Chapitre 3
Thomas soulève la recrue à demi-consciente du sol et l’entraîne sans effort vers la sortie. Je les observe disparaître dans le couloir, puis en détournant la tête, je tombe sur le regard scrutateur de Ricky. Il me fixe les sourcils froncés et je lis, en plus dans son expression, de l'inquiétude. Je ne soutiens pas longtemps son regard et détourne les yeux ayant très peu envie de me faire inspecter. Mon comportement est inhabituel, j’en ai conscience. Aucun besoin qu’il me le rappelle.
J’ai appris à mes dépends à canaliser mon impulsivité. Elles sont loin les années où je perdais rapidement mon calme et agissait de manière totalement irréfléchie. Me comporter ainsi, comme je viens de le faire avec le nouveau, même s’il l’a bien cherché, ne me ressemble pas et je n’ai pas besoin de Ricky pour m’en rendre compte.
Je sens le poids de son regard sur moi pendant encore quelques secondes, puis il s’éloigne et se dirige vers le reste des recrues qui, à son approche, se rassemblent autour de lui. Je le regarde distribuer les badges d’accès, quand soudain, une sensation étrange m'assaille.
Une lourdeur s’installe dans mes épaules. Je me sens observée. Cette sensation est désagréable et plutôt surprenante. Vu le milieu dans lequel j’évolue, j’ai l’habitude d’avoir les regards posés sur moi. Mais, ce qui me perturbe à cet instant, c’est le malaise que je ressens.
Alors, je parcours lentement les visages à la recherche de l’auteur de ma gêne. Mon regard se pose donc sur la recrue du nom de Kyle. Il a un visage juvénile et dégage une certaine innocence. Mais si mes années d’expériences m’ont bien appris une chose, c’est de me méfier de tout le monde, surtout ceux qui paraissent inoffensifs. Sa peau est foncée, et ses cheveux d’un noir profond sont bouclés et coupés courts. Son attention est accaparée par l’objet que vient de lui tendre Ricky et il ne semble pas s'intéresser plus que de raison, à l’environnement dans lequel il se trouve.
Je détourne le regard et le porte sur la personne suivante, qui se tient à ses côtés : Antonio. Tout en muscle, il fait presque deux mètres de hauteur et est de toute évidence le plus imposant. Dans son dossier, il est mentionné qu'il a travaillé comme garde du corps pour un célèbre homme d’affaires pendant trois ans, avant de prendre cinq ans de prison pour avoir tiré sur un homme qui tentait d’approcher son ancien patron. Grâce aux relations de son ancien employeur, il a fait appel et plaidé la légitime défense ce qui lui a valu une réduction de peine. Il n’a finalement écopé que de deux ans ferme. Il n’a pas l’air très futé alors je ne m’attarde pas sur sa personne. Ni sur les deux suivants Roman et Luis, des champions de course de voitures illégales, qui visiblement ont pour second passe-temps, emmerder les camarades..
Mes yeux se posent alors sur Jorys. Il est le parfait cliché de l’asiat intello mais doté de muscles. Il a un talent inné pour les ordinateurs et une capacité surprenante à échapper aux agents du renseignement vu le nombre de fois qu’il s’est introduit dans leur système sans se faire attraper. Je me surprends alors à observer avec la même intensité, le plafond de la salle de réunion qui semble avoir pour lui, un intérêt particulier. Je m'apprête à passer au prochain lorsque, Ricky apparaît dans mon champ de vision.
— Catelyn, m’appelle-t-il.
Je pose sur lui un regard inquisiteur.
— C’est toi qu’on attend, dit-il d'un ton plus bas.
Je regarde par-dessus son épaule, et constate que tout le monde m’observe attendant que je prenne la parole. Je hoche imperceptiblement la tête et il se décale pour se tenir sur ma droite. Je prends une profonde inspiration et avance d’un pas, les bras croisés dans mon dos.
— Vous avez déjà rencontré Vladimir, commencé-je. Il est absent pour affaires et honnêtement, vous le verrez rarement.
