Chapitre 6

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Sans surprise, le lendemain, j’ai une gueule de bois épouvantable. La lumière vive du jour qui traverse les vitres blindées de l’armurerie ne fait rien pour améliorer ma situation, au contraire j’ai l’impression qu’à tout moment ma tête va exploser, sans compter toutes les voix qui à mon goût, sont toutes à une octave trop haute. J’ai abusé de l’alcool hier et j’ai beau vouloir remettre la faute sur Rose, je dois avouer que je n’ai rien fait pour réfréner ses ardeurs à me faire avaler son cocktail. Néanmoins, habituellement, il en faut plus pour me mettre dans cet état.

Dans ma vision périphérique, je vois arriver Rick. Il me tend une bouteille d’eau et ce que je pense être un comprimé d’aspirine.

— Bois, ordonne-t-il.

Je prends le comprimé et la bouteille de ses mains et obéit.

— Termine.

— Quoi ?

— J’ai dit : termine la bouteille, répète-il en détachant chaque mot.

Je l’observe d’un œil mauvais et vide le contenu.

— Je suis ton supérieur Ricky et au cas où tu l’aurais oublié tu me dois du respect, fais-je bougon.

Il ne relève pas et fixe ce que j’ai en main.

— Tu vas la prendre ?

Je soupèse l’arme et l’observe encore quelques secondes sous toutes ses coutures avant de la redéposer et d’en faire pareille avec une autre.

— Elle est bien trop lourde pour moi, tu le vois très bien, réponds-je. A quoi joues-tu ? Fais-je agacée en le toisant de toute sa hauteur.

Ricky soutient mon regard, le visage imperturbable.

— Tu es distraite et je suis inquiet concernant la mission.

— Tu n’as pas à l’être.

— Les enjeux sont élevés.

Je me tourne complètement vers lui et lui fais face.

— Ne penses-tu pas que je le sais mieux que toi ? Doutes-tu de mes compétences ?

— Jamais.

— Alors, me fait pas chier, claqué-je.

Je considère Ricky comme le frère que je n’ai jamais eu et de ce fait je tolère venant de lui beaucoup de choses, beaucoup trop d’ailleurs. Mais il sait qu'il ne faut pas me pousser à bout. J’ai aussi peu de patience qu’un adolescent qui couche pour la première fois. Alors il a tout intérêt à ne pas me chercher.

— Excuse-moi, je ne…

Un bruit assourdissant retentit dans le fond de la pièce et nous détourne aussitôt de notre sujet de conversation. Nous tournons simultanément la tête vers l'arrière de l’armurerie et j'aperçois ce que je crois être le reflet d’une scie sauteuse.

— Eh toi là-bas, crie Ricky à l’adresse de l’auteur du vacarme. Luis ! Oui toi. Tu fous quoi mec ? Remets…

Il s’éloigne et mon attention demeure dans sa direction le temps de me demander ce que fait une scie sauteuse dans l’armurerie. Je retourne à ma tâche qui consiste à vérifier les armes quand je sens une présence derrière moi. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qui c’est. La légèreté que j’éprouve à cet instant, il n’y a qu’une personne capable de me la procurer.

— Salut, dit-il d’une voix hésitante en se mettant à mes côtés.

J'ignore le frisson d’excitation qui me parcourt et répond.

— Salut, fais-je sur le même ton en levant lentement les yeux vers lui.

La première chose qui capte mon attention, c’est le regard qu’il pose sur moi. Il est tellement brûlant que je peine à le soutenir. Ses yeux parcourent chaque centimètre de mon visage, s’attardant un peu plus sur mes lèvres, avant de descendre lentement le long de mon corps. Je porte la même tenue que tout le reste de l’équipe: un pantalon cargo noir, un haut moulant de la meme couleur, et des bottes militaires. Pourtant, sous son regard, j’ai l’impression d’être nue, offerte à lui sur un plateau doré. Il m’est désormais impossible d'ignorer l'appétit vorace qui brille dans son regard, comme s'il était prêt à me déshabiller et me dévorer sur place. Une vague de chaleur m’envahit, et je remarque alors l’ombre d’un sourire étirer les lèvres d’Adrian. Observer quelqu’un de cette manière devrait être interdite. C’est indécent. Et cela devrait figurer dans la même catégorie que certains actes obscènes.

— Je t’ai apporté ça, dit-il en sortant de sa poche une boîte qu’il me tend.

