Chapitre 64

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Janvier 2043

(Elïo - 17 ans)

   La sirène d’alerte aux populations retentit depuis quelques heures déjà. D’ici peu, une extinction solaire frappera notre triste civilisation. Jusqu’à présent, les programmes de recherche et les sondes spatiales exploratrices n’ont pu faire la lumière sur le déclin de notre étoile. Qui le pourrait ? L’équation de ce mystère interstellaire est exempte de toute rationalité. Mais par je ne sais quel miracle, l’agitation de la communauté scientifique a au moins eu le mérite d’anticiper par deux fois cet évènement cosmique et cette alarme stridente se diffuse dans le monde entier pour un troisième acte. Elle est la traduction d’un funeste désastre à venir. Savent-ils seulement dans quelle mesure ?

Assis au fond de mon lit, c’est une tout autre mélodie qui irradie dans ma tête. Je le sais, je l’ai comprise, je l’ai vue. Plus intense, plus meurtrière, cette calamité solaire sera d’une autre envergure et elle s’apprête, dans une atmosphère insidieuse aux allures de calme avant la tempête, à s'abattre sur nous dans moins d’une heure. À l’instar de mes parents, chacun s’est barricadé comme il a pu dans son foyer, mais j’ai bien peur que ces maigres tentatives de confinement soient vaines cette fois-ci. Toitures et volets seront emportés, les arbres les plus anciens seront déracinés et la vie de millions de gens sera arrachée.

La voix de mes parents me parvient du couloir. Mon père ne cesse de faire les cent-pas et ma mère tente comme elle peut de le rassurer. Brusquement, la porte de ma chambre s’ouvre, la lumière plonge sur moi m’extirpant de mes obscures réflexions.

  • Tout va bien Elïo ?!
  • Oui, papa.
  • Pourquoi restes-tu dans le noir comme ça ?
  • Je médite.
  • Hmm… Tu as raison, je devrais faire pareil. Rien de tel pour calmer ses angoisses. La sirène ne te gêne pas ? Tu as bien fermé ta fenêtre ? Tu n’as pas faim ? Soif ? Tu veux aller te promener ? Qu’est-ce que je raconte ? Non, certainement pas. Tu es sûr que tout va bien ?
  • Oui, tout va bien, merci.

D’autres questions démangent ses lèvres, je le sens bien. Face à la situation, je ne peux pas lui en vouloir, agité tel qu’il est, les connexions neuronales fusent avec désordre dans son cerveau, donnant lieu à ce type d’interactions plutôt cocasses. C’est mon papa, il est tel quel, attentionné, maladroit, rapidement débordé, en dépit du bon sens, par ses angoisses et dans ce contexte je ne peux que le comprendre. Je devine aussi sa surprise de voir ma tranquillité et mon indifférence au regard de la situation.

  • Je ferme la porte ?
  • Oui, merci.

Les gonds couinent, le visage dubitatif de mon père disparaît et les ténèbres se referment sur moi. Même dans le noir le plus opaque, ma vue n’est en rien amoindrie, et aujourd’hui c’est au-delà de cette simple pénombre que mes pupilles se projettent. Je n’ai jamais été aussi clairvoyant. Quelle que soit l'issue de cette extinction solaire, que j’intervienne ou non, le Général avait raison, la vie terrestre est en sursis. Je dois faire plus qu'endiguer cette troisième catastrophe. Mes visions m’ont donné un aperçu de ce futur peu reluisant réservé à l’espèce humaine. Des images lugubres à faire frémir le plus optimiste des prophètes et j’ai bien peur qu’il y ait peu d’échappatoires.

Mon discours fataliste apparaîtrait péremptoire s’il n’était pas contrebalancé par ce chant cosmique qui n’a eu de cesse de m’envoyer des signaux depuis tant d'années. Longtemps indéchiffrable, je le comprends désormais. Il m’habite comme s’il avait toujours fait partie de moi. Son écho se propage au plus profond de mon âme, raisonnant dans la plus petite parcelle de mes gènes. Je découvre pour ainsi dire que mon existence tout entière rime avec ses origines. Aujourd’hui délesté d’un fardeau invisible, qui planait jusqu’alors telle une ombre insaisissable et oppressante au-dessus mon être, je me trouve en contrepartie face à un choix terrible. Le Père me parle. Je suis resté trop longtemps insensible à son appel, et s’il m'apporte la réponse à nombre de questions, c’est sans aucune pitié qu’il me jette dans les tréfonds d’une tragédie sans nom. La partition est sans équivoque, le dilemme cruel. Un dilemme pour le salut du monde. Je ne suis pas prêt. Ni pour l’une ni pour l’autre de ces options. Pourtant, au fond de moi, je sens que ma décision est prise.

❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂

  Calfeutrés dans leur domicile, mes parents se sont assoupis sur le canapé. Papa, à moitié couché sur les cuisses de maman, ronfle sans gêne. L’attente du châtiment divin semble les avoir vidés. Un petit somme leur fera le plus grand bien et je ne peux que m’en réjouir, cela facilitera l'opération qui m’incombe.

Sortir silencieusement par la fenêtre de ma chambre reste l’initiative la plus discrète. La maison est de plain-pied, aussi ma fuite ne nécessite pas d'acrobatie susceptible de me trahir. Dehors, la noirceur est saisissante. Il n’est que seize heures, mais la léthargie du soleil couplée à la densité des nuages agglomérés ne laissent aucune chance à la moindre lueur de caresser la surface terrestre. Les vents menacent, la cime des arbres oscille avec amplitude sous leur force grandissante. Quant aux températures glaciales, je n’ai jamais été ne serait-ce que chatouillé par la morsure du froid polaire et ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer, mais je constate que le thermomètre extérieur affiche une vingtaine de degrés dans les négatifs. L'extinction solaire est sur le point de s’abattre et si je ne veux pas qu’il y ait trop de dégâts irréversibles, je ne dois pas m’attarder devant ce sinistre ciel intimidant.

