Chapitre 11
Je me réveille en sursaut. Le souffle court, le corps moite, une fine couche de sueur perlant de mon front.
J'ai rêvé d'Adrian.
Mes yeux balayent frénétiquement mon environnement. Je suis dans ma chambre… seule. Un soupir m’échappe et je laisse ma tête retomber sur l’oreiller. Ce n’était qu’un rêve. Mais tout semblait si réel que mon cœur bat encore la chamade.
Je jette un coup d'œil au réveil sur ma droite. Trop tôt. Beaucoup trop tôt.
Hier soir, à peine avais-je posé les pieds sur le lit, que je sombrais déjà dans un sommeil profond. Mais, je me réveille avec une sensation d’insatisfaction qui grandit à mesure que les secondes passent.
La gêne me fait me tortiller, soudain inconfortable dans mon propre lit. Les souvenirs de la veille remontent à la surface, se mêlent aux bribes de mon rêve, brouillant les frontières entre réalité et fantasme.
Mes entrailles se contractent, de désir. Malgré le plaisir inouï qu’Adrian m’a offert hier, laissant mon corps dans un état d’assouvissement presque irréel, je le veux encore. Plus qu’avant. Inexplicablement, désespérément.
Je lâche un juron.
Quel foutu bourbier.
La température dans la pièce semble soudain avoir augmenté. Je me débarrasse de mes habits et me retrouve en sous-vêtements.
Rien n’y fait.
Mon corps brûle de désir et le seul moyen de le calmer, c'est de lui donner exactement ce qu’il réclame.
Je me replace confortablement dans le lit. Aussitôt, le visage d’Adrian s’impose dans mon esprit. Il me sourit, dévoilant ses belles dents blanches, et c’est mon cœur qui répond en battant plus fort. Ma main dans la sienne, il embrasse ma paume puis mon poignet. Sa main parcourt mon corps, traçant lentement chaque courbe, de ma clavicule jusqu’à l’aine. Je ferme les yeux, retenant mon souffle, comme si l’imaginer assez fort pouvait le rendre réel. Je me mords la lèvre, incapable de contenir ce feu intérieur qu’il ravive, même en son absence. Ma peau est si sensible que le moindre effleurement me donne des frissons.
Il retire habillement ma culotte, hume ma peau à cet endroit et y dépose un baiser.
— Tu sens divinement bon.
Je sens sa langue chaude sur ma peau, remonter mon ventre jusqu'à ma poitrine. Il repousse ma brassière et dévoile mes seins. Le regard qu’il pose ensuite sur moi exprime des pensées inavouables. Il s’approche lentement de mon sein tendu. Ma respiration se coupe. Lorsque ses lèvres se posent enfin sur moi, je ne suis plus que gémissements.
Je me pétris les seins, gémissant et ondulant dans mon lit comme un verre, imaginant à la place de mes mains, les lèvres d’Adrian. Dans un moment de confusion, il me semble avoir soufflé son prénom.
Mes seins, sensibles à souhait, il guide ma main plus bas, là où le désir palpite, où j’ai l’impression que mon cœur lui-même s’est déplacé pour battre entre mes cuisses.
Je pose les doigts sur mon bourgeon gorgé de sang et entame de lents mouvements circulaires. Dans mes souvenirs, Adrian l’avait mordillé avec une précision exquise. Du bout de sa langue, il l’avait léché, aspiré, suçoté, comme s’il goûtait un fruit interdit. Je ne suis plus que soupirs et paroles confuses, noyée dans une mer de sensations que seule sa mémoire parvient à déclencher.
Mes gestes deviennent frénétiques, ma respiration devient courte, saccadée. Je laisse mes pensées dériver vers lui, vers sa voix grave, ses mots murmurés à mon oreille.
— Jouis pour moi, mon cœur.
Cette simple évocation suffit à faire basculer mon corps tout entier.
Un frisson violent me traverse, m’arrachant un long gémissement que j’étouffe dans les coussins, incapable de retenir cette vague de plaisir qui me submerge, profonde et brûlante.
Des minutes s’écoulent, et la tension se dissipe peu à peu dans mon corps. Je me sens fondre, molle comme du beurre tiédi. Ma respiration devient plus profonde, plus régulière. Il ne m’en faut pas davantage pour me replonger dans un sommeil profond.
