Chapitre 2

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Je me réveille en sursaut, la sueur perlant de mon front.

Ma respiration est sifflante et mon souffle irrégulier. J’inspire profondément et expire. Plusieurs fois. Pendant un long moment, je n’entends que les battements désordonnés de mon cœur. Je cligne des yeux, les laissant s’adapter à l’obscurité qui m’entoure et pose ma tête sur mes genoux repliés. Je passe la main sur mon visage, chassant de ce fait les dernières bribes de mon sommeil agité. Elle revient moite et j’observe sans grand étonnement mes doigts légèrement tremblants en repensant à la première fois où ceci m’est arrivé. Elles sont loins, les nuits où je me réveille le visage baigné de larmes, l’esprit complètement déboussolé, hurlant des paroles incompréhensibles et où il me fallait plusieurs heures pour me calmer et reprendre mes esprits. Il m’a alors fallu plusieurs jours pour comprendre le jeu pervers auquel se livre ma mémoire et auquel il se livre toujours. Maintenant, ces frayeurs ne se matérialisent que par des soubresauts dans ma main et qui disparaissent facilement au bout de quelques minutes. Ce schéma, il se répète en dépit des mes nombreuses tentatives pour l’éviter, à la même période, chaque année depuis exactement six ans.

Je tends la main vers l’interrupteur juste au-dessus de ma tête et la lumière qui inonde la pièce me fait légèrement ciller. Un coup d'œil au réveil sur ma droite m’indique qu’il est trop tôt, beaucoup trop tôt mais je ne compte plus me rendormir, pas quand je sais ce qui m’attend quand je ferme les yeux.

Je parcours rapidement ma chambre du regard. Mes vêtements de la veille gisent toujours sur le dos de la chaise à proximité de la table en bois faisant office de bureau. Ce sont les seuls mobiliers présents dans ma chambre, en dehors du lit qui occupe la moitié de l’espace. Mes yeux se posent sur la femme sans visage au fond de la pièce, qui, il fut un temps, je trouvais absolument magnifique. Ces derniers mois, j’ai l’impression et ce malgré son absence de regard, qu’elle m’observe les yeux remplis de jugements. Je ne sais pas pourquoi je garde encore ce tableau. J’aurai dû m'en débarrasser depuis longtemps, dès les premiers instants de ma rupture avec celui qui me l’a offert, d’autant plus qu’elle s'est si mal terminée.

Je pose un pied en dehors du lit et descends les trois marches qui mènent à ce dernier quand je glisse sur quelque chose de mou. Je baisse la tête et mon regard tombe sur le carton de pizza à peine entamé de la veille. Je ne peux empêcher le dégoût dans mon esprit de prendre forme sur mon visage à la vue de la sauce rouge collée sous la plante de mon pied. Je lève la tête à la recherche de quelque chose pour me nettoyer mais les seuls éléments aux alentours sont mes vêtements gisant eux aussi par ci et là sur le sol. Hier, je suis rentrée complètement épuisée à demi consciente de mes propres mouvements.

J’arrive au bout du couloir reliant la chambre à toutes les autres parties de l’appartement quand je reviens sur mes pas et m'arrête devant le vaste miroir sur ma droite. Il s’étend sur toute la longueur du mur et sur une largeur de presque deux mètres. Malgré l’espace considérable qu’il occupe sur ce mur, je le remarquais à peine. En cette début de matinée, je regrette ma décision d’avoir maintenu l’aménagement du précédent locataire au vu du reflet pas très flatteur qu’il me renvoie.

J’ai maigri, constaté-je en posant les restes de pizza au sol. Le creux naturel de mes pommettes est beaucoup trop accentué. Mes cernes sont profondes, mais rien que le maquillage ne peut cacher. Je me tourne de profil et mes lèvres se tordent en un rictus. Le galbe parfait de mes fesses est presque inexistant. Je passe les mains dans mes cheveux et ce qui finit de m’achever, c’est leur couleur terne, dénuée de tout éclat. Mes cheveux d’un noir corbeau, pareils à ceux de ma mère tendent maintenant vers le grisâtre. Ces constats, quoique désagréables, ne sont en rien surprenants. Mon appétit a disparu et depuis que je n’ai plus à me rendre attrayante pour qui que ce soit, mon intérêt pour la chose s’est évanouie.