Je marque un temps d'arrêt afin d’avaler la remarque acerbe que j’ai au bout de la langue.
— Je ne suis pas votre supérieure directe, continué-je. C’est Ricky, fais-je en pivotant légèrement vers le concerné.
Ce dernier hoche la tête, le visage fermé.
— En plus d’être responsable de l’armurerie, il est chargé de coordonner toutes vos activités. Il est votre référent concernant toutes vos missions.
— Les badges dans vos mains vous donnent accès à toutes les salles, exceptées vos logements, indiqué-je. Vous vous répartirez comme bon vous semble en groupe de trois dans chaque appartement disponible. Un autre vous sera fourni ensuite en fonction de vos répartitions.
Je fais une petite pause et détaille les recrues avant de reprendre d’une voix plus ferme.
— Ici c’est le Centre, dis-je en montrant d’un mouvement vague de la main l’endroit où nous nous trouvons. L’autre partie du complexe c’est le club. Je n’ai pas besoin de vous dire ce qui s’y passe, vous le savez déjà. Dans le cas contraire, vous le découvrirez. Il est strictement interdit de toucher les filles qui y travaillent ou d’entretenir une quelconque relation avec elles. Si elles vous font des avances, et soyez-en sûres, elles vous en feront, soyez des gentlemen et déclinez poliment.
Quelques murmures s’élèvent mais je n’y accorde aucune importance.
— Vous vivez ici désormais mais vous êtes libre dans vos déplacements. Vous êtes libres d’aller où bon vous semble, de faire ce que vous voulez tant que cela n'interfèrent pas avec vos missions et ne porte pas préjudice à l’organisation. Vous êtes libre de baiser qui vous voulez sauf …
— Les nanas à côté, me coupe Luis en ricanant.
Mon regard se pose sur ce dernier. Il fait un mètre quatre-vingt et a sur son épaule gauche un tatouage en forme de tête de mort. Ses yeux sont rieurs et il a une moustache en forme de crayon. Je le fixe longuement, et une lueur de panique traverse son regard qu’il s’efforce de chasser rapidement en passant la main dans ses cheveux courts.
— Tu as quelque chose contre l’idée ?
Il se redresse et se racle la gorge.
— Je ne sais pas pour les autres mais perso, il me sera difficile de dire non à une femme qui me fait des avances et si en plus de ça elle est canon…
Je m’abstiens de lever les yeux aux ciels et jettent un coup d’œil à Ricky. Il surprend mon regard et m’adresse un mine agacée.
— Et si, continue-t-il, je dis bien si ça arrive, qu’est-ce qu’on encoure ? Parce qu'il se peut qu’on confonde les filles de la maison et celles qui sont là pour s’amuser.
Je l’observe attentivement puis tourne mon attention vers l’assemblée.
— Vous ne pourrez pas les confondre. Et pour ce qui en est des conséquences, c’est du domaine de Vladimir. Il saura mieux vous éclairer.
Cette règle a été instaurée par Vladimir lui-même lorsque l'une des filles, Olivia, est tombée amoureuse d'un de ses gardes du corps et qu'ils ont décidé ensemble, de s'enfuir. Nous vivions ensemble au complexe, ce n'est plus mon cas désormais, mais nous nous côtoyions assez souvent pour que des sentiments se développent. Les sentiments en eux-mêmes ne sont pas un problème, c'est ce qui en découle qui représente une menace. Vladimir eu vent de l’affaire et les a fait exécuter tous les deux et devant tout le monde pour donner l'exemple à quiconque voudrait faire pareil. On ne fuit pas Vladimir. On ne s’échappe pas. Le seul moyen d'être libre, c’est de mourir
— Comment le binôme sera choisi ? demande Jorys.
Mon regard sur lui se fait plus curieux parce que le choix du binôme n’a été divulgué à personne.
— Le binôme ? questionne un autre.
