Chapitre 61

8 minutes de lecture

Novembre 2042

(Elïo - 17 ans)

   Vingt et une heures trente, l’aiguille du compteur virevolte tandis que la berline remonte la ville à vive allure. Le clignotant indique à gauche. Sous l'impératif du conducteur fébrile, le volant fait un demi-tour rapide sur lui-même. L’angle est serré et les pneus crissent sur l'asphalte, mais le train roulant de la voiture moderne assure une tenue de route impeccable en dépit de la chaussée humide. Une fois le virage derrière eux, le pilote presse sans attendre la pédale d’accélérateur.

  • Vas-tu enfin me dire ce qu’il se trame ? s’agace Julien.

Elïo tapote sa tempe à trois reprises de son index. Son père comprend sans pour autant connaitre les détails de la vision de son fils.

  • Prends la prochaine à droite.

Julien bougonne intérieurement, mais il obéit et suit docilement l’itinéraire indiqué. Son copilote taciturne pourrait au moins lui dire où ils se dirigent avec tant de précipitation. Les yeux exorbités d’Elïo le préviennent pourtant de toute question. L'inquiétude du père n’a cessé de croître depuis plusieurs mois et il ne sait toujours pas sur quel pied danser avec son fils. Doit-il tenter de percer sa carapace d'introspection ou doit-il lui laisser plus d'espace pour digérer ses tracas ? Il y a quelques semaines, l’entrevue à huis clos avec le général Houper lui est restée tout aussi obscure : une discussion à “ciel ouvert” pour reprendre les termes de son fils. À bien y repenser, l’attitude d’Elïo avait changé bien avant cette visite du militaire. Julien ne saurait dire exactement, mais en plus de l’incertitude de leur ère, Elïo multiplie les infortunes personnelles : son rejet de la profession de sapeurs-pompiers, l’interdiction de pratiquer le rugby à cause de son bracelet coercitif et plus récemment l’agression avec Emma. Son isolement provient sans aucun doute d’un mélange de toutes ces déconvenues. Si Elïo reste un jeune homme bienveillant et dynamique, la lueur dans ses prunelles d'ordinaire lumineuses vacille de plus en plus. L’invitation de ses parents à la confidence n’a eu aucun impact et le fondement profond de son renfermement demeure tout aussi hermétique si bien que lorsqu’il lui a intimé de le conduire en ville le plus vite possible, Julien n’a pas cherché à comprendre.

Les mains crispées sur le volant, il suit donc la trajectoire indiquée. Ils traversent les avenues, dépassent carrefour et ronds-points dans un but encore énigmatique. Ce n'est que lorsqu’ils pénètrent dans une nouvelle artère que Julien saisit l'origine de tant de mystère. Son cœur bat une fois de trop et sa gorge se serre. Un faisceau lumineux vient de pénétrer son champ de vision : une ombre bleue colore les façades des immeubles par alternance.

  • Non, balbutie-t-il alors que son pied lâche les pédales et qu’ils s’immobilisent derrière une automobile.

Saisi par la sinistre scène se dévoilant sous ses yeux, il se pétrifie. Au bout, du boulevard, derrière un empilement de voitures, des camions incendie, juxtaposés les uns sur les autres, peignent l’horizon de leur gyrophare incessant, tandis qu’en arrière-plan un immeuble de cinq étages est en proie aux flammes et qu’un sombre nuage s’échappe de son toit incandescent.

  • Gare-toi sur le côté, je descends.
  • Mais…
  • Arrête-toi s’il te plaît, papa. Ne me pose pas de question.
  • Je ne vais quand même pas me garer comme un malpropre à cheval sur la route !
  • Fais ce que tu veux.

