Chapitre 63
Janvier 2043
(Elïo - 17 ans)
La tour noire trace une ligne droite sur le damier. Le cavalier ennemi, sculpté en bois de buis, n’offre aucune résistance et sans plus de pitié, l’assaillante le condamne à une sortie définitive du champ de bataille bicolore.
- Échec, annonce Elïo d’une voix monotone.
Les bras croisés, son adversaire cogite sur sa chaise. Il se gratte l’occiput plusieurs fois, se mord les lèvres, mais il doit se rendre à l’évidence : il n’a d'autre choix que de battre en retraite. Son roi se réfugie derrière une rangée de pions clairsemée.
- Tu m’as dit que tu avais eu des nouvelles de Jean, demande le concurrent en mauvaise position en dénombrant les rares pièces encore en lice de son côté.
- Oui.
Julien se racle la gorge.
- Et… quelles sont-elles ?
- Sophie, sa mamie, m’a dit qu’il avait été transféré dans un centre de convalescence pour les patients au même profil.
- Qu’est-ce que cela signifie ?
Elïo déplace sa reine en diagonale pour menacer la dernière tour de son père.
- C’est un service pour les personnes dans le coma en somme.
- Je vois… Qu’en disent les médecins ?
- Est-ce qu’il reprendra conscience un jour ? Ils ne sont pas en mesure de se prononcer.
- Mais il a bien été désintubé, non ? Ne respire-t-il pas tout seul ?
- Ses poumons assurent de nouveau leur fonction et son cerveau montre des signes de réactivité. Malgré tout, il est probable qu’il ait subi des dommages irréversibles et qu’il ne se réveille jamais. C’est à toi de jouer.
L’esprit de Julien s’évade de la partie. D’un coup d'œil, il tente de capter le regard de son fils, sans décrocher toutefois quelque marque d’attention que ce soit. Son expression est maussade, pesante, dirigée le long d’une mire invisible vers les pièces de bois innocentes. Pourtant, ses pupilles donnent l’impression de sonder autre chose que ce vulgaire damier, comme si elles voyaient au travers, comme si elles pénétraient une nouvelle fois dans les méandres du temps. Peut-être qu’Elïo prévoit tous les coups qu’il est sur le point de réaliser, se dit Julien. Peut-être que l’origine de ses nombreuses défaites n’est pas liée à une quelconque défaillance intellectuelle de sa part. Il lui arrive en de rares occasions de remporter la partie, mais lors de ses succès fortuits, il a l’étrange sentiment d’un manque d’engagement de son fils, son style n’étant pas aussi incisif qu’à l’accoutumée. Qu’importe qu’il ait plusieurs coups d’avance ou qu’il le laisse gagner, ces considérations sont risibles comparées à la tragédie à laquelle sont confrontés les proches de son ami, Jean. Une douleur inqualifiable et même si Julien se sent bouleversé, il peut tout juste imaginer la peine des grands-parents du garçon et de celle de son propre enfant. Le pronostic vital de Jean n’est plus engagé, mais il semblerait que nul ne sache s’il reprendra conscience un jour. Sa survie miraculeuse n'a pas manqué de s’ébruiter et la presse s’est emparée avec allégresse de ce fait divers dramatique. Fort heureusement, l'intervention d‘Elïo a été passée sous silence par les autorités locales. Seul son crâne dénudé témoigne de son acte héroïque et Julien ne remerciera jamais assez le ciel de cette grâce extraordinaire. Pourtant, il n’est pas dupe. Cette deuxième prouesse bascule définitivement son petit garçon dans une dimension surnaturelle. Devrait-il être surpris ?
Julien s’attarde enfin sur le poignet de son fils. Un nouveau bracelet lui a été généreusement offert, le précédent n’ayant pas résisté aux conditions extrêmes auxquelles il a été soumis. Lorsque l’équipe technique du CDE est venue pour confirmer son dysfonctionnement, elle ne s'attendait pas à le trouver dans un tel état. La nouvelle a été relayée sans délai jusqu'au général Houper, lequel n’a pas manqué de téléphoner au père de famille après avoir été informé de l’intervention miraculeuse de son garçon lors de l’incendie. Julien ne saurait retranscrire la conversation en détail, mais la mise en garde était claire. Les mystères qui planent autour d’Elïo ne rendent service à personne et lui le premier. Si ce type d’évènement devait se reproduire, le Général ne pourrait garantir l’absence de nouvelles sanctions liberticides et notamment l'imposition d'examens contre son propre gré. Du côté des pompiers, le lieutenant Meric a été formel lui aussi, le dossier d’Elïo ne retrouvera plus jamais le bureau d’un recruteur, sa carrière de sauveteur avorte avant même d’avoir commencé.
Julien soupire, puis déplace un pion sans grande conviction.
- Échec et mat, assène Elïo en transférant sa reine de trois cases.
Peu surpris par cette issue, Julien vérifie malgré tout les dires de son opposant. Le constat est évident, sa défaite cuisante.
- Tu m’as encore battu ! Bravo !
En redressant la tête, il se heurte au visage apathique de son fils.
- Il faudrait que tu me donnes des cours !
Ses lèvres restent closes, ses traits neutres, mais ses grands yeux ronds scintillent d’une lueur circulaire.
- Mon fils ? Qu’est-ce qu’il t'arrive ?