Mon cœur rate un battement à l’entente de cette voix et le timbre me force à détourner mon attention de Jorys et à me mettre à la recherche de l’auteur. Je fouille frénétiquement les visages quand, soudain, il se redresse de toute sa hauteur et me fait face surplombant de sa taille presque toute la salle.
— Où étais-tu ? lâché-je inconsciemment dans un souffle à peine perceptible.
Ses iris d’un bleu glacial me fixent et j’ai un mouvement de recul dont je ne m’aperçois que lorsque, d’un geste imperceptible de la main, Ricky me repousse gentiment. La tension dans mes épaules s’évapore comme si elle avait été aspirée vers lui. Ses yeux, sont aussi clairs qu'un océan de pureté et ses pupilles irisées sont comme des éclats de cristal étincelants sous la lumière du soleil. On penserait qu’avec des yeux pareils, le propriétaire aurait eu un regard terne mais il n’en est absolument rien. Au contraire, son regard est aussi vif et expressif que les pages d'un livre ouvert sous une lumière aveuglante et le pull blanc dont il est vêtu et qui ne laisse aucune ambiguïté sur sa musculature, ne vient qu’accentuer son regard et rehausser la pâleur de son visage. Il m’observe avec la même intensité que je l’observe. Adrian Miller. L’ex policier reconverti en criminel. Les clichés dans son dossier ne lui rendent aucune justice. Sa barbe de plusieurs mois a laissé place à une, bien taillée et propre. Ses cheveux courts dont quelques mèches débordent sur son front sont soignés et si brillants qu’ils me rappellent l'état déplorable des miens. Mes yeux fouillent son visage à la structure nette et parfaite.
Il est magnifique.
Mes yeux descendent sur son nez droit et s’aventurent lentement vers ses lèvres charnues quand un raclement de gorge me parvient aux oreilles. Ce rappel à l’ordre m’aide à soustraire ma mémoire aux imaginations imprudentes auxquelles elle s'apprêtait à se livrer sur la multitude de choses que ces lèvres peuvent faire sur un corps comme le mien qui ne demande qu’à…
— Catelyn, fait Ricky d’une voix basse.
Je cligne automatiquement des yeux et me soustrais à son regard. Je balaye la salle du regard. Tous semblent attendre quelque chose de moi. J’ouvre la bouche, mais aucun mot ne parvient à franchir mes lèvres. Je fouille mes pensées à la recherche du message à délivrer, mais je ne trouve qu'un amas d’idées confus. Je lève un regard hésitant vers lui, et il me fixe toujours avec la même intensité. Je sens mes joues se réchauffer et je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je perds mes capacités et ce constat provoque une colère si forte en moi que tous mes sens me reviennent d’un coup. Je détourne vivement les yeux, mettant un point d’honneur à ignorer sa présence ainsi que l’effet qu’a ce regard brûlant sur moi.
— Il est prévu en effet que je choisisse parmi vous, une personne qui m’accompagnera sur toutes mes missions. Cette personne fera équipe uniquement avec moi et ne rendra comptes qu’à moi. Et pour te répondre Jorys, je choisirai mon binôme quand je connaîtrai vos aptitudes à tous. Nous avons de ce fait une mission importante dans deux jours et vous serez briefé demain. Tout le monde sera sur le coup et ce sera l'occasion de voir comment vous vous débrouillez sur le terrain. J’en ai fini. Si vous avez d’autres questions adressez vous à Ricky. Il se chargera aussi de vous faire visiter les lieux.
— Bienvenue au complexe, dis-je en guise de conclusion.
— Adrian, appelé-je sur un ton que j'aurai voulu moins sec. Suis moi.
