Chapitre 59
Mars 2042
(Elïo - 17 ans)
Attablée pour le déjeuner, la famille Sol écoute avec attention le journal télévisé. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Le refroidissement climatique perdure dans sa gravité au point que certaines nations de l'hémisphère nord subissent un exode de leur population vers des régions plus clémentes. Cette migration conséquente implique une réaction politique frénatrice de la part des États désertés tandis que les pays receveurs du sud de l’Europe s'échinent à réguler ce flux migratoire nouveau. On ne peut pas accueillir tout le monde, entendra-t-on ou bien encore : il n’y aura pas de travail pour tout le monde. Les schémas migratoires se sont inversés et tel l’eldorado, l’Afrique, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud-Est et l'Amérique centrale sont devenus des terres d'exil privilégiées rebattant les cartes géopolitiques ainsi que les stratégies commerciales. Côté transition énergétique, la tendance a, elle aussi, fait volte-face depuis une dizaine d'années puisque l'exploitation des énergies fossiles ainsi que les émissions de gaz à effet de serre ne cessent de se décupler pour réchauffer la surface. A l'inverse, dans certains pays l’isolation des habitations et infrastructures urbaines peine à suivre le rythme de décroissance des températures, argument de la fuite migratoire vers des départements au climat plus doux ou encore vers les pays voisins.
Dans le salon de la famille Sol, il fait vingt degrés, pourtant l’audition de ce sombre journal provoque un frisson général jusqu’aux extrémités de Julien.
- Même dans le sud, nous sommes confrontés à la rudesse des hivers prolongés et pourtant nous ne sommes pas les plus à plaindre, intervient-il. Je plains nos homologues du nord. D’ailleurs, comment s’intègre Jörgen, Elïo ?
- Il s’intègre doucement mais sûrement, répond-il après avoir dégluti une bouchée de lasagne aux épinards.
- J’admire le courage de sa famille. Tout quitter pour recommencer une nouvelle vie, apprendre une nouvelle langue…
- Nous en serions tout aussi capables, assure Julie, du moment que nous restons ensemble. Je suis sûr que tu serais capable de choses bien plus extraordinaires.
- J’aimerais avoir ton assurance, mais cette période d’incertitude me trouble chaque année davantage…
La suite de l’actualité défile : conséquence de l'instabilité actuelle, le monde est frappé par la récession économique, en France le taux d’accident de la voie publique grimpe d'année en année etc.
Tout à coup, Elïo fait un geste aussi soudain qu’explicite. Sa subordination au bracelet électronique l’a poussé à trouver une alternative de communication et l’apprentissage du langage des signes lui octroie ce moyen d’échanges plus discret. Ses parents, encore amateurs du procédé, mais habitués aux capacités de prédictions de leur fils, déchiffrent l'essentiel du message : “Quelqu'un, arrive”.
L'importun en question n’est autre que le général Houper. Sa visite est une nouvelle fois inopinée et malgré l’agacement palpable de Julie, de brèves salutations sont entreprises puis le militaire est invité à s'asseoir dans le salon auprès du reste de la famille. L’échange bienséant de l’état de santé de chacun initie la conversation. Très vite, le haut gradé précise qu’il ne prendra pas quatre chemins pour en venir au fait.
- J’aurais cependant une requête.
- Nous vous écoutons, répond Julien.
- Cette fois-ci, j’aimerais m'entretenir seul avec Elïo.
Les mains de Julie se resserrent sur son café et son visage se strie.
- Je ne vois pas pourquoi nous serions mis à l’écart de votre discussion, Elïo n’a rien à nous cacher ! Et puis il n’est pas encore majeur, nous sommes ses représentants légaux.
- Qu’il ne vous dissimule rien, je n’en doute pas un seul instant, madame. Il s’agit là plutôt de prendre un peu de recul je dirais… pour essayer de se comprendre mutuellement.
- Qu’est-ce que vous raconter ? Et qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? Si mes informations sont exactes, Elïo n’est pas réellement le fruit de vos soucis. La seule chose qui vous échappe c’est cette tragédie solaire frappant notre monde et depuis le début, non content de trouver une explication, il vous faut un bouc émissaire.
- Vous vous trompez, soupire Houper.
- Maman, je ne suis pas contre cet entretien restreint avec le Général, intervient calmement Elïo.
- Tu es encore mineur que je sache et jusqu’à nouvel ordre c’est nous qui décidons !
