Chapitre 62
Novembre 2042
(Elïo - 17ans)
Etienne Cougoul pince fortement le muscle trapèze de son patient. Le corps étendu et silencieux de la chambre quinze n’esquisse aucune réaction. Armé d’un stylo éclairant, le médecin réanimateur force l’ouverture d’une de ses paupières et note très vite l’absence de contraction de ses iris.
- Mydriase aréactive, prononce-t-il avec détachement.
Les dernières vérifications se poursuivent, mais le tronc cérébral du traumatisé est bel et bien dépourvu de tout réflexe. Le docteur Cougoul porte à ses yeux le compte rendu de l’électroencéphalogramme réalisé la veille. La ligne isoélectrique n’est ponctuée d’aucune secousse, le tracé est plat, rigide, sans un seul signe d’activité neuronale. Étienne examine une ultime fois le jeune homme hospitalisé dans son service depuis plusieurs jours déjà. De nombreux tuyaux le rattachent à des machines suppléant ses fonctions vitales : la perfusion de chlorure de sodium irrigue goutte à goutte son bras inanimé, la canule d’intubation pénètre sa bouche et l’appareil de ventilation, ainsi connectée à ses voies aériennes, influe un semblant de vie dans ses alvéoles pulmonaires paralysées.
- Vous pourrez le débrancher cet après-midi en présence de ces proches, adresse Cougoul à sa collègue avant de quitter la chambre.
L'annonce ne surprend guère Sarah, vingt-huit ans, infirmière en réanimation depuis ses premiers pas hors de la faculté. Mais avant d’être prononcé, le diagnostic de mort cérébrale doit respecter une certaine procédure et conformément aux directives anticipées de ce jeune patient ainsi qu'avec l’accord de la famille, il sera bientôt libéré de tout cet artifice. La semaine se termine mal, c’est le troisième malade que Sarah va perdre en quelques jours et en dépit de l'expérience, elle ne s’y acclimatera jamais. Empathique depuis toujours, elle a pris l'habitude de considérer une dernière fois les corps sans âme de ses patients avant leur ultime départ. Elle renouvelle donc son rituel d’adieu, le rangement de ses ustensiles n’étant pas une priorité absolue. De ses grand yeux, elle suit une à une les courbes du visage figé, du front jusqu'au menton, sans oublier les oreilles et le nez, comme pour se les imprimer à jamais. Elle médite un instant en imaginant la vie de cet homme et finit par lui souhaiter bon voyage vers l’éternité. D'une main certaine, elle attrape ensuite son chariot, direction la salle de soins où elle préparera son matériel pour la suite de sa tournée matinale.
À quinze heures, Sarah se présente devant la chambre voisine, chiffrée d’un seize. En appuyant sur l’interrupteur digital, la porte coulissante s’ouvre d’un son feutré. L’infirmière pénètre à l’intérieur.
- Bonjour.
- Bonjour, madame, répondent d’une voix morose les visiteurs du patient.
- Je viens contrôler la perfusion, se justifie-t-elle en s’approchant du jeune pompier allongé.
Les proches opinent. Sarah s’attarde sur la potence du lit, attrape la tubulure d’une main et règle la molette du débit. Son regard glisse de haut en bas, depuis la poche de perfusion, en passant par le robinet jusqu’au cathéter perforant le bras inerte. L'étanchéité du dispositif intraveineux confirmée, elle termine son examen par la vérification des constantes vitales affichées sur l’écran de surveillance. Elle prend ensuite congé pour répéter ce plan de contrôle dans le reste de son secteur.
Après son départ, le silence perdure dans la chambre seize. Mélanie, penchée au chevet de Jean, tient ses mains en boule plaquées contre son menton alors qu’Elïo, adossé contre le mur face au lit d’hôpital, garde les bras croisés.
- Si j’avais été à ses côtés, j'aurais pu éviter ça, c’est certain, se morfond la jeune femme d’une voix lourde.
Le regard engourdi, son ancien partenaire ne cesse de fixer leur ami étendu. Ce goût en travers de la gorge de Mélanie, lui est tout aussi indigeste et la culpabilité le ronge à un tout autre niveau. Il maudit son sort et ses chaînes invisibles à l’origine de son éviction des forces incendie.
- Tu n’as rien à te reprocher, Mélanie. Vous n'étiez pas dans la même unité, tu as suivi les instructions de ton chef et je suis sûr que tu as très bien gardé le rang, telle la formidable professionnelle que tu es.