Je n’attends pas de voir la surprise passer sur son visage avant de lui tourner le dos. Il m’emboite le pas et nous sortons. Nous prenons à gauche, et passons devant la salle à manger avant de bifurquer à droite. Le centre est assez vaste et rappelle un hôtel particulier, avec une élégance discrète, sans tomber dans l'extravagance pouvant accueillir jusqu'à trois cent personnes. Mais seules les filles travaillant au club y résident réellement. Les autres sont affectées directement chez des clients. Tout se fait en fonction de la demande. Si une fille est convoitée par un homme et que Vladimir et moi, jugeons cet homme assez important, de part sa richesse ou son influence, alors elles sont autorisées à quitter le centre. Généralement, elles deviennent des maîtresses, logées dans des appartements à la charge de ce dernier et entretenues par cet homme. Les trois quart des gains reviennent à Vladimir et les informations qu’elles récoltent me reviennent. Ce sont des escortes de luxe et des espionnes très redoutables.
Nous longeons un long couloir, sans prononcer une parole. Nos talons claquant sur le sol sont les seuls bruits qui résonnent à nos oreilles. Au bout de l’allée, je m'arrête devant une porte et déverrouille à l’aide de mon badge.
— Voici notre salle d'entraînement, dis-je en lui cédant le passage.
Il pose sur moi un regard hésitant mais avance et entre dans la pièce. Quand il passe devant moi, je respire son eau de cologne et me surprends à poursuivre cette odeur. C'est un mélange suave de cardamome et de citron associé à une légère touche de vanille. Je tends la main vers l'interrupteur sur la droite et illumine la salle. Il avance et se dirige vers un endroit précis.
— Une barre asymétrique ? s'étonne-t-il les sourcils froncés.
Je quitte ma position d’observation et me rapproche de lui.
— Tu t’y connais ? demandé-je.
Il fait le tour de l’installation et vient se placer en face de moi.
— Je n’ai jamais fait de la gymnastique si c’est ce que tu cherches à savoir, Catelyn.
Ses lèvres se soulèvent en un léger sourire et moi, je reste hébétée à l’écoute du roulement de mon prénom sur sa langue. C’est la première fois qu’on le prononce aussi bien, avec les intonations qu’il faut, comme mes parents le faisaient autrefois. Et sans que je ne puisse les retenir, les images flous de mon père criant mon prénom balayent ma mémoire et réveillent en moi une émotion longtemps enfouie.
Le sourire d’Adrian se fige et s'évanouit.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? dit-il inquiet.
Je remarque mon changement d’humeur et me reprend aussitôt. Je plonge mes yeux dans les siens et ma mélancolie s’évapore subitement, de la même manière que la tension dans mes épaules a disparu quand j’ai posé pour la première fois mes yeux sur lui. C’est une sensation très étrange. On dirait qu’il aspire mes mauvaises énergies. Je secoue la tête et casse cette idée saugrenue et me reconcentre sur notre conversation.
— Tu n’as rien dit de mal.
Je passe la main sur toute l’étendue de la fibre de verre et repense à une réflexion de Ricky à propos de celle-ci, qui m’arrache une grimace.
— Je suis la seule à en faire, dis-je. Enfin, j’en faisais. Je n’ai plus trop le temps maintenant. Si la femme de ménage ne passait pas régulièrement, elle serait tombée d’usure.
Adrian fait le tour de la salle. Allant du ring de box qui prend une place considérable au milieu de la salle, aux tapis de courses se trouvant tout au fond. Il observe d’un œil intrigué le mur d’armes blanches et les flèches disposées autour, passe devant l’espace de poids libre et les machines installés à proximité avant de revenir vers moi. Pendant ce temps, c’est lui que moi j’observe. Il a une démarche rendue ferme et assurée par ses années dans la police. Il pose un regard détaché sur tout ce qu’il voit mais derrière cette façade, se cache quelqu’un qui analyse tout et se fait son propre avis. Il ne laisse voir que ce qu’il a envie qu’on voit. Cela me fait sourire parce qu’il s’y prend bien à ce jeu. Toutefois, il émane de lui une certaine assurance et un certain calme. Une aura particulière qui pousse à faire confiance. C’est quelque chose qu’on ne peut falsifier. J’ai vécu trop longtemps dans cet endroit et côtoyé trop de monde pour me tromper.
