Chapitre 67

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Février 2043

(Elïo - 18ans)

  Il se tient là, sous mes yeux, impassible et immobile devant son potager, à l’autre bout du jardin. Après plusieurs jours de disparition, sa première intention est de se soucier de ses petits protégés. Je ne sais si ce retour discret est prémédité ou si le courage lui manque pour venir nous parler, à nous ses parents. Nous qui sommes déchirés par sa fugue prolongée. Nous qui l'avons élevé du mieux possible et qui avons eu du mal à le concevoir. Nous qui avons toujours voulu le préserver, le voir grandir et s’épanouir. Voilà qu’il a grandi, trop vite, qu’il a trouvé sa voie, trop loin, et très divergente de notre futur chemin - je le découvrirai d’ici peu -

Par delà la baie vitrée, sous mes pauvres yeux hagards donc, il se tient droit, le dos tourné à la maison. Que puis-je faire d’autre que l’imiter ? Telle une statue de porcelaine incapable de tout mouvement, prête à se briser au moindre vacillement, à la moindre contrariété, je le fixe. Julie me trouve ainsi, figé dans le salon. À ses interrogations, je tends l’index. Elle ne manque pas elle aussi de reproduire mon hébétement après un soubresaut et comme deux lapins obnubilés par des phares de voitures, nous restons perplexes à contempler notre fils comme le messie.

C’est alors qu’il se tourne vers nous. Longuement il nous scrute comme s’il avait su depuis le début que nous nous trouvions là à le regarder. Au-dehors, quelques flocons de neige s'invitent à cette étrange scène suspendue, presque surréaliste. Un simple vitrage nous sépare de notre fils et pourtant, j’ai la désagréable sensation qu’il se trouve totalement hors de portée. Son expression désolée, pourrait me rassurer, mais au contraire j’y décèle quelque chose qui m’effraie.

  • Allons le voir, me suggère Julie d’une voix calme.

Nous ne prenons pas le temps de nous couvrir et à mesure que nous progressons dans le jardin, à mesure que nous nous approchons d’Elïo, la boule dans mon estomac grandit. D’un visage terne, il nous a suivi du regard et aussi mystérieux que cela puisse paraître, nous restons à quelques pas en retrait de sa position. Nous ne l’enlaçons pas, comme mon cœur ne cesse de le hurler, non. Quelque chose nous en empêche, une barrière physique, une pression invisible nous repousse.

  • Comment vas-tu , Elïo ? demande sa mère.

Sa voix, d'une douceur infinie, m’interpelle. Des larmes gonflent sous ses yeux.

  • Tout va bien, maman.
  • Est-ce que tu as faim ? Est-ce que tu veux que je te prépare quelque chose ?
  • Non merci, maman. Je n’ai pas faim.

Elle acquiesce en silence en essuyant ses joues.

  • Est- ce que tu souhaites te reposer ?

Elïo secoue la tête. Alors qu’une brise fraîche nous enveloppe faisant tournoyer flocons et feuilles mortes, je me sens spectateur de nos retrouvailles. Aucun mot ne trouve le courage de franchir mes lèvres pétrifiées.

  • Papa, Maman ?
  • Oui, mon chéri ?

Il ne cesse de nous examiner. La teinte ambrée de ses yeux flamboie comme jamais. Nous les côtoyons depuis dix-huit ans aujourd’hui, jour pour jour. Je me souviens de ce moment-là, à la maternité, le quatre février 2025, où pour la première fois ils se sont posés sur moi. C’était le plus beau jour de ma vie et à peine sorti du ventre de sa mère, ses iris aux caractéristiques étonnantes me dévisageaient de toute leur ampleur. Je ne crois pas avoir déjà vu ou entendu parlé d’un nouveau-né capable d’être aussi éveillé, mais toujours est-il qu’il me fixait de ses grands yeux ronds scintillants. Fatigué et envoûté, je plongeais avec amour dans le fond de ses prunelles sans plus de questionnement. Elles me sondaient déjà, d’une intensité jamais égalée et d’une clairvoyance innée. Elles réitèrent aujourd'hui le même schéma, neutre, appréciateur et circonspect. Mais cette fois-ci ces mêmes prunelles me déstabilisent, me désarçonnent et me désarment de toute répartie.

  • Je dois vous quitter.