***
Un coup frappé à la porte me force à lever la tête.
Ricky apparaît sur le seuil, la mine sévère et des lunettes de soleil camouflent son regard.
— Le réveil a été difficile ? me moqué-je.
Il ignore ma pique et s’approche.
— Perov et ses hommes sont là, annonce t-il. J’ai déjà informé Taylor, Antonio et Adrian.
L’évocation de son nom fait remonter des souvenirs que je chasse aussitôt.
— On y va, dis-je en me levant.
Le parking au sous-sol s’étend sur toute la superficie du club, en faisant un lieu austère et désert, uniquement utilisé pour nos transactions. Ricky et moi arrivons en même temps que les recrues. Il s’éloigne pour se placer à leurs côtés, les alignant ainsi tous les quatre face aux hommes de Perov. Six au total, rassemblés autour de leur chef, Riot, formant ainsi un bloc imposant, voire impénétrable. Derrière eux, deux Mercedes G-Wagen sont garées, assorties à la teinte sombre de leurs costumes.
À la lumière du jour, la ressemblance de Riot avec son frère Vassili saute davantage aux yeux, bien que son aura soit bien moins menaçante.
Son frère ne l’a jamais évoqué. Il faut croire que nous avions tous deux des sujets que nous évitions soigneusement.
Leurs poignets et cou sont marqués du même tatouage, signe distinctif de leur clan, bien que le dessin diffère légèrement de celui que portent Vassili et ses hommes.
Chose étrange.
Vladimir fait son entrée, ce qui détourne mon attention. Il serre vigoureusement la main de Riot avant de venir se placer à mes côtés.
L’ennui qui voilait le visage de Riot s’efface aussitôt, dès que son regard, jusque-là occupé à détailler nos hommes, se fixe enfin sur moi. Ses sourcils se froncent, puis une lueur traverse ses yeux.
— Que fout cette salope ici ? aboie-t-il presque.
— Traite-moi encore une fois de salope, et tu n’auras plus ta langue pour recommencer, dis-je d’un ton étonnamment calme.
Des murmures s’élèvent parmi ses hommes, mais il lève la main pour leur imposer le silence. Je suis prête à parier qu’il m’aurait craché au visage si Vladimir ne se tenait pas juste à côté, tant son regard déborde de dédain.
— Ils ne t’ont pas assez bien dressée, lance-t-il. Si tu m’appartenais, tu serais aussi docile qu’un petit chien.
Pour appuyer ses propos, il imite les aboiements d’un chiot, déclenchant l’hilarité de ses hommes.
Je sens un frémissement parmi les miens, leur colère à peine contenue, tandis que je fais un pas en avant.
Vladimir tend la main et me barre la route, stoppant net ma progression.
— Ça suffit, tonne-t-il.
Il tourne la tête vers moi, et dans son regard, je lis clairement : « À quoi t’attendais-tu ? »
Ce connard de Riot sourit, tandis que je jette un regard meurtrier à Vladimir. Il me faut une force mentale que je ne pensais pas posséder pour reculer et empêcher mon poing d’atterrir dans la figure de cet abruti.
Je me remets finalement aux côtés de Vladimir, la mâchoire serrée.
— Vous êtes sur mon territoire. Que cela vous plaise ou non, Catelyn est mon bras droit, et vous lui devez respect. Je ne tolérerai aucune forme de manque à son égard. Désobéissez, et votre frère ne sera pas content de ce qu’il verra à votre retour, dit Vladimir d’une voix glaciale, lourde de menace.
Le sourire de Riot s’éteint peu à peu, remplacé par un air incrédule. Il me fixe à nouveau, comme s’il me découvrait pour la première fois. Son frère ne lui a jamais parlé de moi, tout comme il s’est abstenu de me parler de lui.
Il se tourne vers Vladimir et finit par hocher la tête.
Quant à moi, je suis surprise par la réaction de Vladimir. C’est la première fois en six ans qu’il prend la peine de me défendre, et cela devant les Perov, l’un de nos clients les plus importants.
— Bien, maintenant que tout est clair, procédons à la transaction, lance Vladimir d’un ton assuré.
— Nous devons vérifier la marchandise d’abord, réplique Riot.
— Bien entendu.