La question est naïve, car ce n’est pas la première fois que Julien est confronté à cette situation et ce regard aussi vide que pénétrant le déstabilisera toujours. Une énième vision doit traverser l’esprit d' Elio. Cependant, son état de torpeur persiste anormalement dans le temps. Il n’a pas bougé un cil depuis de longues minutes lorsque Julien se lève et s’approche de lui.
- Eh, oh , fiston ? Tout va bien ?
Les réponses ne viennent toujours pas. La fréquence cardiaque du père s'accélère et son col roulé semble tout à coup trop serré.
- Tu m'inquiètes Elïo, si tu ne réagis pas d'ici quelques minutes, j'appelle les pompiers !
La gorge nouée, Julien hésite à tenter de réveiller son fils. Lorsqu’il ose enfin poser sa main sur son épaule, le réflexe est fulgurant : Elïo saisit les doigts audacieux à la seconde même où ils l’ont effleuré. La force engagée est démesurée, à la limite de briser les os de sons père. Son attitude corporelle à l’inverse reste totalement figée, comme s’il était possédé par une entité extérieure.
- Elïo ! Tu me fais mal ! Elïo, lâche-moi !
Des bruits de pas précipités parviennent du couloir tandis que Julien tente de se libérer.
- Qu’est-ce qu’il se passe ? s’inquiète Julie.
- C’est Elïo ! Il est en train de me broyer la main !
Julie prend un instant la mesure de la scène et n'hésite pas pour se jeter en direction de son fils. D’un geste brusque, elle fait pivoter sa chaise et s’accroupit devant lui. Le regard auquel elle est confrontée lui glace le sang. Elle agrippe malgré tout avec douceur le genou d’Elïo.
- Mon grand garçon, réveille-toi, chuchote-t-elle.
Quelques secondes sont nécessaires avant qu’Elïo reprenne ses esprits. Il cligne des yeux, relâche sa poigne et respire tout à coup rapidement. Les dernières minutes écoulées lui restent étrangères. Il secoue la tête, avise à tour de rôle ses parents d’un air apeuré. Julien, agité à ses côtés, se tient la main endolorie, la remue et souffle dessus. Des marques de brûlures sinuent sur sa peau.
- Papa…
- Comment te… sens-tu, mon fils ? articule ce dernier entre deux gémissements.
- Va passer ta main sous l’eau ! lui intime Julie.
Il s'exécute et alors que la confusion règne dans le salon, Elïo regarde autour de lui comme si les lieux lui étaient inconnus. Sans crier gare, il se lève et se précipite vers l’entrée. Derrière sa fuite fulgurante, la porte, restée ouverte, laissant le froid sibérien s’engouffrer dans la maison. Julie, interdite, est immobile.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Je n’en sais rien ! s’écrie Julien depuis la cuisine. On faisait une partie d’échecs et lorsqu’il m’a gagné, il a eu une… tu sais… et comme ça durait dans le temps, puis je me suis approché et…
- Je vois. Ne lui en veux pas.
- Bien sûr que non, mais là je vais continuer à tremper ma main sous l’eau froide quelques minutes si tu me le permets. Va lui parler, toi.
Julie prend le temps de s'habiller de la tête au pied et s'exécute. Elle trouve son fils au milieu du jardin, la nuque découverte, le dos tourné et le nez en l’air.
- Elïo, est-ce que tout va bien ?
Le ciel crépusculaire accapare l’attention de son garçon. Julie décide de s’avancer avec précaution. Ses pas crissent sur le gel de la pelouse.
Une fois postée derrière lui, elle hésite un instant avant de l’enlacer. La joue adossée contre l’omoplate de son fils, elle glisse ses mains pour les plaquer contre son thorax. Plusieurs secondes s’écoulent. Elle se rend compte qu’elle ne l’avait pas étreint depuis quelques années. De trop nombreuses années. Son garçon a bien grandi depuis. Il évolue, s’émancipe, mais au-delà de prendre son envol il se renferme, se montre plus discret sur sa vie, ses ressentis, ses interrogations. Ses dons si particuliers n’aident pas. Ils le confortent dans une bulle ésotérique où ses plus profonds secrets nécessitent d’être préservée du grand public et désormais c’est eux, ses propres parents qui sont exclus de son intimité. Son indépendance n’est pas nouvelle, elle dérive de sa maturité, mais avec regret elle n’a eu de cesse de croître et la distance aussi bien physique qu’émotionnelle s’est creusée entre le garçon et sa mère.
Dans le froid de la nuit, dans les mémoires de leur vie, le temps semble suspendu. Julie ne ressent pas les températures extrêmes. Une étrange énergie l’enveloppe. Ce n’est pas la première qu’elle partage cette tiédeur apaisante qui se diffuse telle une caresse d’été sur sa peau. Une inexplicable force réchauffait déjà son corps et son âme lorsqu’elle portait son petit. Aujourd'hui encore, cette vigueur rassérénante la déleste de toute appréhension. Elle dépose un baiser sur l’épaule de son fils.
- Dis-moi ce qui te tracasse, lui susurre-t-elle.
Son fils reste hermétique à toute conversation. Ainsi blottis, alors que la respiration ample d’Elïo cadence leur immobilité, il scrute chaque recoin de l’univers. Les yeux fermés, Julie resserre ses bras.
- Je l’entends, maman, confie soudainement Elïo.
- Qui ça ?
- Je le comprends enfin.
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