Je détourne le regard et me dirige vers la salle de bain à l’angle du couloir sur ma gauche. Je me débarrasse de mes vêtements et entre dans la douche italienne assez grande pour accueillir quatre personnes. J’actionne le jet d’eau et savoure l’eau chaude détendre mes muscles endoloris. Je l'observe ruisseler sur mon corps et disparaître sous mes pieds. La salle de bain est la pièce qui a fini de me convaincre de prendre cet appartement. La décoratrice a fait un travail formidable en alliant la simplicité des couleurs à la sophistication des matériaux. La pièce est toute en longueur et faite en béton blanc épuré. Les portes de la douche italienne sont en verre et leurs bordures en métal d’un noir mat contrastent avec la blancheur de la salle. Le pommeau ainsi que les portants et le robinet du lavabo sont en métal d’un or sombre et lumineux. Je suis fière d’avoir fait une bonne affaire et chasse au fond de moi le sentiment de dégoût que je sens poindre aux souvenirs de ce que j’ai dû concéder afin d'avoir un endroit rien qu’à moi. Je ne m’attarde pas sous l’eau et sors de la douche.

Je sors du placard des vêtements propres et fourre ceux de la veille dans le panier à linge. Je m'habille avec empressement, un jean noir et une chemise longue de la meme couleur ainsi que des bottes assorties et noue mes cheveux en queue de cheval au dessus de mon tête. Je repasse dans la douche et passe quelques coups de pinceaux sur mon visage. Je reconsidère les restes de pizza froids au pied du miroir. Certaines parts sont encore bonnes à manger mais je juge finalement qu’il est trop tôt pour mon estomac d’avaler quoi que soit d’autre que du café et n’ayant aucune envie de m'aventurer à cette heure dans l’endroit désert qui sert de local poubelle à tout l'immeuble, j’abandonne le carton au pied du mur en espérant que l’odeur de la nourriture en décomposition n'imprègne pas trop mes vêtements.

La froideur du vent me lacère le visage mais cela ne m'empêche pas de maintenir la vitre de la voiture baissée. Cette fraîcheur a du positif, celui de m’éclaircir les idées et de chasser la torpeur dans laquelle je suis depuis mon réveil. C'est l'heure idéale pour tout conducteur, une voie dégagée sur plusieurs kilomètres perturbée uniquement par des camions d’approvisionnement ou des fêtards encore à moitié ivres qui rentrent de soirée.

Contrairement aux autres jours où je me délecte de ce moment de solitude, nullement pressée d’arriver à destination, je constate avec un léger étonnement avoir parcouru mon trajet plus vite que la normale. Je gare la voiture sur le parking extérieur et récupère mon arme dans la boite à gant avant de descendre. J’ai toujours une en mouvement constant sur moi et réparties dans plusieurs autres endroits dont j’ai la cartographie exacte en tête.

Un bâtiment gris construit en bloc de trois étages à l’apparence plutôt banale me fait face : le club. Il n’est pas de ceux qu’on remarque ou devant lesquels on s'arrête pour admirer la façade. Il est de ceux dont on n’a presque pas conscience de l’existence. Sur ma droite, un bâtiment plus imposant, identique au premier mais le surplombant de deux étages et relié au premier par une passerelle : le centre. L’obscurité encore présente laisse entrevoir les lumières émanant des fenêtres opaques. Combien ont eu une nuit difficile ? Combien n’ont pas dormi et combien s'apprêtent à le faire ? Difficile à savoir, nous avons des horaires de travail assez particuliers.

Je m'éloigne du parking et me dirige vers l’entrée du centre. Muni de mon badge, j’ouvre la porte massive et entre dans le bâtiment. Les lumières s’allument et je prends la droite vers les escaliers.

Je monte les étages et parcours les couloirs. Seul le bruit de mes talons retentit dans les allées éclairées par les lanternes disposées à chaque extrémité. Aucun son ne s’échappe des logements que je dépasse. A part quelques ombres sous des portes qui s’éloignent à mon approche, rien de particulier ne retient mon attention.

J’arrive au quatrième étage et prends la direction de mon bureau. Je déverrouille la porte et balaye la pièce du regard. Tout semble être au même endroit. Mon regard se pose sur le mur en face et j’observe la décoration quasi inexistante de la pièce. La plupart des gens comme il m’est arrivé d’en rencontrer, s’entourent de photos de famille, d'événements marquants, de voyages ou de moments de bonheur partagés entre amis. Je n'ai rien de tout cela. Je n’ai plus de famille et je n'ai pas d'objets qui me rappellent un quelconque événement heureux. Je déteste collectionner. Ces objets vous rendent nostalgique d'un temps qui n’est plus, vous déconnecte de la réalité, vous fait baisser votre garde et vous rend vulnérable. Quant aux amis, ils finissaient toujours par mourir.