— Pourquoi tu m’as fait venir ici ? dit-il en s’arrêtant devant moi.
Il va droit au but. Alors je ne tourne pas non plus autour du pot.
— Tu es une recrue spéciale, dis-je en me rapprochant. Un casier judiciaire vierge, pas d'ennemies à tes trousses ou des rivaux qui veulent te voir morts. Des finances décentes, pas de famille vivant à tes crochets, rien qui indique que ta vie au sein de la police était misérable. Ricky t’a choisi convaincu que tu es un flic corrompu.
Il redresse ses épaules et je note le tic nerveux dans sa mâchoire.
— Mais je sais reconnaître une personne corrompue et tu n’en fais pas partie.
J’avance à chaque mot et me retrouve à un mètre de lui. Je lève la tête vers lui et il baisse son regard sur moi. Je le dévisage et note l’absence de peur dans son regard. Sa mine est aussi grave que la mienne.
— Alors ma question est la suivante. Que fais-tu parmi nous Adrian Miller ? Es-tu toujours en exercice ? Choisis bien tes mots parce que tu n’auras pas de seconde chance.
Au même moment, je sors mon arme de ma ceinture et la dirige droit sur lui. Il n’a aucun mouvement de recul, comme s’il s’était préparé à cette éventualité. Néanmoins, ses muscles sont tendus et s’il est aussi intelligent que je le pense, il comprend qu’il vit peut-être ses dernières minutes et que je n’hésiterai pas une seule seconde à presser la détente s’il s’avère être une menace. Même si une voix au fond de moi, me murmure que je le regretterai.
Je sais reconnaître les taupes mais avec lui je ne peux le confirmer. Les taupes n’ont leur place nulle part et j’en ai déjà exécuté plusieurs. Une bonne partie provenait de concurrents et le reste de la police. Ce n’est pas la première fois qu’elle envoie quelqu’un récolter des preuves et ce ne sera pas la dernière. Ici, ils finissent de la même manière que les déserteurs : pendu, leur corps exposé à la vue et au su de tous. J’espère ne pas avoir à le faire. Il y a quelque chose qui me trouble chez lui, et la vision de son beau visage, sans vie, une corde au cou, provoque en moi une répulsion dont je n’ai ni le temps ni l’envie d’analyser.
Aucune panique ne traverse son regard ni aucune peur. Il semble être en total accord avec lui-même.
Sa réponse tarde à venir alors j’enlève le cran de sûreté et le son du déclic écho dans toute la pièce.
— Non, dit-il.
— Non ? répété-je.
Il fait un pas rempli d’assurance vers moi et ce geste me pousse à raffermir ma prise sur l’arme entre mes mains.
— Non, je ne suis pas une taupe, dit-il en me regardant droit dans les yeux.
— Il en faut plus pour me convaincre.
Il fait un autre pas dans ma direction
— J'ai pris le risque de venir ici aujourd'hui sachant que je pouvais finir la corde au cou.
Il est donc au courant de nos méthodes.
— Penses-tu que j'aurais pris ce risque si j’étais coupable de ce dont tu m’accuses ?
— Je ne porte encore aucune accusation. Si c’était le cas, tu serais déjà mort.
Il s’arrête et pour la première fois, je vois son assurance se fissurer. Et moi, je commence à perdre patience.
— Pour me venger du système, dit-il alors.
Je fronce les sourcils.
— J’ai tout donné à la police et elle m'a tout pris en retour, commence-t-il. J'étais sur une affaire depuis plusieurs années et j'avais finalement réussi à trouver un témoin digne de ce nom pour comparaître devant un jury. J'étais marié à l'époque et j'aimais profondément ma femme mais cette affaire m’obnubilait au point où je la délaissais.
— Tu ne l’aimais pas assez alors, commenté-je.
Son regard se noircit. Ah, j’ai touché un point sensible.
— Je lui ai promis qu’une fois cette affaire terminée, tout reviendrait comme avant. Mais elle m’a quitté et a fini par demander le divorce.