Vladimir fait signe à Ricky, qui s’avance avec un premier coffre, suivi de Taylor, Adrian, puis Antonio. L’opération se répète jusqu’à ce que dix coffres soient alignés devant nous.
Pendant ce temps, je ne quitte pas Riot et ses hommes des yeux. Quelque chose se trame. Un détail m’échappe.
L’un d’eux s’approche et ouvre le premier coffre. À l’intérieur, huit fusils d’assaut semi-automatiques M4. Il inspecte les autres de la même façon. Tous contiennent exactement le même nombre. Le compte est bon.
— Les trackers ont été désactivés et détruits, reprend Vladimir. Avec Vassili, nous avons convenu que…
— Les comptes ne sont pas bons, coupe abruptement Riot. Il manque deux coffres supplémentaires.
— Il y a ici quatre-vingts fusils comme prévu, alors de quoi parles-tu ? rétorqué-je de plus en plus irritée.
— Ce n’est pas ce dont j’ai discuté avec mon frère. Il manque seize armes.
Je lance un regard sceptique à Vladimir, qu’il me rend sans ciller. Ce connard se fout clairement de nous.
— Dans ce cas, nous allons appeler Vassili.
Le ton posé de Vladimir ne présage rien de bon.
Un coup d’œil discret vers Ricky me confirme qu’ils se tiennent prêts. Vladimir sort son téléphone et compose le numéro de l’autre frère. Je me place face à Riot, prête à lancer les hostilités.
Son assurance vacille.
Le premier appel reste sans réponse. Le deuxième aussi. Le troisième, idem. Riot déglutit.
— Ton frère ne répond pas, déclare Vladimir, laissant tomber les politesses.
— Deux possibilités s’offrent à vous, dit Riot en s’éclaircissant la voix. Soit vous complétez la marchandise, soit nous repartons avec ce que vous avez fourni, mais vous ne toucherez pas la totalité de la somme convenue.
Anticipant la réaction de Vladimir, je m’éloigne de Riot juste à temps. En un éclair, Vladimir s’avance et lui décoche un coup de poing sec en plein nez. Riot bascule en arrière et tombe. Vladimir le chevauche aussitôt et lui envoie un second coup, exactement au même endroit.
Les hommes de Riot réagissent aussitôt, armant leurs fusils à une vitesse fulgurante. Ils sont six, nous sommes cinq, mais si ça dégénère, nous nous en sortirons. Mon arme est braquée sur celui qui a vérifié les coffres — lui vise Vladimir. Les autres répartissent leurs armes sur Ricky, Taylor, Antonio et Adrian, qui, sans attendre, les visent à leur tour.
— Tu me prends pour un con ? Tu crois pouvoir me la mettre à l'envers, fils de pute ? hurle Vladimir. Personne ne touche à mon fric.
Il lui balance un troisième coup, cette fois dans la mâchoire.
— Si tu me tues, mon… frère me vengera, dit-il péniblement, la bouche pleine de sang.
— Je n’ai pas peur de Vassili. Et ça m’étonnerait qu’il veuille venger son traître de frère.
Le visage de Riot blêmit.
— Personne ici ne croit à ton histoire. Tu veux les armes pour toi et tes hommes, pas vrai ? Où est passée ton allégeance envers ton aîné ?
Vladimir lui assène un quatrième coup, plus violent encore. Le craquement est audible.
Les hommes de Riot s’agitent, de plus en plus nerveux, incapables de rester passifs en voyant leur chef ainsi humilié. Personnellement, que ce connard crève ou non, ça m’est égal. Mais Vassili est imprévisible. Traître ou pas, ce n’est pas à nous d’en juger. Et je doute qu’il apprécie que Vladimir se charge de la punition… ou que quiconque d’autre, en dehors de leur clan, le fasse.
S’il y a bien une chose que j’ai apprise avec ces mafieux, c’est que leurs affaires se règlent entre eux, en famille. Et honnêtement, nous n’avons pas les moyens de mener une guerre contre les Russes — ni à court terme, ni à long terme. Et ça, Vladimir le sait très bien.
Il se redresse, tirant Riot avec lui.
— Tu vas prendre tes hommes et retourner dans votre putain de pays. Mes armes ne bougeront pas d’ici. Et tu diras bien ceci à Vassili : s’il veut conclure ce deal, il a intérêt à me le faire savoir avant la fin de la journée. Passé ce délai, je les vends au plus offrant, conclut Vladimir d’un ton tranchant.