Tout le monde finit par mourir.

— T'es matinale aujourd'hui.

Mon cœur fait un embardé et je me retiens de peu de sursauter. Je prends deux profondes inspirations afin de calmer les battements désordonnés de mon cœur.

— Tu m’espionnes ? dis-je ne faisant rien pour cacher l’irritation dans ma voix.

Je me tourne et fais face à l’homme adossé au mur. Contrairement à moi, il a l’air d’avoir passé une bonne nuit. Une excellente même je dirai, ce qui m’agace encore plus. Il se redresse de toute sa hauteur et me dépasse d’une bonne tête malgré mon mètre soixante dix. Il fronce les sourcils en m’observant attentivement de ses yeux bruns et secoue légèrement la tête avant de détourner le regard. Il n’entrera pas dans mon jeu aujourd’hui, comprends-je.

J’ai tendance à chercher la bagarre quand je suis de mauvaise humeur et ça finissait sur le ring de boxe situé au rez-de-chaussée lorsqu'il était d’humeur aussi exécrable que la mienne. Ce qui n'est visiblement pas le cas aujourd’hui.

Ricky est celui qui se rapproche le plus d’un ami pour moi dans cet endroit. Je ne compte plus les merdes incalculables dans lesquelles il m’a sorti et son soutien permanent malgré mon sale caractère. Ce dont je lui serai éternellement reconnaissante.

— Je t’ai entendu passer, dit-il le regard empreint d’une certaine satisfaction.

Je penche la tête, légèrement de côté et l’observe un sourire narquois aux lèvres. Son contentement est tout sauf lié à son entraînement matinal quotidien mais, a un lien avec quelque chose de bien plus divertissant.

— La pipe était meilleure aujourd’hui ?

Ricky me dévisage un long moment, imperturbable. Le seul signe qui me montre qu’il m’a entendu est ses yeux qui rétrécissent légèrement. Il prend ensuite une grande inspiration et avant que je n'aperçoive l'ombre d’un demi-sourire, il tourne la tête.

— Tu veux du café ? dit-il en s’éloignant sans attendre ma réponse.

Je le rattrape et nous prenons l’ascenseur en direction du rez-de-chaussée. Après avoir longé un long couloir toujours sans prononcer un mot, nous arrivons dans la vaste salle à manger équipée de matériels high-techs dont personne ne se sert.

— Tu as des cernes, dit-il sur le ton d’un simple constat avant de se diriger vers la machine à café au fond de la pièce.

Une proximité naturelle s’est rapidement créée entre Ricky et moi. Pour une raison que j’ignore encore, j’ai su dès les premiers instants que je pouvais lui faire confiance. Il y a quelque chose de réconfortant qui se dégage de lui sans compter la douceur au fond de ses yeux quand on dépasse la dureté de façade. Il nous arrive parfois de nous étaler sur ce nos rêves, chose dangereuse dans pareil endroit. L’espoir d’une vie meilleure fait prendre des risques inconsidérés dont les conséquences sont pires que la mort. Mais dans certains moments d’égarements, Ricky me parle de son amour de la terre et de son envie d’être fermier dans son village natal perdu quelque part dans le fin fond du Mexique, élever du bétail et etre entouré de sa famille, sa femme et ses nombreux enfants. Quant à moi, une seule journée en compagnie de ma sœur aurait fait mon bonheur.

— Je pensais avoir réussi à les cacher, dis-je un pincement aux lèvres.

Il s’approche et me tend une tasse de café fumante avant de s’éloigner et de s'asseoir autour d’une table. Je prends place en face de lui.

— Merci, dis-je simplement.

Il comprend aisément, sans que j’aie à totalement l’exprimer, que mes remerciements ne portent pas seulement sur le café, mais aussi pour ne pas insister à propos de mes cernes. Je sais pourquoi je ne dors pas bien, et je n’ai aucune envie de m’étaler sur le sujet.

L’instant qui suit, aucun de nous ne parle. Chacun perdu dans ses pensées à observer le liquide chaud refroidir peu à peu.