Moteur débrayé, Elïo ouvre la portière d’un coup sec. Julien a tout juste le temps de héler son fils qu’il s'échappe de l'habitacle pour zigzaguer entre les véhicules amoncelés en file indienne. Le père fulmine, sa poitrine tambourine, mais il est bien obligé de stopper tant bien que mal sa voiture sur le bas-côté pour ne pas gêner la circulation déjà embouteillée. À peine a-t-il mis le nez dehors qu’une odeur âcre lui brûle narines et pharynx au point de le faire toussoter. Main sur la bouche, il ne perd pas une seconde de plus pour se jeter à la poursuite de son fils, disparu dans la masse. À son grand regret, sur le trottoir, il progresse au ralenti. Le nombre de curieux entassé l’exaspère alors il choisit lui aussi de fouler le bitume de la chaussée.

Dans sa course effrénée, le spectacle dévorant le ciel de nuit défile devant lui. Une dizaine de mètres le sépare d’un combat intrépide contre l’avidité des flammes, une dizaine de mètres de son fils, une dizaine de trop. L’agitation du pavé et les exclamations sont omniprésentes. Les échelles et canons à eau sont déployés, le périmètre du bâtiment à l’agonie bouclé, mais hormis les pulsations de son cœur, les tympans du Julien sont opaques à tous stimuli extérieurs. Il ne ralentit surtout pas et manque de se faire renverser par un conducteur trop pressé d’échapper de cette dense circulation. Un klaxon retentit, un deuxième, puis un troisième clôture la cacophonie. Julien n’y prête guère d’attention. Il poursuit son élan pour finir par retrouver le trottoir d’un bond chancelant. Son désespoir s’accentue lorsqu’il se confronte au zonage instauré par les forces de l’ordre et le regroupement de civils entre lesquels il se contorsionne telle une anguille pour atteindre les barrières de sécurité. Mains sur les rotules, le souffle court, il prend une profonde inspiration avant d’expectorer une nouvelle fois.

  • Je dois… Je dois passer, balbutie-t-il à l’adresse d’un gendarme, posté à quelques mètres.

Sa voix se perd au milieu du brouhaha collectif auquel s’additionne le bourdonnement constant de la fournaise. Menton dressé, il mesure le tableau d’horreur crépitant. L’incendie grignote le dormant des fenêtres des trois derniers étages et lèche la toiture d'une appétence vorace. L’écho du passé se diffuse dans chacune de ses cellules. Ses paupières s’écarquillent et sa bouche reste entrouverte. Son fils s’est jeté dans cette gueule meurtrière, il le sait, il le sent. C’est tout lui, altruiste et inconscient, prêt à mettre en péril sa propre santé, comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi Elïo se retrouve-t-il toujours dans des situations dépassant l’entendement ? Une voix familière attire soudain son attention en contrebas de son champ de vision. Dépourvus de leur casque et les traits tirés, deux sapeurs-pompiers en tenue d’intervention entretiennent une discussion agitée comme en témoignent les grands gestes du bras de l’un des deux. Les larmes aux yeux et la gorge en feu, Julien joue des coudes, gonfle sa poitrine et s’appuie sur la barrière pour gagner en hauteur et crier aussi fort que ses cordes vocales puissent le permettre.

  • LIEUTENANT MERIC !

L’officier entend l'appel, marque un instant d’étonnement puis reconnaît le père de famille et se dirige vers lui d’un pas précipité. L’affolement de Julien perturbe son intelligibilité, mais le pompier saisit l’essentiel de ses explications au sujet de la fuite d’Elio ou de son pressentiment quant à sa localisation.

  • Mais c’est pas vrai, bon sang !
  • Je suis désolé, Lieutenant. Vous le connaissez, si vous …
  • Je me fiche de connaitre votre fils ! La situation est suffisamment catastrophique, j’ai déjà des hommes encerclés là-bas dans les enfers et vous me dites qu’Elïo s’est certainement engouffré dans une mission de sauvetage abracadabrantesque ? Mais putain de merde, vous ne pouviez pas le tenir ? Comment vous êtes-vous retrouvés là ?

