Chapitre 1 : Une lueur dans le ruisseau
L’eau du lavoir était froide ce matin-là, mais le soleil, haut dans le ciel, promettait déjà de la réchauffer.
Ses mains raidies par le frottement des tissus et les lessives répétées faisaient clapoter le ruisseau dans le doux murmure des premières heures de l’aube.
Rachel frottait, savonnait contre la pierre usée, formant des cercles sur la surface claire de l’eau. Des gouttelettes projetées sur son visage collaient à son front, plissé par l’effort, quelques mèches cuivrées.
À cette heure-ci l’endroit était encore calme, les femmes et filles du village ne viendraient pas avant une bonne heure. Mais Rachel, elle, n’avait pas le temps d’attendre. L’épicerie devait être ouverte, prête, pour les premiers clients du matin. Ses yeux noisette balayèrent rapidement l’horizon. Le ruisseau serpentait paresseusement entre deux bandes d’herbes sèches. On voyait encore dans la boue, des piquets où pendaient de vieux sceaux de fer. Une poussière chaude arrivait d’un chemin tout proche faisant bruisser le feuillage des saules échevelés qui projetaient leurs grandes ombres tordues sur les lessiveuses, tels de grands bras maigres posant leurs griffes sur les bras nus des jeunes femmes.
Rachel, absorbée par sa besogne, n’entendit pas approcher la jument à quelques pas derrière elle. Mais au cliquetis des éperons, elle tourna vivement la tête. Elle vit d’abord le poitrail brun -chocolat d’un grand mustang à la crinière épaisse et noire. Elle se redressa prestement, époussetant sa longue jupe de gros lin bleu délavé, le regard fixe et dur sur la personne à cheval.
C’était un homme d’une petite quarantaine d’années. Grand et droit, un fusil à portée de main. Un chapeau noir aux larges bords droits couvrait des tempes légèrement grisonnantes et ombrageait un visage aux traits secs, coupés nets comme par un rasoir. On décelait un regard perçant, de petits yeux bruns en amande surmontant un nez fin, rappelant le bec d’un rapace. Sa moustache entretenue et sa barbe rasée de près informèrent Rachel sur le fait qu’il ne s’agissait pas là d’un vagabond. De plus, sa tenue était impeccable, tout comme son maintien. Il portait un long manteau noir qui laissait entrevoir une chemise immaculée et un gilet de soie mordoré, mais qui cachait à peine une ceinture de cuir marron où s’alignaient des cartouches pour un colt qui semblait être fait sur mesure tant il allait avec le reste de la mise. L’homme était d’une élégance presque déplacée pour un Ouest poussiéreux.
Rachel ne se laissa pas décontenancer pour autant, pas même par le regard fin de l’inconnu. La dureté des yeux noisette posés sur lui, lui tira un sourire ironique qui fit saillir les os de ses pommettes.
- Belle journée pour se salir les mains ! dit-il d’une voix grave et râpeuse.
Rachel ne répondit pas tout de suite. Sans détourner le regard, elle serra le linge mouillé entre ses petits doigts blancs.
- Belle journée pour soulever la poussière, répondit-elle avec l’accent de la mauvaise humeur.
Un coin de la bouche de l’étranger se releva un peu plus. Un silence passa, chargé d’un goût de défi, de curiosité, et d’un quelque chose... que ni l’un ni l’autre ne pouvait nommer encore.
Il reprit :
- Vous n’avez pas peur ici toute seule ?
- Les étrangers ? On ne les craint pas ici.
- Quelle petite bouche insolente. railla-t-il.
Il abaissa légèrement son chapeau, Rachel sentit son regard baisser sur elle comme un frisson. Les étriers grincèrent lorsqu’il fit pivoter sa monture en direction du village. Une odeur musquée de pin, de cuir et de tabac resta suspendue dans l’air, avec la certitude qu’il n’avait pas vraiment tourné le dos.
Elle le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les saules. Son cœur battait un peu trop vite pour qu’elle accuse l’eau glacée du lavoir.
La promesse d’une rencontre pas tout à fait terminée flottait dans l’air du matin.
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