— Tu penses quoi des nouvelles recrues dis-je en amenant le liquide brun à mes lèvres.

Le mois dernier nous avons perdu la presque totalité de nos effectifs au cours d’une mission. L’objectif était d'intercepter un convoi armé transportant des armes. Bien que dangereuse, cette une mission n’avait rien d’exceptionnelle. C'était une parmi tant d’autres. Nos renseignements sur le convoi ont été délibérément faussés et nos hommes se sont retrouvés très rapidement submergés. Malheureusement, Ricky et moi étions assignés à d'autres tâches. Ce fut un véritable carnage. En plus d’avoir été un échec cuisant, cet incident nous a privés d’hommes compétents et nous a rendu vulnérable. Nous avons pris du retard sur nos livraisons et si nous avions subi une attaque au cours des semaines qui ont suivi, je doute qu’on ait pu s’en sortir. Je garde néanmoins de tout ça une certaine satisfaction, celle de la mort lente et douloureuse du responsable.

La nouvelle équipe arrive aujourd’hui et parmi la liste des sept hommes, je dois choisir un binôme. Mes missions solo sont devenues trop dangereuses pour être exécutées seules sans personne pour couvrir mes arrières et même si Ricky et moi formons un excellent duo, il a ses propres missions et on ne peut pas tout le temps faire équipe.

— On ne saura qu’une fois sur le terrain.

Ricky se charge des recrutements, une tâche qu'il exécute à contre cœur. Ce que je comprends. La perte des hommes l’a profondément touchée et le pèse encore même s’il le cache bien.

— Pourquoi ne me laisse-t-il pas choisir ?

Il prend plusieurs gorgées de son café et semble se décider s'il vaut vraiment la peine de me répondre ou non. Quand je me résigne à ne pas avoir de réponse, il reprend la parole :

— Tu sais bien pourquoi, commence-t-il. Il est tout sauf stupide et connait plus que n’importe qui ta valeur. Il pourra peut-être te laisser décider du choix des recrues, mais pour les filles, tu sais bien qu’il ne le fera jamais. Tu es son meilleur allié et il tient à ce que tu le reste.

L’image du corps de notre ancien chauffeur s'interpose dans ma mémoire et je me retiens de peu de passer la main sous ma gorge à l’emplacement exact du couteau, il y a six ans. Pire m’est arrivé depuis mais je suis incapable d’oublier la sensation de terreur qui m’a envahi à ce moment là.

Vladimir, voilà son nom. Voilà le nom de celui qui a tranché la gorge de monsieur Weller, mis un couteau sous la mienne, qui m’a éloigné de ma sœur et qui a commis bien des atrocités depuis. Un rictus de dégoût me vient aux lèvres à chaque fois que son nom me vient en mémoire ou que je dois le prononcer. Il pense que m’éloigner de cette partie des affaires qu’il persiste à maintenir me ferait oublier ce que j’ai moi même vécu. Il pense que si je ferme les yeux assez fort sur ce que je vois au quotidien, je finirai par oublier son existence. Quelle grave erreur !

— Il fera tout pour te garder, termine Ricky.

Une autre manière de dire qu’il ne me laissera jamais partir.

Ricky me lance un coup d'œil avant de replonger son attention dans sa tasse. Il observe le contenu, les sourcils froncés ce qui fait apparaître une fine ligne à la commissure de ses yeux. Son visage est fermé comme à l’accoutumé mais son regard est vif. Ses traits sont marqués et ses pommettes hautes. Ricky est un bel homme et je vois combien il fait tourner les têtes, tout genre confondu.

Je l’ai toujours vu comme le frère que je n’ai jamais eu. Heureusement d’ailleurs. En tant que couple, on se serait entretué.

— Tu as intégré un flic, dis-je en changeant de sujet.

J’ai parcouru attentivement les dossiers que Ricky m’a fournis. Ils comportent les informations des nouveaux arrivants comme nous avons l’habitude de le faire pour tous ceux que nous recrutons. Leurs noms, leurs anciennes professions, leurs familles, parents, amis, alliés et potentiels ennemis. Les profils que Ricky a choisis sont variés et dans l’ensemble équilibrés pour ce dont nous avons besoin. Je crois sincèrement qu’il a fait de meilleurs choix cette fois.