Les yeux de Julie s'exorbitent quand soudain une pression autour de sa main tempère sa nervosité. Elle fixe les doigts qui réchauffent les siens, remonte le long du bras pour finir d’être assagie par l’expression sereine de son conjoint.
- Ma chérie… calme toi. Le sort réservé à notre fils est plus que regrettable, mais peut-être qu’en montrant patte blanche nous pourrions renégocier son calvaire ? Et puis il atteindra la majorité dans moins d’un an…
La mère de famille reste plantée dans le regard de son conjoint. Elle prend finalement une profonde inspiration avant d'enchevêtrer ses phalanges avec celles de Julien. Ses paupières se ferment, elle inspire profondément et se pince la racine du nez pour reprendre son calme.
- C’est entendu. Nous allons faire un tour à l’extérieur.
- Non. Je souhaiterais que ce soit le Général et moi-même qui fassions un tour du jardin, s’il l’accepte.
Le sourcil du militaire s’arque de surprise alors qu’il cherche des yeux le consentement des parents.
- Si telle est ta demande, mon garçon, je ne peux la refuser.
La porte d’entrée est refermée, Elïo attire son invité derrière la bâtisse. Sous sa casquette, le haut gradé affiche une mine fatiguée : des cernes soulignent ses yeux azur tandis que son visage carré apparaît davantage creusé. L’absence de ton péremptoire dans ses propos tranche avec les visites précédentes et confirme son attitude conciliatrice, alors Elïo n’hésite pas à le convier dans son royaume le plus intime. Celui où il se sent en osmose, prêt à tout entendre : son potager. Pourtant, une fois arrivé devant son éden végétal, c’est comme si plus rien n’existait autour de lui. Sous l'œil observateur du Général, Elio, dos tourné, scrute un à un ses protégés. Le militaire patiente alors qu’un vent glacé attaque les seules parties anatomiques non recouvertes par son écharpe : son nez et ses oreilles.
- De quoi vouliez-vous discuter ? entame le jeune homme.
- Avant tout, montre-moi ton bracelet.
Les pupilles dorées fusillent le militaire, mais après quelques secondes d'hésitation, Elïo s’approche et tend son avant-bras. Houper le saisit d’une main et applique la pulpe de son autre pouce sur une zone précise du bijou. La reconnaissance digitale est établie, un signal sonore aigu se répète cinq fois avant que le clignotement rouge de l'appareil ne cesse.
- Nous serons plus tranquilles pour discuter ainsi.
Elïo examine son poignet sous plusieurs angles avant de se rendre à l'évidence.
- Qu'est-ce qui me prouve que je peux vous faire confiance ?
- Absolument rien d’autre que ma parole.
L’adolescent dévisage un peu plus son vis-à-vis.
- Qu’est-ce qui vous pousse à agir ainsi ?
- L’instinct.
- Et que vous dit votre instinct ?
- Il me suggère beaucoup de choses. Parfois il voit juste, parfois non, mais aujourd’hui il me pousse à avoir une discussion plus approfondie avec toi et surtout dépourvue de toute entrave.
Elïo acquiesce d’une lèvre dubitative puis se tourne vers les légumes d’hiver qui s'étendent à profusion. Le Général fait quelques pas en avant pour l’imiter.
- Tu es doué pour la culture potagère. Tant de variétés avec tant de vigueur, c’est saisissant. Mais plus rien ne me surprend te concernant.
- Qu’insinuez-vous ?
- Que tu n’es pas comme tout le monde, Elïo.
- C’est votre instinct qui vous souffle une telle élucubration ?
Alors que Houper ne lâche pas du regard la parcelle de culture, une rafale glacée secoue les noisetiers dégarnis délimitant le rectangle de culture. Le militaire inspire profondément.
- Cette semaine, notre programme de recherche nous a rapporté des données peu réjouissantes concernant l’état de forme de notre soleil. Son activité vient soudainement de chuter à nouveau de cinq pour cent. Pour faire simple, ce n'est plus un siècle que nous avons devant nous, mais tout au plus quelques décennies avant que notre planète ne soit plus habitable.
- Vous faites erreur.
- Comment ça ?
- Il ne s’agit pas de votre planète comme vous et vos semblables avaient l’arrogance de la qualifier, vous n’êtes ni plus ni moins que ses passagers. Quant à ce mystère que vous tentez d’élucider, il est peut-être bien plus simple qu’il n’y paraît, pour reprendre vos paroles, Général.