Elle soupire. Aussi véridiques soient les paroles de son camarade, elle ne peut s'empêcher de se sentir responsable. Finie sa pétulance à toute épreuve, elle ne lui sera d'aucun recours face à ce genre de tragédie alors à quoi bon jouer la comédie ? S’il elle avait été présente, jamais elle n’aurait laissé croupir son confrère dans cet enfer, abandonné à un sort certain. Une secousse l’agite lorsque les doigts d’Elïo lui saisissent l’épaule. Son regard échoue sur cette main réconfortante. Le bracelet calciné au poignet de son camarade ne clignote plus. Elle se détourne enfin pour examiner Jean. Les draps d‘hôpitaux le bordent jusqu’à l’abdomen, mettant en exergue les pansements de ses bras découverts, de son cou et de son nez brûlés au second degré. Sa poitrine se soulève au rythme de l'appareil d’intubation.
- Ce soir-là, si je ne t’avais pas laissé passer, Dieu seul sait ce qu’il serait advenu de Jean.
- Chasse ces idées de ton esprit.
- Et dire que j’ai hésité à te couvrir…
- Tu as pris beaucoup de risques pour moi et je t’en remercie.
La remercier ? Si elle avait été plus compétente, peut-être aurait-elle pu endiguer les flammes de son secteur et porter secours aux autres brigades ? Si elle avait eu un tant soit peu d’intuition, peut-être aurait-elle senti que son ami était en difficulté ? Peut-être aurait-elle dû accourir à ses côtés, lorsqu'Elïo a débarqué pour lui dire qu’il était en danger tandis qu’elle s'affairait à ouvrir les vannes d’une lance à eau. Son estime pour Elïo n’a d’égal que son admiration pour lui. En décidant de le laisser passer en toute discrétion, elle a, sans aucun doute possible, permis le sauvetage de Jean, tout en prenant le risque de ruiner sa carrière. Mais l’heure n’est pas aux sanctions et elle assumera plus tard son initiative. Au milieu de toutes ces machines, l’expression neutre de son coéquipier inconscient trouble toujours plus ses pensées. La frustration de sa faiblesse la ronge inlassablement.
- Comment ?
- Comment quoi ?
- Comment as-tu su qu’il avait besoin d’aide ? Et comment t’en es-tu sorti indemne hormis la combustion de tes cheveux ?
Elïo retire sa main.
- J’ai eu une intuition et … de la chance.
- Tu te fous de moi, Elïo ? s’irrite-t-elle en se retournant.
Elle lui saisit l’avant-bras. Ses doigts s’enfoncent dans son épiderme.
- Même avec un équipement incendie, les poumons de Jean ont été brûlés de l’intérieur et sa peau est en grande partie décapée ! Les mystères autour de toi te rendent terriblement séduisant, mais je ne peux pas imaginer un seul instant que tes maigres explications t’aient permis de le sauver sans aucune égratignure. Quand je pense que j’étais surprise que tu sois sorti de l'épreuve du caisson sans stigmate. Pas même les flammes de l’enfer ne pourraient entamer ton cuir si j’en crois le grain de ta peau intacte. Emma m’a partagé ses interrogations à ton sujet, et je comprends qu'elle se sente vexée de ne pas avoir plus de confiance de ta part.
- Je…
- Laisse tomber, répond-elle en le relâchant, je ne sais même pas pourquoi je m’agace. L'essentiel est que Jean soit sauf, tout du moins en partie… Et dire que Louise et lui venaient tout juste de se mettre ensemble. Elle est dévastée…
Le front bas, Elio contemple le sol plusieurs secondes. Il finit par redresser le menton, ses yeux remontent le long des draps d’hôpitaux pour atterrir sur le visage inexpressif de son meilleur ami. Il toise enfin son bracelet à la teinte cramoisie et dépourvu désormais de toute lumière oscillante.
- Je ne suis pas comme vous, Mélanie.
- Ça, j’avais remarqué !
- Aussi étrange que cela puisse paraître, il m'arrive de voir des choses, de les anticiper plus exactement.
La jeune femme pivote vers lui. Elle le dévisage, l’examine sous tous les angles. Au regard de sa discussion avec Emma, elle s'attendait à ce genre de confession, mais aujourd’hui, plantée devant son camarade confus, la réplique lui manque. Elle se retourne vers Jean, inspire profondément et s’adosse contre la chaise en méditant en silence.
- Plus rien ne m’étonne à ton sujet.
- Tu ne me prends pas pour un fou ?
