Chapitre 65
Janvier 2043
(Elïo - 17ans)
- Bonjour, Emma. Ne reste pas dans le froid, entre.
La jeune femme opine. Elle pénètre dans le domicile en silence. Sa démarche est lente, son regard bas. Elle s'immobilise dans le vestibule quand Julie referme derrière elle.
- Je vais te débarrasser de ton manteau.
- Mer…merci.
- Tu peux t’avancer dans le séjour si tu le souhaites.
- D’accord, merci.
Chaque pas lui semble plus lourd que le précédent. En débouchant sur la pièce à vivre, elle évalue chaque recoin de l’espace, comme si c’était la première fois qu’elle le découvrait. Cette cuisine ouverte, ce comptoir et ses chaises hautes, ce salon avec ses fauteuils, ses peintures ainsi que ce tourne-disque, Emma les connaît bien. Elle s’attarde sur les vinyles accrochés au mur tandis que la majorité de la collection est rangée dans le meuble sous-jacent. À plusieurs reprises, elle a eu l'occasion de partager le son crépitant délivré par l'appareil vintage, celui d'anciens artistes du début du vingt et unième siècle et même parfois du précédent. Son évaluation de la pièce se poursuit, elle pivote sur elle-même comme sur un manège, ses yeux se posent ici et là avec aléa. Elle a toujours trouvé la décoration charmante et chaleureuse. Le bois est mis à l’honneur parmi tout le mobilier dont la finition industrielle réhausse le style. Pourtant aujourd’hui tout lui semble fade et sans couleur.
- Qu’est-ce que tu souhaites boire ? lui demande Julie par-dessus son épaule.
- De l’eau gazeuse, merci.
- Bonjour, Emma.
Elle tressaille et se retourne pour se retrouver face à Julien. Ses traits sont tirés, ses cernes parlants.
- Bonjour.
- Viens, Emma, installons-nous dans le salon.
Ils s’assoient autour de la table basse. Julie les rejoint sans tarder en servant les boissons à chacun. Emma attrape son verre des deux mains. Le liquide pétillant accapare son attention. Elle a organisé cette entrevue, pourtant les premiers mots ne lui viennent pas. Par où commencer ? Elle relève les yeux et tombe sur le pansement de Julien.
- Vous vous êtes fait mal à la main ?
Le couple se dévisage.
- Pour tout te dire, c’est Elïo qui m’a blessé sans faire exprès.
- Oh non…
- Rien de grave, ne t’en fais pas.
Emma se pince les lèvres puis se replonge dans sa boisson. C’est la seconde fois qu'elle est la témoin d’une blessure infligée par Elïo. Le premier épisode date de plusieurs mois déjà. Elle s’était promis de supprimer de sa mémoire le souvenir de leur agression, mais ce bandage le lui rappelle inexorablement. Que se serait-il passé si Elïo n’avait pas été là ? Et que s’est-il réellement passé ?
- Emma…
- Oui ?
- La fugue d’Elïo nous affecte beaucoup son papa et moi, mais on imagine que ce doit être difficile pour toi aussi. Ça fait déjà une semaine…
Julien, hoche la tête longuement, l’expression vide de toute humeur.
- Oui… Je… Je ne m’y attendais pas. Enfin je ne sais pas. Je ne sais plus…
- Nous sommes tout aussi perdus.
- Je suis désolé… Je vous dérange alors que vous devez être mort d’inquiétude. Je n’aurais pas dû venir.
- Détrompe-toi, réplique Julien, redevenu vigilant. Il est toujours bon d’exprimer ses sentiments.
La jeune femme croise son regard accablé puis contemple à nouveau le roulement des bulles dans son verre. La bienveillance de la famille Sol n’a pas de limite, mais pour une fois leur gentillesse la met mal à l'aise. Pourquoi s’est-elle permis de venir les importuner ?
- Tu n’aurais pas une idée d’où il pourrait se trouver ?
- Aucune, je suis désolé… Il ne répond plus à aucun de mes messages. Mais je suis sûr que c’est encore une histoire de ce fichu bracelet.
Julien mâchonne dans le vide, les poings serrés l’un sur l’autre. Sa crispation ne passe pas inaperçue.
- Que sais-tu au sujet de son bracelet ? demande-t-elle.