— Ses performances aux tests ne sont pas incroyables, mais vu la perte que nous avons subie, j’ai trouvé son profil intéressant.

En fouettant les pages du dossier, à la recrue numéro cinq : Adrian Miller, je me rappelle avoir mis un temps d'arrêt. Son nom m’évoquait quelque chose et après avoir lu son profil, j’ai compris pourquoi.

Ricky a raison. Avoir quelqu’un comme lui parmi nous, serait un atout considérable mais je demeure sceptique. Les reconversions de métier de ce genre me rendent toujours mal à l’aise.

Ricky se lève et rince mon verre dans l'évier avant de le remettre dans le placard.

— Il revient quand Vladimir ? dit-il les bras croisés.

— Après-demain.

Vladimir est absent du centre depuis trois jours. La raison évoquée est celle de renégocier un contrat avec un client, ce que je sais être un mensonge.

Nous faisons dans le trafic d’armes; entre autres. Nous sommes connus pour fournir des armes difficiles à trouver même dans les circuits habituels. Renégocier un contrat revient à augmenter les coûts pour les acheteurs et ces derniers acceptent difficilement de nouveaux prix à moins qu’il y ait des changements majeurs dans tout le réseau qui justifient ce changement. Même si nous avons bâti une réputation et établi un lien de confiance avec nos clients, il est imprudent d’assister seul à ce genre d'échange. Vladimir est parti accompagné uniquement de deux de ses gardes du corps. Ce qui est inconsidéré même venant de lui.

— Tant mieux, reprend-il. Il rend tout le monde nerveux quand il est là.

Ricky se tourne vers moi et m’observe pensif. Ses pupilles marrons me fixent longuement comme à la recherche de quelque chose. Je m’attends à une remarque de sa part mais rien ne vient. Après un moment d’hésitation, il soupire et détourne le regard.

— J’ai pris du retard à l’armurerie, dit-il finalement. Je te verrai plus tard et il se dirige vers la sortie avant de disparaître dans le couloir.

Je ne traîne pas longtemps après le départ de Ricky et remonte dans mon bureau avec un second café entre les mains. Je passe devant la salle d’entraînement et ralentis en apercevant Thomas, le seul qui est revenu vivant de la dernière mission. Il est concentré à faire ce qu'il fait depuis ces dernières semaines : s’épuiser à l'entraînement. Quand le sac de frappe sur lequel il se défoule n’est plus le bon réceptacle de sa rage, et que Ricky est un adversaire trop difficile à battre, alors il se tourne vers des cibles faciles. Il a provoqué tellement de bagarres au cours de ces quatre semaines que j’ai arrêté de faire le compte. Je comprends sa colère et son chagrin. Parmi les hommes morts, il partageait une affinité particulière avec deux d’entre eux.

Il remarque ma présence mais ne laisse rien transparaître. Je m’éloigne un sourire contrit aux lèvres.

***

Je fixe l’horloge au-dessus de ma tête et remarque que le temps est passé plus vite que ne le pensais. Je relis le dernier message de Ricky m’informant de l’arrivée de toutes les recrues et ma réponse de descendre bientôt. C’était il y a une trentaine de minutes.

Je me lève lorsqu’on frappe à la porte. Thomas apparaît à l’entrée.

— Je m'apprêtais à descendre, dis-je devinant l’objet de sa venue.

Je plie les plans que j’étudie depuis plusieurs heures et les range dans un tiroir. Quand je lève la tête, il est toujours là.

— Tu avais autre chose à me dire ?

Il se tourne vers la porte, la ferme et s’approche. Il a l’air plus détendu que toute à l’heure. Il avance et s'arrête devant mon bureau. Ses épaules sont droites. Il a pris du muscle. Son gabarit assez apparent est maintenant proéminent. Je lève les yeux vers lui et rencontre les siens. Il déglutit.

— Je sais que j’ai perdu plusieurs fois mon sang froid au cours de ces dernières semaines, commence-t-il. Mais c’est fini. Je ne causerai plus d’ennuis.

Je l'observe attentivement en réfléchissant à ses paroles. Thomas n’a jamais été de nature calme. Il ne causait pas spécialement d’ennuis mais il n’a jamais été non plus un modèle de vertu.

— Comment sais-tu que c’est fini ? dis-je en contournant le meuble qui nous sépare.

Je m'assois au bord de la table et lui fais face.