Une décision que je respecte.
— Va droit au but Adrian, dis-je agacé d’entendre à quel point il aimait sa femme à qui il preferait son boulot.
— Le témoin était sous protection pendant plusieurs semaines et il devait passer devant un juge. Ce serait une assise close et ce que le témoin dirait ce jour-là débloquerait enfin les moyens pour mobiliser toutes les ressources nécessaires pour arrêter ces crim... ces personnes, se reprend t-il. Alors la veille de l'audience, des individus armés ont pénétré dans l'appartement dans lequel on l'avait placé et l'ont assassiné. Quelqu'un avait vendu la mèche sur sa localisation. Alors, tu te doutes bien que l'audience n'a pas eu lieu. L’affaire m'a été retirée et classée sans suite.
La colère et la tristesse transpirent de ses pores. On peut feindre beaucoup de choses, mais pas avec une telle intensité.
— C'était une femme et elle était enceinte de sept mois, dit-il le ton las.
Il n’a pas besoin de me le dire pour que je comprenne la culpabilité qui le ronge. C’est un sentiment qui te hante à vie.
— Les médias s'en sont mêlés à cœur joie dépeignant l’incapacité de la police à protéger la population. A cause de moi, une femme innocente est morte ainsi que son enfant à naitre. J’ai juré de la protéger et je n’ai pas tenu cette promesse. Pendant longtemps, j’ai remis en question le serment que j’ai prononcé en devenant inspecteur. J’ai juré de protéger et j’ai failli à ma mission. L’affaire ne retombait pas et je me suis mis à boire. Je délaissais de plus en plus mon travail, je n’en voyais plus l’utilité. Et un jour, je me suis fait virer. On m'a accusé d'avoir mal fait mon boulot et d'être responsable de la mort d'un témoin protégé. De toute façon une tête devait tomber et j’étais le coupable idéal. Je me suis même demandé pourquoi ça pris si longtemps. J'ai découvert plus tard que c'était mon supérieur, le chef de la police, qui a fait fuiter l’emplacement du témoin. Mais je n'avais aucune preuve pour le poursuivre alors j'ai fini par abandonner.
— Quand j’ai eu vent de ce recrutement, j'ai alors tout fait pour être pris.
— Tout fait ? dis-je laconiquement. Tes résultats sont très médiocres.
Il ne relève pas ma remarque et continue.
— Quoi de mieux pour me venger du système que de travailler pour le compte de ceux qu'ils prétendent combattre. Tu as lu mon dossier, alors tu sais que ce que je dis est vrai.
Son histoire est vraie, du moins celle qu’il a choisi de raconter. Mais il demeure une partie cachée. Je peux le sentir. Nous réagissons tous différemment face à des traumatismes. Un homme honnête qui devient le contraire de ce qu’il défend parce qu’il a perdu foi dans le système dans lequel il avait mis toute sa confiance, qui l’a ensuite trahi et abandonné ? Pourquoi pas. Cela tient la route. C’est comme certaines victimes de viol qui se mettent par la suite, volontairement dans des situations dangereuses afin d’avoir le sentiment de contrôle, le sentiment d’avoir consentis à ce qui arrive. Ou des victimes qui deviennent par la suite des bourreaux.
Je baisse mon arme, remets le cran de sûreté et la range.
Je découvrirai la partie manquante de l'histoire mais pour l'instant j'ai besoin d’une personne de son profil et avec son expérience. De mémoire, il était le meilleur de son département avant que tout cela n’arrive. Il nous serait d'un atout majeur pas seulement contre la police dont nous devons de plus en plus nous méfier.
— Je voulais l’entendre de ta propre voix. Te regarder dans les yeux et lire toutes les émotions qui te traverseront.
— Alors, ai-je été convaincant ?
— Bienvenue au centre, Adrian. Vois avec Ricky pour le reste de la visite.
Je passe sur lui un dernier regard avant de m’en aller, le laissant seul dans la pièce.
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