Il relâche le col de Riot, qui vacille brièvement avant de se redresser.
— Et maintenant, dégage, hurle-t-il.
Il ordonne à ses hommes de baisser leurs armes, ce qu’ils s’empressent de faire. Il nous lance un regard circulaire, et lorsque ses yeux se posent sur moi, je lui adresse un sourire carnassier. Il n’a pas le cran d’y répondre. Après un dernier coup d'œil, il se détourne et s’éloigne avec ses hommes. Nous les regardons monter dans leurs voitures, démarrer, puis disparaître dans un grondement de moteurs.
— Saletés de Russes ! crache Vladimir, comme s’il n’en faisait pas lui-même partie.
En vérité, seul son arrière-grand-père l’était. Mais franchement, qui s’en soucie ?
— C’était quoi, ça ? demande-t-il en se tournant vers moi une fois les Perov partis.
— Laissez-nous, ordonné-je simplement.
Ricky hoche la tête et fait signe au reste de suivre. Juste avant de s’éloigner, Adrian me lance un regard chargé d’inquiétude.
— Il voulait simplement plomber le deal de son frère, dis-je calmement. Il savait qu’on n’accepterait jamais, mais il a quand même tenté le coup. Au pire, le deal est annulé, et au mieux, il repart avec des armes pour ses hommes. Il n’avait rien à perdre. Alors, on fait quoi maintenant ?
— On fait comme je l’ai dit, ne m’as-tu pas entendu ?
Ma mâchoire tressaille.
— Si Vassili ne me rappelle pas avant demain matin avec des explications claires et des excuses, j’ajoute celles-ci au stock libre.
— Il ne sera pas content.
— Il n’avait qu’à pas m’envoyer son abruti de frère.
— Si on le perd, le business prendra un coup.
— Ça, c’est à moi d’en juger. Et même dans ce cas, tu trouveras un autre client plus gros, conclut-il en s’éloignant.
Je ne traîne pas et fais de même. En sortant du parking, je tombe sur Ace. Visiblement, il m’attend depuis un moment. Je me retiens de lever les yeux au ciel — il est la dernière personne à qui j’ai envie de parler aujourd’hui. Et pour être honnête, depuis l’incident le jour de leur arrivée, j’avais complètement oublié son existence.
— Qu’est-ce que tu veux ? dis-je sans ralentir, continuant mon chemin. La journée est déjà assez merdique comme ça, murmuré-je pour moi-même.
Il me rattrape et vient se planter devant moi, m’obligeant à m’arrêter. Je le fixe, stupéfaite.
Il lève les mains en signe de reddition.
— Je voulais m’excuser pour l’autre fois, dit-il, un peu mal à l’aise. Je n’aurais pas dû te traiter de… C’était con de ma part, se corrige-t-il.
J’évolue dans un monde façonné par les hommes, régi par leurs décisions, leurs règles, leur pouvoir. Pour beaucoup d’entre eux, ma simple présence à ce niveau hiérarchique est déjà une anomalie. Mon autorité, une insulte. Alors ils réagissent comme Ace, ou comme Riot Perov : avec condescendance, provocation, voire hostilité.
J’ai perdu le compte des réunions où l’on m’a ignorée, interrompue, rabaissée. Où des regards se sont croisés en coin, amusés, convaincus que je n’étais là que par caprice de Vladimir. Pendant longtemps, je n’ai rien dit. J’encaissais. Jusqu’à ce que je comprenne : dans cet univers, le silence ne signifie pas la dignité, mais la faiblesse. Et la faiblesse, ici, se paie cash.
— J’ai horreur des excuses, dis-je en lisant la sincérité dans son regard. Les actes comptent plus que les mots. Et heureusement pour toi, je ne suis pas rancunière. Enfin… pas trop, ajouté-je en le contournant.
Constatant que je marche seule, je m’arrête et me retourne vers lui.
— Arrête de rester planté là comme un idiot. Dis-moi où sont passés les autres.
Il me fixe, visiblement pris au dépourvu.
— Ils sont dans la salle à manger, finit-il par répondre.
— Qu’est-ce qu’ils foutent là à cette heure ? dis-je en jetant un coup d’œil à ma montre.