Il ouvre la bouche mais la referme à la recherche de ses mots. Il tente l'expérience plusieurs fois et arrête résigné. Il serre les mâchoires et un rictus douloureux étire brièvement ses lèvres.

— Ce sera fini, lorsque, la seule pensée de ce qui est arrivé ne te révoltera plus, dis-je en me perdant dans mes souvenirs.

Une vive émotion traverse son regard mais il la chasse rapidement.

— Tu es en colère, continué-je. Ce que je comprends. Mais ta colère nous a causé beaucoup de torts.

Plusieurs clients ont juré de ne plus jamais remettre les pieds au club. En dépit du coût financier, c’est notre réputation qui en prend un coup. Quelque chose dont on ne peut pas se permettre la perte, pas ces temps-ci.

— Quant aux ennuis, reprends-je, j’ai pris des dispositions pour que tu n’en causes plus.

Il me dévisage, les yeux chargés d'incompréhensions.

— Lorsque tu n’es pas en mission, tu travailleras à titre bénévole tous les soirs en tant que serveur au club jusqu’à ce que tu rembourses la totalité des objets que tu as endommagés.

Au vu du bilan que m’a fait Eric, le gérant du club, il en a pour plusieurs mois.

— Catelyn, dit-il les yeux écarquillés.

— Cela prend effet aujourd’hui. Il est attendu de toi, une conduite plus qu’exemplaire. Apparemment, écouter des inconnus radoter sans arrêt sur leur vie forge le caractère, terminé-je.

Je m’attends à ce qu’il s’y oppose mais il n’en fait rien. Pas qu’il ait d’autres choix d’ailleurs. A part peut-être, renoncer à deux mois et demi de salaire. Il finit par hocher la tête et sort du bureau. Je ne m’attarde pas et descends au rez-de-chaussée.

Depuis le couloir, plusieurs voix me parviennent, mais une en particulier se détache des autres. Sans savoir pourquoi, elle m’irrite profondément.

J’entre dans la salle de réunion précédée de près par Thomas. La cacophonie ambiante s’éteint progressivement, et laisse place au silence à mesure qu'il avance et que son ombre imposante cesse de me dissimuler.

Je balaye rapidement la salle du regard. Je reconnais certains visages. Ils sont identiques aux dossiers. J’adresse un hochement de tête à Ricky, debout devant le grand écran de projection et faisant face au reste de l’assemblée. Et je repère sans grande difficulté, l'auteur de cette voix discordante. Il est au premier rang, debout comme tout le reste étant donné l’absence de sièges dans la salle. Ses yeux rencontrent les miens et je note la présence palpable de désir dans son regard. Il ne prend même pas la peine de le cacher. J’ai déjà eu affaire à ce genre de personne, de nombreuses fois. Ils pensent avoir le contrôle jusqu’à ce que tu ne leur prouves le contraire. Alors, il commet une nouvelle fois l’erreur d’ouvrir sa gueule et s’adresse à Thomas tout en maintenant sur moi un regard très suggestif.

— Tu nous apportes de quoi nous divertir avant l'arrivée du chef ? dit-il en se léchant les lèvres. On dit de vos filles qu’elles sont bonnes, mais je ne pensais pas le voir un jour. Celle-ci, elle doit surement couter une fortune.

De ma vision périphérique, je vois Ricky et Thomas avancer mais un regard de ma part les dissuade de faire un pas de plus.

— Approche bébé, dit-il en mimant le geste. Je ne mords pas.

Ace de son prénom, est tout ce qu’il y a de plus banal. Un mètre quatre-vingt pour soixante dix kilos. Il a un tatouage en forme de lune sur sa joue droite et tout son bras gauche est recouvert d’encre noir. Il a fait de la prison pour avoir tué deux hommes dans le cadre d’un règlement de compte. Sa mère est malade depuis plusieurs années et son père est aux abonnés absent depuis sa naissance. Ses deux demi-frères, des jumeaux, Daniel et David, quinze ans chacun, vivent chez leur père. Lui-même en a vingt six et est allergique à tout ce qui contient du sésame. Je pourrai continuer ainsi et lister leurs repas préférés, leurs passe-temps favoris, le nom du chien de son cousin Hector, qu’on y passerait la nuit. Il n’y a rien dans la vie de Ace qui vaille la peine de s’y attarder. Mais c’est un excellent traceur. Il a participé à plusieurs parkours et en a remporté quelques-uns. Voilà la seule chose qui m'intéresse chez lui.

