Silas
Les jours s’étaient empilés les uns sur les autres, comme les sacs de farine derrière le comptoir.
La routine avait repris sa place : peser le sucre, couper le lard, prendre les commandes… Rien de bien extraordinaire. Mais Rachel se sentait reconnaissante de faire désormais partie du train-train calme de ce petit village.
Quand le vieux Freddy Carver – son père - lui avait ordonné, sans sommation, de partir pour Silver Spur chez un obscur oncle qu’elle n’avait rencontré que quelques fois pour la Noël, il lui avait semblé que son monde venait de s’écrouler. Certes, le ranch familial lui manquai, mais très vite elle avait eu l’impression de renaître.
Son oncle, même s’il connaissait les circonstances qui avaient poussé sa nièce à vivre auprès de lui, l’avait accueilli avec chaleur. Obadiah, veuf depuis quelques années, avait ressenti le besoin d’une présence féminine chez lui. Il reconnaissait en cette belle jeune femme des qualités de travailleuse. Bien qu’elle n’ait pas toujours bon caractère, tout comme les hommes de la famille, il se retrouvait en elle : dure à la tâche, droite dans ses bottes et honnête. Voilà ce qu’il aimait chez elle.
La première marche de l’estrade craqua. Rachel avait cessé depuis un certain temps de surveiller compulsivement la porte, de sorte que, lorsque notre mystérieux homme entra, elle salua d’un ton machinal :
- Bienvenu, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? le nez dans ses sacs de grains.
La voix râpeuse répondit doucereusement, presque mielleuse :
- Oh je ne sais pas… Que me propose l’épicière ?
Un courant électrique parcourut l’échine de Rachel. Elle se redressa vivement.
- Vous ?! âcha-t-elle, incapable de cacher sa surprise.
- Moi, répondit-il simplement, comme si la chose allait de soi.
L’homme entra complètement. Ses yeux, encore éblouis par l’ardent soleil, cherchaient à s’adapter à la douce pénombre de la boutique. Il embrassa la pièce du regard avant de le reposer sur la jeune fille.
Rachel, pour se donner une contenance, s’acharnait à replacer des bocaux de bonbons qui n’avaient nul besoin d’être déplacés, malmenés soudain par de petites mains anxieuses.
- Vous n’êtes pas censés être à des lieues d’ici ? Lança-t-elle
Il s’approcha, s’accouda sur la banque et tira de son veston une pipe en ivoire aux reflets chauds, légèrement crémeux. La tige courbée en ébène, était cerclée d’une bague d’argent frappée d’un signe, indistinct de là où se tenait Rachel. Des pipes comme celle-ci, on en voyait jamais par ici. Elle surpassait de loin les grossières pipes, taillées à la va-vite dans un morceau de bois, que fumaient les hommes du pays. Le cavalier la cala dans le coin de sa bouche et entreprit de la bourrer méthodiquement avec du tabac tiré d’un petit pochon en toile.
Sans même regarder son interlocutrice il sourit avec une ironie tranquille :
-J’ignorais que vous teniez un registre de mes déplacements.
- Disons que j’aime savoir quand les… étrangers quittent la ville, répondit Rachel en croisant les bras sur sa poitrine.
Ses yeux brillèrent, amusés
- Étrangers… ou intrus ?
-Ça dépend. Vous êtes venus acheter ou juste troubler la tranquillité des honnêtes gens ?
Il fit mine de réfléchir, tapotant le bois du bout des doigts.
- Peut-être un peu des deux. Quant à savoir qui est réellement troublé… C’est une autre question.
Le rouge monta aux joues de Rachel. , Mâchoire crispée, le regard noir, elle s’apprêtait à assener une réponse cinglante, quand son oncle fit irruption depuis l’arrière-boutique. Il les regarda tour à tour, puis jeta un coup d’œil interrogateur à sa nièce. Cette dernière était figée et pour la première fois, il la voyait décontenancée. Son regard, allait et venait entre les deux personnages, de plus en plus intrigué.
Notre mystérieux homme se redressa et d’une voix sûre et impérieuse :
-Donc, nous disions : du tabac et du café. Et du vrai !
Il posa un petit tas de pièces sur le comptoir.
- Hé bien Rachel ? Qu’attends-tu pour servir Monsieur ? ordonna Obadiah en ramassant l’argent. Monsieur serait peut-être intéressé par nos munitions ? Pour armes de toutes sortes ? Monsieur… ? Monsieur ?
- McGraw, Silas McGraw. Non, merci. Répondit-il tranquillement tout en fixant Rachel occupée de le servir. De ce côté-là, j’ai tout ce qu’il me faut.
Rachel, la mine sèche lui tendit ses achats. Mais avant qu’il ne quitte l’épicerie, elle leva les yeux sur lui. Comme s’il avait senti ce regard, plus doux que les précédents, il avait tourné la tête dans sa direction. Le regard perçant. Par-dessus son épaule. Toujours celui du faucon.
Silas...
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