Ace évite mon regard et me dépasse sans un mot.
— Je suppose que je vais le découvrir toute seule, marmonné-je.
Depuis le couloir, une odeur nauséabonde me guide jusqu’à la cuisine. D’habitude, Marta, la femme de ménage, s’en occupe en dernier — il n’y a jamais grand-chose à y faire. Mais demain, en découvrant l’état des lieux, elle commencera par là, c’est une certitude.
Luis et Roman se disputent bruyamment, chacun insistant sur un ingrédient à ajouter à une mixture jaunâtre dans l'un des mixeurs. L'odeur me parvient alors, et je la reconnais immédiatement en apercevant les coquilles d'œufs écrasées dans la poubelle, ainsi que la moutarde entamée et le citron posé sur le comptoir. On dirait un masque capillaire de qualité douteuse.
Antonio, affalé sur le plan de travail en marbre blanc, a l’air totalement abattu, comme s’il remettait en question toutes ses décisions de vie. Kyle et Jorys, eux, sont plongés dans une dispute animée. À quelques mètres, Ricky et Adrian sont assis à une table, une bouteille de whisky bien entamée devant eux, totalement imperméables au chaos ambiant. Des gobelets vides jonchent le sol un peu partout.
— Bon sang, j'ai eu des gueules de bois dans ma vie, mais jamais à ce point, grogne Antonio. Je ne sais pas comment j’ai pu tenir debout tout à l’heure.
— Je t’ai dit de mettre du miel, insiste Roman à l’adresse de Luis.
Mais ce dernier, trop occupé à me fixer, ne l’écoute déjà plus.
Voyant que Luis ne l’écoutait plus, Roman suit son regard… pour se rendre compte qu’il est fixé sur moi.
Il sursaute en croisant mes yeux, assombris par la colère. Sa réaction attire l’attention du reste du groupe, qui réalise enfin ma présence.
— T’es là depuis longtemps ? demande Ricky.
Je le fusille du regard.
— Non. Mais j’ai déjà vu assez, répliqué-je en entrant dans la cuisine.
— Cette mégère de Marta aura enfin une bonne raison de toucher son salaire, dit-il avec un rictus aux lèvres avant de se resservir un autre verre de whisky.
Je tire une chaise et m’assieds entre lui et Adrian, qui, pour une raison que j’ignore, évite soigneusement mon regard. Il n’a pas l’air en meilleur état que les autres.
— On combat le mal par le mal, ajoute Ricky, en désignant la bouteille face à mon air désapprobateur.
Je détourne mon attention de Ricky et la pose sur Adrian. Cette fois, il soutient mon regard. Dans ses yeux, je lis sans mal les souvenirs de la veille. Mes joues s’échauffent malgré moi, et c’est à mon tour de fuir.
Je me lève et vais jusqu’au plan de travail pour me servir un verre d’eau au robinet.
— C’est immonde, mais redoutablement efficace contre la gueule de bois, commente Luis en voyant ma moue devant le mélange douteux qu’il boit.
Je ne réponds pas et termine mon verre d’une traite.
— Et maintenant, c’est quoi la suite avec les Perov ? lance une voix derrière moi.
Je me retourne brusquement et découvre Taylor. Je ne l’avais même pas remarqué. Discret comme toujours, il donne presque l’impression de vouloir se fondre dans les murs. Au moins, lui semble encore debout. En tout cas, en meilleure forme que les autres.
— On attend que Vassili se manifeste, dis-je simplement.
— Et s’il ne le fait pas ? insiste-t-il.
— Catelyn entretient des rapports… disons, privilégiés avec lui. Elle saura lisser les tensions. Comme d’habitude, glisse Ricky d’un ton trop détaché.
Je me tourne vers lui et le fusille une fois de plus du regard.
— Des rapports privilégiés ? répète Adrian, soudain très attentif.
La question était destinée à Ricky, mais c’est sur moi qu’Adrian braque ses yeux, comme s’il cherchait à lire entre les lignes. Ce regard insistant m’agace au plus haut point.
— Ils ont eu une aventure, lâche Ricky.
Un silence pesant s’abat sur la pièce. Tous les regards se tournent aussitôt vers moi.
— Catelyn et Vassili, ajoute-t-il, comme si ce n’était pas déjà assez clair.