- Pas grand chose. Il ne voulait pas trop en parler. Au départ, il m’a juste spécifié qu’il faisait partie d’un programme de recherche en lien avec le soleil. Je n’ai pas bien compris de quoi il s’agissait sur le moment et comme il est captivé par l’astronomie je n’ai pas trop creusé, mais lorsque j’ai essayé par la suite d’en savoir plus, il est resté très fermé alors je n’ai pas insisté davantage. Mais moi je voyais bien que la présence de ce maudit bijou le minait. D’abord le rugby, puis les sapeurs-pompiers…
La mère de famille se racle la gorge.
- C’est à peu de chose près ça, je vais te donner quelques précisions pour que tu en sois au même stade que nous.
Après une profonde inspiration, Julie retrace les échanges secrets avec le CDE ainsi que leurs soupçons à l’égard de leur fils.
- Mais… comment ?
Les parents s’interrogent du regard avant de se reporter vers Emma.
- C’est vrai que lors de notre agression, j’ai eu une drôle d’impression mais … tout de même, cette histoire entre Elïo et le soleil…
- Aussi extraordinaire que cela puisse paraître…
Julien s’interrompt. Julie vient de lui agripper le poignet. Inutile de perturber davantage Emma. Elle semble ne pas avoir été dans la confidence de quoi que ce soit. Comme convenu, ils garderont pour eux le spectacle dont il a été précédemment témoin lors des prémices de la troisième extinction solaire.
- Je voulais dire que c’est une histoire abracadabrantesque bien sûr.
Emma fond soudain en larmes. Julie pose une main sur son genou, mais les sanglots de la jeune femme s’intensifient.
- Emma…
- J’ai peur.
- C’est normal d’être inquiète, ma belle, tu sais.
- J’ai peur qu’il fasse une bêtise
- Que veux-tu dire ?
- J’ai peur que quelque chose de grave lui soit arrivé.
- Pourquoi penses-tu ça !? sursaute Julien.
- Les derniers échanges que nous avons eus… étaient par écrit, hoquète-t-elle. Et dans son dernier message, il me demandait d’être forte. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer le pire…
Ses dernières paroles résonnent dans la pièce. Julien s’effondre sur lui-même, ses bras pendent sans tonus entre ses jambes et sa tête est prise de secousse de déni.
- Elïo ne fera jamais un tel geste contre lui-même. Il t’aime trop pour cela, Emma. Toi aussi, Julien, rassure-toi. Tu connais notre fils aussi bien que moi. C’est notre petit garçon pétillant, notre rayon de soleil ! Sa fugue, je… je ne la saisis pas plus que vous. Peut-être a-t-il besoin de prendre du recul sur toute cette histoire, mais il ne passera à l’acte pour rien au monde. Je le sais.
Emma examine Julie sous tous les angles. Derrière l’apparence sévère de ses prunelles noires se cachent une chaleur et une force éblouissante. La lumière de cette femme est réconfortante. Elle l’impressionne.
Quelques paroles supplémentaires finissent de rassurer, puis le trio se promet de se tenir au courant au moindre signe de vie d’Elïo. La jeune femme est raccompagnée et des accolades affectueuses sont échangées pour son départ.
- Je vais me reposer, prévient Julien, une fois la porte d’entrée close.
Sa compagne suit des yeux sa fuite vers la chambre. Lorsqu’elle est certaine qu’il n’est plus dans son champ de vision, sa carapace s'effrite. Elle reste figée au milieu du salon, les bras désarticulés. Une première larme roule le long de sa joue, puis une seconde, une troisième et très vite l’émotion se transforme en une cascade ininterrompue. Le ruissellement est symétrique, il épouse son visage, conflue jusqu’à son menton pour finir sa course en goutte à goutte sur le carrelage.
- J’ai toujours eu l’impression qu’un tel dénouement arriverait, susurre-t-elle. Alors pourquoi suis-je autant surprise ?
Elle s’attrape le coude d’une main et d’un geste lent, se frotte le bras comme pour se réchauffer. Mais rien n’y fait, son corps est pris de tremblement, elle frissonne à chaque pensée qui la traverse. Son regard s’élève vers le plafond opaque.
- Ça y est ? C’est donc maintenant ?
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