La réplique bouscule le stoïcisme du militaire.
- Que veux-tu dire ?
- Que notre ère arriverait à son terme, ni plus ni moins.
- Et cela ne te fait rien ?
- Il y a bien des choses dans ce bas monde qui me font frémir, Général. Cette dégénérescence de notre étoile n’en représente qu’une de plus, elle annihilera ce court chapitre de la vie sur Terre et parachèvera ce que l’Homme entreprend de son plein gré depuis tant d'années.
Le Général fronce les sourcils. Ses yeux bleus scrutent l’horizon.
- Et vous Général ? Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Ce dernier reste figé un instant avant de reprendre une nouvelle inspiration.
- Cette situation est inédite, sa menace omniprésente et ses conséquences sans précédent. Du haut de mes nombreuses années de services au sein du Commandement De l'Espace, je ne me suis jamais senti aussi acculé et pourtant j’éprouve une certaine sérénité face à cet imbroglio. C’est un échec cuisant et ma carrière touche à sa fin, mais je suis resté dévoué à ma patrie et je partirai l’esprit libre de tout regret, pourtant je ne peux m'empêcher d’éprouver une tristesse extrême pour ma famille, mes enfants, mes amis.
- Je le conçois.
- Le sang-froid dont tu fais preuve force le respect. N’éprouves-tu pas de tels regrets ?
- Bien sûr que si, que croyez- vous ?
La question ne souffre aucune réplique.
- Je remercie les astres, car je mesure la chance dont je jouis, mais mon plaisir individuel ne prévaut en rien sur le destin ou sur le bénéfice de notre écosystème planétaire, aussi funeste soit-il pour cette société nombriliste qu’est la nôtre. Je chérirai chaque instant qui m’est offert auprès de mes proches et si notre avenir suit cette course de la fatalité, je l’accepterai.
- Je conclus donc que tu es résigné.
- Qui ne le serait pas face aux nouvelles que vous m’apportez ? À mon humble avis, le soleil n’aura aucune complaisance à notre égard, pas plus maintenant que par le passé.
- Je vois.
- Vous ne voyez rien.
Le Général rit jaune. Il s'avance sur le terrain de culture, s’agenouille un instant et contemple choux, blettes et navets puis se verticalise pour se poster aux côtés de son jeune interlocuteur. Il dépose une main sur son épaule.
- Je ne partage peut-être pas ta clairvoyance, mais je comprends ton point de vue et je devine ton aversion pour certaines facettes de notre monde. Si nous ne remédions pas à cette situation, alors notre avenir repose bel et bien entre les mains de forces supérieures, quelles qu’elles soient, et notre planète redeviendra une simple roche stérile. Il n’y pas que l’être humain, la faune, la flore, tout disparaîtra. Mais je compte bien tout tenter pour inverser la tendance. J’en ai terminé, je ne vais pas te déranger plus longtemps.
Houper initie quelques pas vers le domicile de la famille Sol.
- Général ?
- Oui ? répond-il en se retournant.
- Pourquoi cette discussion ?
- Pourquoi pas ?
- Pourquoi jouer la carte de la sensibilité et de la sincérité ? Croyez-vous encore que je sois responsable de cette catastrophe ?
- Je ne crois rien. Je n’ai aucun indice solide qui puisse t’incriminer. Je pense par contre que tu es un jeune adulte droit, scrupuleux et d’une profonde humanité malgré ton discours défaitiste éloquent.
- …
- En dépit de l’adversité à laquelle nous sommes confrontés, je garde espoir et si notre modèle sociétal reste injuste dans bien des domaines j’ai confiance en nous pour trouver plus d’équité et de respect envers les fondamentaux, c’est pour cette raison que je continue le combat. Ne dit-on pas que l’espoir fait vivre ?
- Et si quelqu’un pouvait changer quelque chose ? Que lui conseillerez-vous ?
- D’écouter son cœur, conclut Houper en tournant le dos à la discussion.
- Quand est-il de mon bracelet ?
- Tu devras encore le garder, répond le haut gradé en s'éloignant. Je n’ai pas l’autorité suffisante pour imposer son retrait. Je réponds moi aussi à des attentes. Je le réactiverais d’ici quelques minutes, le temps de saluer tes parents.
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