Au milieu du jardin, je reste immobile et respire profondément. La voix dans ma tête continue de me travailler, elle serait capable de me faire réviser mon jugement - elle aussi semble offusquée par la conduite de mes semblables - mais je ne reviendrai pas sur ma première décision, celle de contrecarrer cette troisième calamité.

Mon corps s’échauffe. Mes tympans bourdonnent. Je dresse les mains en l’air et je sens une énergie fantastique envahir tout mon être. Un signal sonore irritant provenant de mon bras perturbe le rituel. Le bracelet du CDE, encore et toujours. Il clignote vivement et je devine la présence d’un drone miniature de la taille d’une mouche virevoltant à mes côtés. Nul doute que ses caméras sont braquées vers moi. Houper n’avait pas menti. La voilà, Général, l’explication à vos si surprenantes ondes électromagnétiques. Votre instinct avait vu juste, vous devriez être satisfait. Je doute cependant que vous puissiez bénéficier d’images bien longtemps, votre technologie n’est pas prête pour ce que je prépare.

Mon état de plénitude incandescente grandit et l’extase qui l’accompagne me submerge. J’ai l’impression de nager dans un bain d’eau revigorante et que je pourrais m’envoler. Pourtant je sais qu’une partie de ma vitalité profonde s’apprête à se noyer dans les confins de l’univers. Le soleil est exigeant, l'offrande de mes particules indispensable pour déjouer l’extinction à venir.

Petit à petit, chacune des cellules de mon corps scintille d’une lumière éclatante. Je deviens le plus gros des vers luisants de ce fichu monde. À la différence près que la chaleur qui m’enveloppe tutoiera bientôt les étoiles les plus brûlantes du fond astral. Autour de moi, le gel fond sur un large périmètre, tout comme la pelouse sous-jacente, carbonisée sur le champ par l'atmosphère ardente. La lumière que j'émets gonfle encore et encore. Elle s’érige tel un faisceau de feu perforant les cieux et dispersant l’épaisse couverture nuageuse. Très vite, l’horizon tout entier est arraché du crépuscule, le paysage disparaît, englouti par mon rayonnement suprême. À mesure que cette énergie se diffuse, je sens mes forces me quitter. Quelques minutes s’écoulent. Mon effusion céleste décroît, la scène reprend ses couleurs avant de s’enfoncer à nouveau dans l’obscurité.

D’ici quelques heures, le monde retrouvera sa quelconque lueur comme si de rien n’était. À l’inverse, l'intégralité de mon corps est douloureuse et j’imagine le teint blafard s’affichant sur mes traits. C'est le prix à payer. Il me faudrait plusieurs jours de repos pour me requinquer, mais cette convalescence va à l’encontre de mes projets imminents. Ce que je n’avais pas prévu, c'est que mon père a été témoin d'une bonne partie de la scène. J'ai été négligeant. À ses balbutiements je me retourne.

  • E…Elïo ? répète-t-il.

Je ne suis pas certain qu’il discerne encore quoique ce soit dans cette noirceur ambiante, mais il me fusille depuis la fenêtre de ma chambre d'un regard effaré, la mâchoire décrochée. Ses yeux se secouent d’incompréhension et malheureusement aucune réponse ne viendra apaiser son désarroi. Un pincement me transperce la poitrine. Sous le poids de mes actes à venir, beaucoup de souvenirs remontent tout à coup dans mon esprit. L’initiation du potager avec grand-père, les rigolades avec papa, la douceur et le réconfort de maman, les discussions philosophiques avec Jean, les lèvres d’Emma… Toutes ces ficelles de mon histoire agissent comme une main accrochée à mon épaule. Elle me tracte dans le sens inverse de mes responsabilités futures, m’incite à ne pas m’échapper, mais je ne peux pas rester et si je n’ai jamais voulu que le bien de mes proches, il me faudra dénouer toutes ces coutures sentimentales au risque de ne pas avoir la force d’assumer mes paroles.

Aussi, je deviendrais bientôt la cible publique numéro un. Le CDE doit déjà être en train de planifier sa prochaine visite que je devine des plus amicales et si je veux épargner un tant soit peu mes parents je dois disparaître. Je m’élance donc à l'opposé de mon père de cœur, en direction du portail. D’un bond assuré, je le survole avec aisance et continue ma cavale dans la rue sans me retourner, jamais. Mes jambes ne doivent pas s'arrêter, je dois mettre le plus de distance entre nous. Le doute, l'hésitation me sont interdits, car je sais qu’une infime fêlure supplémentaire ferait chavirer ma retraite alors j'accélère encore et encore. Un théâtre de confusion règne pourtant au cœur de mon âme. Le petit garçon que j’étais remonte une nouvelle fois à la surface. Il me demande pourquoi je fuis mes responsabilités. Je ne fuis pas mon grand. Non. Je sais qu’un lourd devoir m’attend. Je dois réfléchir, méditer sur la meilleure option et je ne veux pas, je ne peux pas imposer plus de souffrance à mes proches. Je ne tergiverse pas davantage, condamne la clef de mon passé et disparais dans le brouillard de l’obscurité.

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