Un gémissement de soulagement s'échappe presque de mes lèvres en découvrant ce qui se trouve à l’intérieur. Je récupère l’étui de ses mains et l’ouvre pour découvrir de magnifiques lunettes de soleil.

— J’ai pensé que tu en aurais besoin.

Mon regard oscille entre les lunettes et lui, encore et encore, incapable de trouver quoi répondre, complètement prise au dépourvu.

— Merci, dis-je finalement en les mettant.

Le soulagement est immédiat et mes yeux me remercient en silence.

— C’est très avenant de ta part.

— Tu n’as pas à me remercier, dit-il en se tournant complètement vers moi.

Il ne met pas longtemps à trouver mon regard malgré l’opacité des lunettes. Et je sens mon âme aspirée vers lui lorsqu’il reprend d’un ton plus solennel :

— Hier, nous avons été interrompus et je n’ai pas eu le temps de m’expliquer, commence-t-il. Même si maintenant, j’ai conscience que tu ne le pensais pas vraiment, j’ai cru à ce moment-là que tu m’invitais à monter dans ta chambre. Et, ce que j’essayais maladroitement de te dire, c'est qu’il m’est inconcevable de tenter quoi que ce soit avec toi ou ne serait-ce qu’avec n’importe quelle femme, dans l’état dans lequel tu étais hier. Cela aurait été profiter de toi. Si quelque chose doit se passer entre toi et moi, je tiens à ce que tu sois en pleine possession de tes sens. De tous tes sens, insiste t-il. Je n’ai pas su l'exprimer hier et je tiens donc à m’en excuser.

Je n'arrive pas à mettre les mots sur les sentiments qui m'envahissent à cet instant. Peu de personnes auraient agi comme lui. La plupart aurait sauté sur l'occasion et profité de la situation. Je le dévisage, à la fois confuse et embarrassée d'avoir autant mal interprété ses paroles.

— Tu n’as pas à t’excuser, dis-je finalement en soutenant son regard. Si quelqu’un doit le faire, ce serait moi.

— Tu n’as pas à le faire, me coupe-t-il.

— Je ne compte pas le faire, répliqué-je aussitôt.

Après tout, ses mots m'ont, malgré moi, blessée bien plus que de raison. Mais ça, je ne l'avouerai jamais.

— Alors, es-tu prêt pour aujourd’hui ? dis-je en changeant de sujet tout en me dirigeant vers le mur d’armes blanches sur ma droite.

Différents types de poignards et de couteaux y sont accrochés, de formes et de tailles variées. Je choisis un poignard d’environ dix centimètres que je fais mine d’examiner. Il a la proportion parfaite, ni trop lourd ni trop léger et suffisamment tranchant, à voir les petites rayures sur la lame, signe qu’elle vient d’être aiguisée. Une dizaine de mètres me sépare d’Adrian et son attention est accaparée par les armes de poings sur la table que je viens de quitter. Je me tourne brusquement et lance le poignard dans sa direction visant son épaule droite. À quelques centimètres de lui perforer la chair, il esquive l’arme de justesse et ce dernier atterrit dans la porte derrière lui. Il se tourne hébété et observe le poignard logé dans le métal. Il n’a pas le temps de réaliser ce qui se passe, que je lance un second, sorti d’une poche de mon pantalon et visant cette fois-ci sa tête. D’un geste vif mais précis et contrôlé, il intercepte le poignard en plein vol de sa main gauche. L’objet se retrouve à quelques centimètres de son œil droit, prêt à le perforer.

Des sifflements admirateurs fusent dans la salle.

— Qui croirait que tu n’as eu que la moyenne au test d’entrée, fais-je sarcastique.

Plusieurs émotions traversent son regard mais aussi étonnant soit-il, la peur n’en fait pas partie.

— Intéressant, murmuré-je.

Il s’approche vivement et s'arrête à quelques centimètres de mon visage. Je lève le menton et soutiens son regard.

— Tu aurais pu me tuer, lance-t-il la voix basse et étrangement rauque.

Il est en colère. Le regard incendiaire qu’il pose sur moi en témoigne de la preuve. Mais dans ses yeux si captivants, je lis autre chose.

Du désir.

Un lent sourire étire mes lèvres et une lueur sombre traverse son regard mais le temps pour moi d’y mettre un nom, il bat des cils et son visage redevient impassible. Il recule d’un pas comme surpris lui-même et enfin s’éloigne.

Je reste perplexe et pendant une fraction de seconde, je reconsidère mes actions. Peut-être suis-je allée trop loin ?

