer l’invisible aux yeux du monde, alors malgré l’obligation de secret d’Etat et un déménagement dans un centre à la localisation confidentielle, se jeter dans cette inconnue patriotique avait été une aubaine à prendre clairement en considération. Son meilleur ami, Philippe, docteur en astérosismologie, avait fini de le convaincre et voilà qu’il acceptait cet appel de poste du gouvernement à la rémunération mirobolante. Au moins, grâce à ça, pourra-t-il se payer sans se saigner le dernier télescope quantique qui l’obsède depuis plusieurs mois. Pourtant, converser et conjecturer dans le vide avec des confrères, au moins aussi brillants que lui, venus du monde entier et placés sous sa responsabilité pour un résultat plus que douteux, remet fortement en doute son choix. La science est un livre ouvert dont les chapitres ne sont pas encore écrits, l’observation en est la page, la reproductivité, la mine, l’interprétation, l’encre prête à noircir ses paragraphes. Pourtant, dans cette pièce lugubre, après des mois de travail, ni l'inspiration ni les équations mathématiques n’ont trouvé de quoi satisfaire la soif de découverte d’Émile, bien au contraire. L'analyse mathématique de l’astre solaire semble impossible.
Dans le reflet de ses lunettes se succèdent encore et encore d’innombrables paramètres et symboles scientifiques. Perdu dans un mélange de frustration et de fatigue, il est soudain surpris par une alarme visuelle de couleur rouge alternant dans l’espace clos. Ce signal, reconnu par l’ensemble de l’équipe, impose à chacun de stopper son travail. Ils se tournent tous vers le grand écran commun suspendu au mur face à leurs bureaux alignés. Sebastian Romero est à l’origine de ce signal lumineux comme en témoigne son nom affiché en bas de l'écran. Alors que beaucoup s’attardent avec effarement sur les indicateurs numériques, Émile s’arrête sur l’auteur de l’alerte. À quelques tables, en diagonale, se trouve son collègue d'Amérique du sud en question, responsable de surveiller l’irradiance solaire. Sa posture pétrifiée face à son ordinateur ne trompe pas, tout comme les trémulations de son menton fourni d’un magnifique bouc pileux hirsute. Le scintillement d’une goutte de sueur, provoquée par l’alarme rouge, alterne sur son front ridé.
Émile secoue la tête et soupire. La conclusion est évidente, pourtant il se lève et s’approche de la grande surface digitale qui attire tous les regards pour se poster juste devant. Il appuie sur l’écran tactile. Un nouvel onglet avec différents paramètres apparaît. Émile analyse, recalcule, émet quelques vocalises du larynx puis se tourne vers ses confrères pour s’adresser à Sebastian. L’Argentin lui baragouine une succession de termes techniques dans un anglais parfait, ce à quoi Émile acquiesce en silence. Du dos de la main, il éponge la racine de ses cheveux humides, donne quelques instructions à son équipe, puis se dirige enfin vers son bureau pour attraper un combiné téléphonique.
La sonnerie résonne deux coups.
- Général Houper ?
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