J’inspire profondément et détend mes muscles. Je dénoue mes cheveux et secoue la tête. Quelques mèches tombent alors sur mon visage que je chasse dans un mouvement dénué de tout naturel. J’arrime mon regard au sien et lui adresse un sourire charmeur. Sourire qu’il me rend. Je m’approche d’une démarche lente et assurée et observe ses yeux pétiller de malice. Je m'arrête à quelques centimètres de lui et me pince les lèvres.

— Cette bouche, dit-il en faisant un pas vers moi. Tu n’imagines pas tout ce que j’ai envie de lui faire.

Je hausse un sourcil à sa remarque et laisse échapper un petit rire. Au même moment, le juron étouffé de Ricky me parvient, je n’y fais pas attention. Je pose ma main gauche sur l’épaule de Ace et de ma droite, je parcours son corps. Son sourire s’étire. Je glisse ma main sur le contour de sa mâchoire en traçant une fine ligne et descend dans son cou. Sa peau est lisse sous ma main. Je passe le doigt sur sa pomme d'Adam et l’entends déglutir. Je ne le lâche pas du regard et continue vers sa poitrine avant de descendre plus bas. Ses pupilles sont dilatées. Je pose finalement ma main sur son entrejambe. Je presse mes doigts sur le tissu de son pantalon et sa respiration se coupe. Je maintiens notre contact visuel et tâte son entrejambe. Quand je trouve finalement ce que je cherche.

— Oh il est là, dis-je d’une voix douce.

Je resserre petit à petit l’étreinte de ma main sur ses bourses ce qui le ravit jusqu'à ce que ma prise soit plus forte.

— Tout doux ma belle, dit-il la voix crispée.

Son sourire disparaît progressivement et le mien devient éclatant. Son visage vire lentement au rouge et quelques gouttes de sueur commencent à apparaître sur son front. Il essaye de retirer ma main mais ma prise se resserre. Mes doigts se referment totalement autour de lui et il comprend aisément que s’il veut utiliser la force, il perdra ses couilles. Alors il arrête de gesticuler et se tient droit, comme un piqué. Ses yeux s'écarquillent de surprise quand il comprend enfin.

— Ah, dis-je dans un soupir. Il t’en a fallu une trotte.

Son souffle se fait de plus en plus précipité.

— Tu disais donc ?

La douleur se lit sur son visage, pour autant je ne desserre pas mon poing.

— Je … tu … qu’est-ce, dit-il d’une voix étranglée.

Je lève mes sourcils et feint l’incompréhension.

— Je. Tu. Je. Tu. Fais-je en l’imitant. J’ai du mal à comprendre ce que tu dis, fais-je en approchant mon oreille de ses lèvres. C’est avec ça que tu comptes me faire des choses inimaginables ? Je déplace mes doigts et agrippe sa queue. ça ? répété-je en pressant mes doigts. Il est si petit que j'ai du mal à le saisir.

Des gloussements me parviennent. Ace est rouge et frôle l'asphyxie. Je tords mes doigts et un raclement étouffé s’échappe de sa gorge. Ricky quitte sa position et vient se placer à côté de Ace, devant moi. Il m’adresse un regard hésitant.

— Catelyn, lance-t-il.

— Catelyn ? entends-je un autre murmurer.

Ricky se rapproche mais un autre regard de ma part le fait s'arrêter. Il abdique et recule.

— Tu as raison à propos des filles, dis-je en fixant Ace. Mais toi, tu ne mérites même pas un seul regard de leur part.

J’achève ma phrase en lui décochant un coup précis et cinglant dans la mâchoire. Il tombe à la renverse mais celui qui se tient derrière lui se décale alors il percute le sol dans un bruit sourd. Un filet de sang s’échappe de ses lèvres et de son nez.

Je m’éloigne et retourne aux cotés de Ricky devant l’écran non sans lui avoir jeté mon regard le plus noir. Je pose mon attention sur Jorys, celui qui a murmuré mon prénom quelques instants plus tôt.

— Oui c’est moi Catelyn, dis-je en le fixant droit dans les yeux.

Je détourne le regard et le passe dans toute la salle.

— Et je suis le bras droit de Vladimir. Quelqu'un d’autre a un commentaire brillant à partager ?

Un silence de plomb me répond.

— C’est ce que je pensais. Bien, commençons !

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