- Il faut avoir la caboche bien entamée pour faire ce que tu as fait. Et encore plus pour inventer une telle histoire. Mais je préfère que tu me fournisses ce genre d'explications, certes bancales, plutôt que te voir t’emmurer dans un mutisme impénétrable. Je te pratique depuis quelques années maintenant, je sais que tu n’es ni menteur ni manipulateur. Et puis en matière de grain de folie, je n’ai pas de conseil à te donner.
Elïo échappe un sourire.
- Tu es unique, Mélanie.
- Je te retourne le compliment. Et concernant ta traversée indemne de l’incendie ?
- Là aussi, j’ai peur de manquer d'éclaircissement, qu’ils soient bancals ou tangibles. Je suis né ainsi, immunisé à la chaleur et au feu. Je l’ai appris à mes dépens.
- Rien que ça !
- Désolé… Je ne peux te fournir plus de précisions.
Mélanie opine puis se lève soudainement pour se tenir droit devant son surprenant camarade. D’un coup sec du poing, elle frappe son thorax avec retenue.
- Ne fais pas cette tête, le super héros. Tes paroles sont invraisemblables, mais je veux bien t'accorder le bénéfice du doute. Ce drame nous chamboule tous… Je t’ai bousculé parce qu’Emma s’est confiée à moi. Je crois qu’elle ne sait rien de tout ça.
- En effet.
- Pourquoi n’avoir jamais rien dévoilé ? Au moins à elle.
Elïo dresse son bras.
- Si j'étais de mauvaise foi, je dirais que le seul responsable est ce bracelet.
Tandis que le respirateur soulève à intervalle régulier la cage thoracique de Jean, le couple d’amis s’assied face à face au bord du lit. Elïo détaille ses entretiens avec les membres du CDE, l’origine de son bijou énigmatique en passant par les suspicions à son égard. Il garde sous silence ses interventions lors des extinctions solaires.
- En réalité, poursuit-il, j’ai fait le choix de taire toute cette histoire afin de préserver mes proches.
- Preux chevalier en plus, décidément, elle en a de la chance Emma. Que comptes-tu faire et pourquoi tout me révéler si tu es sur écoute ?
- Il semblerait que mon tortionnaire électronique n'ait pas résisté à la chaleur de l’incendie. Je te parie que d’ici quelques jours j’aurai la visite du CDE pour me demander des explications et pour me fournir un nouveau matériel.
- Et tu ne rebelles pas ?
- À quoi bon ? Entre les lignes de leur plaidoyer, la menace de m'emmener de force pour me faire subir des expériences ou me surveiller plus étroitement est à peine déguisée. Je préfère encore coopérer. Et puis, je me répète, mais c’est une excuse qui me permet de garder toutes ces histoires secrètes.
- Hm… Décidément, rien n’est simple avec toi.
- Merci…
- Tu n’as vraiment rien à voir avec ces catastrophes solaires ?
- Je ….
- Aller ça va, j’arrête de t’embêter. ! Tu es peut-être unique, mais tu n’es pas un extraterrestre que je sache.
Elïo reste silencieux.
- Vas-tu en parler à Emma ?
- Je ne sais pas… Un nouveau bracelet risque de rapidement me contraindre. Pour le moment, seuls Jean et toi êtes au courant de mes capacités.
- Je n’ai pas de recommandation à te donner concernant votre couple, mais si tu as l’occasion, je pense que cela serait judicieux de te livrer.
Un signal sonore interrompt tout à coup la discussion. Le brassard automatique accroché au bras de Jean se gonfle sous la pression insufflée. D’ici quelques secondes, l’écran de surveillance affichera sa tension artérielle.
- Tu sais, Elïo, lorsque Jean m’a appris que tu ne pourrais pas tenter le concours de pompier professionnel à cause de ce soi-disant bracelet, je me suis révoltée. Je suis allé voir notre lieutenant pour lui exposer mon…
- Jean m’a tenu au courant. Je te remercie de te soucier de mon cas, mais ça ne sera plus nécessaire.
- C'est à dire ?
- Après mon sauvetage, des équipes de soins se sont occupées respectivement de Jean et moi. Quand ils ont été certains que je n’avais aucune séquelle, le lieutenant Meric m’a aussitôt rejoint pour venir s'entretenir en tête-à-tête avec moi.
- Et ?
- Il m’a fait comprendre que bracelet ou non, vu ma propension à bafouer les règles, je ne deviendrai jamais pompier.
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