Une bourrasque nous traverse, ma chemise s’agite, les cheveux de Julie virevoltent. Je sens que je pourrai me laisser emporter, loin, très loin, quelque part où ni le chaud ni le froid ne pourrait m’extirper la moindre grimace, quelque part où sécheresse et stérilité seraient le commun d’une vie insipide. Le vent s’est intensifié. Il souffle sur les braises de mes peurs et de mon désarroi.

  • Que veux-tu dire ? demande Julie.
  • Je dois partir pour un pays lointain. Je n’en reviendrai pas.
  • De…de quel pays parles-tu ?
  • Oui… que veux-tu dire, mon fils ? osé-je dire.

Droit dans les yeux, Elïo nous assène la pire des réponses.

  • Je ne suis pas votre fils.

Comme s’il ne nous avait pas déjà assez enterrés, il martèle notre peine, nous enfonçant à chacune de ses répliques un peu plus profondément.

  • Je viens des confins. De là où il n’y a rien. C’est comme ça que j’ai vu le jour. Le ciel est mon berceau, les étoiles sont mes sœurs et le cosmos ma patrie.

L’oxygène me manque. Des sifflements me percent les tympans, je n’entends plus rien, ne veux plus rien entendre. Ce désordre auditif s'accompagne de vertiges déformant la scène tout entière. Mes forces m’abandonnent, je me sens instable, prêt à chuter alors qu’Elïo nous offre la plus impassible des expressions. Je me tourne vers Julie à la recherche d’une alliée. Des sanglots ponctuent sa respiration saccadée.

  • Ce monde n’est pas le mien.
  • Pourquoi ? Pourquoi dis-tu tout cela ? arrive-t-elle à demander.
  • Je suis le fils du Soleil.

Une nouvelle rafale nous giffle. Des secousses retournent mon cœur, à l'image de mon corps ébranlé d’incompréhension.

  • Je dois le rejoindre. Je fais partie de lui et une partie de lui est enfermée en moi.

Le séisme sous nos pieds grimpe tous les barreaux de l’échelle, emportant nos vestiges d’espoir dans la plus profonde des fractures. Julie fixe Elïo d’un amour meurtri tandis que ses larmes s'intensifient. Elles inondent son visage résigné comme si elle avait déjà perdu le combat avant même qu’il n'ait débuté. Et moi, dans tout ça, devant mon fils indifférent, je ne saisis rien, rien d’autre que l’infini déchirement de mon âme. Les mots n’ont plus aucune signification, ils sont devenus un amalgame inintelligible de son et d’intonation.

  • Le Soleil est mon père, il est notre père à tous. Mais au-delà de son involution délibérée, c’est pour juger les hommes qu’il m’a envoyé sur Terre. Je suis son émissaire. Un choix m’était offert et ma décision est prise, je dois vous abandonner, retourner à ses côtés si je veux sauver votre monde. Si je veux vous sauver.

Nous buvons les paroles d’Elïo dans la sidération la plus totale.

  • Cette société est pourtant un enfer. Je l’ai compris année après année. Les inégalités, les disparités, la xénophobie, la discrimination, la violence, les homicides les féminicides, les infanticides, la destruction de l’autre, de son voisin, la guerre, l’irrespect de soi, de son voisin, de l’humain, l'irrespect du vivant, du végétal, de l’animal, l’égocentrisme, la corruption, les vénalités, trop de vices dans ce bas monde souillent la plus belle des planètes de notre système astrale. Elle meurt à petit feu sous les exactions de votre monde. Ce monde mérite-t-il un avenir ? Est-il seulement réel ? Où n’est-il pas qu’une illusion d’une civilisation essoufflée, dépravée, suçant jusqu’à l’os la plus petite des ressources pour son seul dessein en dépit de son propre futur ? Je sais que vous partagez mon point de vue et malgré toutes ces tares que j’énonce, je décide de retrouver mon créateur, de lui rendre cette énergie stellaire enfouie en moi pour raviver sa vigueur et par la même occasion d’accorder une seconde chance à l’humanité.

Nous restons mutiques face aux paroles de notre fils. Dans ses orbites scintillantes, la lumière n'a cessé de grandir depuis le début de notre échange au point désormais de ne plus distinguer ses iris. Lentement, il décide de nous tourner le dos. J'observe sa silhouette, cette silhouette si singulière dont je n’ose m’approcher et qui semble nous renier. Aujourd’hui sa singularité hors pair nous frappe une fois de plus. Elle nous offre le pire des scénarios et alors que mes yeux sont brûlés par la torture de voir mon enfant sur le point de m’échapper, mes larmes ne viennent toujours pas.