Je m’élance vers la porte et récupère le poignard.

— Choisissez vos armes, lancé-je à l’attention de tout le monde. Nous partons dans vingt minutes.

En sortant, je croise le regard scrutateur de Ricky auquel je n'accorde aucune importance.

Je parcours rapidement les étages et me dirige vers mon bureau. À l'entrée, je remarque que la porte est légèrement entrouverte, ce qui me surprend, car je me souviens de l'avoir fermée en sortant. Je pénètre dans la pièce sur mes gardes et découvre Vladimir à l'intérieur. Il est debout devant l’étagère où je range mes livres, attendant ma venue.

— Que fais-tu là ? dis-je en me dirigeant vers le bureau.

Il est habillé de son costume noir habituel et ses mains négligemment rentrés dans ses poches témoignent d’une désinvolture que je sais qu’il ne possède pas.

— Je n'ai pas de compte à te rendre, répondit-il d’une voix neutre.

Je ne m’attarde pas sur sa réponse et me mets à la recherche de l’objet de ma venue : ma montre porte bonheur. J’étais en mission il y a quelques années et au détour d’une ruelle, je suis tombée sur une brocante. C’est son reflet sous la lumière vive du soleil qui a attiré mon regard. Ce qui m’a plu, c'est à la fois sa simplicité et sa robustesse. Le bracelet est en cuir d’un marron foncé et le boîtier rectangle en acier inoxydable. Les chiffres sont en gras et blanc ce qui m’a convaincu de la prendre au vu de son utilité lors de mes missions de nuit. J’en ai tiré un bon prix.

J’ouvre le tiroir dans lequel elle je l’ai rangée mais elle n’y est pas. Je commence à réfléchir à l’endroit où elle peut se trouver quand Vladimir me demande.

— C’est ça que tu cherches ? dit-il en me tendant la montre.

Je la récupère de ses mains sans faire transparaître ma méfiance.

— Où l'as-tu trouvé ?

— Elle était sur la table, dit-il simplement avant de se mettre à fixer le cadre derrière moi.

Je ne le crois pas.

— Merci, dis-je tout en examinant la montre sous toutes ses coutures.

Il s’écoule un court instant puis il reprend.

— Comment sens-tu la mission ?

Sa voix est légèrement nerveuse et à juste titre. Cette mission a pour but d’asseoir définitivement sa place sur le marché.

Mon intuition me trompe rarement, et je l’ai appris à mes dépens. Pour notre dernière mission, j’avais pressenti un problème et averti Vladimir. Je voulais qu’on l’annule ou du moins qu’on la repousse. Mais il m’avait ignorée, et en conséquence, nous avons perdu la presque totalité de nos hommes, sans parler de l’échec de la mission en elle-même.

— Honnêtement, je n’en sais rien. Je n’ai aucune impression, ni bonne ni mauvaise.

— Est-ce bon signe ? dit-il, un pli barrant son front.

Je l’observe quelques instants et contourne le bureau pour me mettre en face de lui.

— On reviendra avec la marchandise, si c’est ce qui t’inquiète.

Il se rapproche un peu plus, ne laissant qu’un filet d’air passer entre nous.

— Je m'inquiète pour toi aussi…

— Cela va de soi. Je contribue grandement à remplir les caisses, dis-je un rictus aux lèvres.

Je le contourne et me dirige vers la sortie. J’entends des pas vifs derrière moi mais avant que je ne devine ses intentions, il me retourne et m’agrippe par le cou. Sa prise est forte et je sens venir les bleus à des kilomètres.

— Tu sembles oublier ces derniers temps à qui tu t’adresses ma jolie, dit-il en détachant chaque mot et en resserrant sa main autour de mon cou.

— Tu me fais mal, peiné-je à dire le souffle court.

Il desserre sa prise et me relâche. Toujours nez à nez, il ajoute.

— Malgré ce que tu penses, je tiens énormément à toi.

Je soutiens son regard tentant de trouver une part de sincérité dans ses mots mais tout ce que je vois, c'est un être assoiffé de pouvoir et dénué de toute compassion.

— Cette cargaison est très importante pour moi, tu le sais ça, dit-il le ton adouci.

Je hoche simplement la tête.

Il lève la main voulant m’effleurer le visage, mais je recule et mets une distance entre nous.

— Puis-je m’en aller maintenant ? Nous risquons d’être en retard.

Il hoche la tête et agite négligemment la main vers la porte et je me presse de sortir de mon bureau.

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