Alors que Julien se confond en justifications navrées, il est loin d’imaginer l'héroïsme dont fait preuve son fils au milieu des ténèbres. Elïo traverse les couloirs et bondit de marche en marche pour gravir les étages suppliciés tandis qu’il inhale sans broncher les fumées mortelles. Sur son chemin, quelques professionnels, engagés dans leur funeste combat, restent interdits de sa cavalcade dans les corridors asphyxiés, mais il galope bel et bien au travers de l’opacité étouffante comme si de rien n’était. Rien ne pourrait le ralentir, il franchit les pans de murs dévastés et balance un à un les fragments de pierres entassés comme de simples cailloux. Ce n’est qu’au troisième étage, après avoir enfoncé une porte bloquée d’un appartement ravagé, qu’il trouve enfin la scène inscrite quelques minutes plus tôt dans son esprit ubiquitaire. Sous un amoncellement de gravats, un gant jaune aux lignes fluorescentes déborde des décombres urbains. Le plafond semble s’être effondré sur la victime, dont le casque de protection, à moitié enseveli, reflète la danse meurtrière des flammes dans ce qu’il reste d’un salon familial. L’avidité de l’ennemi est saisissante, pourtant Elïo n’hésite pas et s’élance, traversant la forêt ardente comme s’il s’agissait de vulgaires fougères. Ses habits se consument sur peau, les langues de feu épousent un peu plus son corps dénudé, ses cheveux sont engloutis sans aucune pitié. Après avoir déblayé l'essentiel des débris, il empoigne un bras et une jambe du pompier inconscient pour le caler sur ses épaules. Ce dernier pèse lourd, pourtant Elïo rebrousse chemin sans difficulté.

Dehors, le tumulte est à son apogée. Au sol, les combattants se relaient pour contrôler l'incendie sur les premiers étages tandis que les lances à eau arrosent les hauteurs supérieures d’un flux interrompu. Le ballet incandescent et meurtrier progresse malgré tout. Il menace de se diffuser aux structures urbaines voisines alors que les derniers niveaux s’effondrent sur eux-mêmes et si les intrépides professionnels peuvent se féliciter d’avoir évacué les civils, le lieutenant Meric est quant à lui hanté par la disparition d’une de leur jeune recrue, membre de la troisième unité. Il a été séparé de ses coéquipiers par un éboulement et la progression du brasier. Encerclé d’une cohorte de subordonnées, il élabore rapidement des directives pour sauver ce compagnon d’armes lorsque des exclamations interrompent ses instructions. Les doigts tendus guident les regards : au pied du bâtiment moribond, Elïo s’extirpe des entrailles de la fournaise, un corps inerte sur les épaules. Ses vêtements, en grande partie calcinés, dévoilent une peau de suie tandis que des flammèches parsèment son crâne. À une dizaine de mètres de là, Julien revit la même scène que lorsque son fils s'évadait du gymnase scolaire. Il n’en reste pas moins abasourdi dans un mélange d’effroi et d’apaisement. Des sapeurs-pompiers se précipitent vers eux. Chacun des deux miraculés est pris en charge par une équipe de secours qui les brancardent dans un fourgon de soin respectif.

Derrière la zone de démarcation, l’instabilité émotionnelle de Julien grandit. Il rumine, ressasse, se lamente auprès des forces de l’ordre jusqu’à ce que le lieutenant Meric revienne vers lui.

  • Comment va mon fils ?! s'égosille-t-il en direction de l’officier situé à quelques pas.

Le lieutenant s’approche et lui assure qu’il ne court aucun danger. Julien se cramponne fermement aux barrières et gémit de soulagement.

  • Quand est-il du pompier qu’il a secouru ?

Meric secoue la tête alors qu’un des deux camions de secours s’extirpe de la scène chaotique, gyrophares tonitruants.

  • Il n’a pas eu la même chance que votre fils dont l’intégrité physique relève une fois de plus du surnaturel.
  • Son pronostic vital est engagé ?
  • Cela ne vous regarde pas.

Julien comprend sans pour autant s’empêcher de se soucier du sort du sinistré.

  • J’espère qu’il ne s’agit pas de l’ami d’Elïo, Jean…

Au moment où il termine sa phrase, Julien se pétrifie. Le lieutenant reste silencieux.

  • Non, pas lui ! Ne me dites pas que c’est Jean qui vient d’être transporté dans le camion d’urgence !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Astroraph ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0