Ainsi prostrés, alors que nous ne percevons plus son visage, notre fils tout entier transparaît soudain d'une clarté ocre. L’intensité lumineuse monte petit à petit au point que chaque parcelle de son corps se transforme en particules dorées comme un essaim de lucioles prêtes à se disperser. Notre garçon se disloque sous nos yeux sidérés et de son enveloppe, il ne reste plus qu’un million d'atomes luminescents se déstructurant pour venir nous draper et danser tout autour de nous. Une chaleur enivrante s’échappe du nuage pailleté ainsi formé, pourtant je m’effondre sur place, sur moi-même. Je ne sais pas lequel de nous deux se démantèle le plus tant l'affliction me paralyse. Genoux à terre, j’essaie d'étreindre les corpuscules brillants. Je les traverse, m’agite, multiple les tentatives désordonnées, mais ils m'échappent et continuent de tournoyer, de me narguer alors que je m’efforce d’emporter un quelconque résidu de cette essence insaisissable.

L’évidence me frappe de sa cruelle réalité. Mes forces et ma volonté me quittent. Je cesse tout mouvement, fléchit la nuque et suit du regard le tourbillon de lumière qui s’élève progressivement hors de notre portée pour rester à une hauteur stationnaire au-dessus de nos têtes. Une nouvelle chorégraphie l’anime. Est-ce un signe ? Un merci ? Un au revoir ? Comment pourrais-je le déchiffrer alors que dans ma poitrine mon cœur s’essouffle et que ma vue se trouble.

Les particules se remettent en action. Elles se dirigent lentement vers le ciel. Je tends les bras une dernière fois telle une supplique pour les convaincre de faire demi-tour, mais elles m’ignorent. Elles s’éloignent, deviennent un amas de points lointains. Puis, leur accélération est soudaine, extrême au point qu’elles se transforment en filaments dorés fugaces fuyant notre Terre et disparaissant de notre champ de vision.

Les secondes s’égrènent. Je reste à genoux à miroiter le ciel, la gorge sèche et le corps chevrotant. Julie se poste devant moi. J’ai le besoin irrépressible de rechercher un point d'accroche, alors je me jette sur elle et enlace sa taille. Je pleure, ça y est. Je me déverse tandis que ma tendre referme ses bras sur moi. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi. Le temps n’est désormais qu’une dimension abstraite et sans intérêt.

Lorsqu’enfin je trouve la force de lever la tête, je tombe sur son doux visage. Ses yeux en demi-lune sont rieurs, mais tout bienveillant qu’ils soient, des perles les submergent. Ces larmes, je les connais. Ce sont les mêmes que les miennes, des larmes d’un abattement profond capables de transpercer l'âme pour y tatouer une marque indélébile. Et malgré cet afflux de douleur, ma bien-aimée me laisse un tendre sourire. Elle rayonne. Ses lèvres tremblotantes s’animent.

  • Tu es dévasté, Julien. C'est légitime, je le suis aussi. Mais nous pouvons nous réjouir. Nous avons mis au monde et éduqué le fils du soleil. Qui d'autre peut s'en vanter ? Alors oui, pleure, pleurons, hurlons, maudissons le sort, maudissons le monde, maudissons-nous. Nous perdons notre chair, nous perdons notre sang, mais rappelle-toi une chose : envers notre incompatibilité, nous avons été choisis, nous avons eu cette chance unique d'avoir ce fils par substitution et nous lui avons donné tout l'amour qu’il est possible d’offrir. Il part fort et riche de celui-ci. Il part heureux.
  • Co…comment peux-tu être ravie ?
  • Je ne suis pas ravie, je suis comblée. Comblée par la reconnaissance et le chagrin. Elïo était bel et bien différent. Nous avons partagé quelques mois un seul et unique corps tous lesdeux et sans pouvoir te l'expliquer, j’ai toujours eu le sentiment qu’il n’était pas fait des mêmes gènes que nous et qu’un jour nous le découvririons de manière inattendue. J’étais loin d’imaginer tout ça, mais qu’importe mon amour. Vivons notre peine, faisons notre deuil, mais n’oublions jamais cette chance que nous a donnée le ciel, tout éphémère qu’elle fut. Notre fils est beau, notre fils est grand, il est désormais éternel et scintillant.

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