— J’avais oublié à quel point tu pouvais être désagréable après une cuite, Ricky, rétorqué-je, sèchement.
Il hausse les épaules, tente de se resservir un verre, mais je lui arrache la bouteille des mains et bois d’un trait ce qu’il a eu le temps de verser. L’alcool me brûle la gorge, mais il m’apporte le cran nécessaire pour affronter les regards.
— On s’est rencontrés lors d’une vente de charité. J’étais censée accompagner un homme d’affaires… mais en réalité, j’étais là pour Vassili, dis-je, en espérant que ça suffirait à clore le sujet.
Mais à ma grande surprise, c’est tout le contraire. Tous se rapprochent, comme happés par l’histoire, les visages marqués par un intérêt soudain et manifeste.
— Je savais qu’il s’intéressait aux armes à feu. Il venait tout juste de succéder à son père, un véritable tyran, et cherchait à diversifier les activités de la famille. À l’époque, son pouvoir était encore fragile, et il se méfiait de tout le monde. Une approche frontale l’aurait fait fuir. Alors j’ai fait en sorte qu’il me remarque.
— Et croyez-moi, elle sait y faire, balance Ricky.
Je l’ignore et continue, imperturbable.
— Et il m’a remarquée. C’est lui qui a fait le premier pas, tentant de m’impressionner en enchérissant sur l’objet le plus cher de la soirée. Évidemment, ça a attiré mon attention. Alors, de fil en aiguille…
— De fil en aiguille ? coupe Ricky moqueur. Tu omets la partie la plus intéressante.
— Ils n’ont pas besoin de connaître tous les détails, répliqué-je de plus en plus irritée.
— Les détails sont souvent la partie la plus croustillante, ajoute Luis, en se redressant légèrement, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Vassili était fou d’elle, enchaîne Ricky, insensible à mon agacement.
Je ne réponds pas. Mon regard désormais fixé sur Adrian, dont le visage revêt un masque indéchiffrable. Impossible de deviner ce qu’il pense. Et c’est précisément ce qui me met mal à l’aise.
— Ou plutôt, Catelyn l’a rendu fou, corrige Ricky avec un rictus. Il était noyé dans ses responsabilités de nouveau chef de famille, mais trouvait toujours du temps pour elle.
Il marque une pause, comme s’il savourait ses mots.
— Il hésitait à bosser avec Vladimir, mais elle a réussi — par quel miracle, j’en sais rien — à le faire changer d’avis. Il était amoureux, j’imagine. Et quand il a vu qu’on était carrés avec nos clients, il a fini par céder totalement. Le business a roulé, jusqu’au jour où Vassili a proposé à Vladimir un deal : emmener Catelyn en Russie. En échange, Vladimir deviendrait son principal fournisseur, avec des ouvertures sur de nouveaux marchés grâce à son influence.
— Il était piqué, le mec, commente Luis, captivé.
Adrian détourne son regard de moi, lentement, pour le poser sur Ricky, les mâchoires contractées.
— Après l’argent, ce que Vladimir chérit le plus, c’est Catelyn, lâche Ricky en plantant son regard dans celui d’Adrian, comme pour lui faire passer un message. Vladimir serait encore un mac de bas étage sans elle, ajoute-t-il en me désignant du doigt.
— Qu’est-ce que Vladimir a fait ? demande Taylor,
Surprise, je le fixe un instant. Je ne l’imaginais pas amateur de potins.
— À ton avis ! réplique Ricky. Si c’était quelqu’un d’autre, il lui aurait collé une balle dans la tête mais Vassili est un adversaire qu’il vaut mieux avoir comme allié. Vladimir n’a jamais aimé leur relation, mais il savait se contenir devant Vassili. Et tant que ça servait ses affaires, il savait se contrôler. Il aurait pu la céder…
À ce mot, je me raidis, attirant à nouveau l’attention d’Adrian.
Je ne suis qu’un objet qu’on cède au plus offrant, passant d’une cage à une autre, d’un geôlier à un autre.
— … et gagner plus de fric, mais ça ne durerait pas. Vladimir le sait parfaitement, reprend Ricky. Il ne tiendrait pas sans elle.
— Vladimir a refusé sa proposition, les affaires ont continué. On s’est lassés l’un de l’autre, et notre relation s’est terminée là, dis-je, coupant court avant que Ricky ne révèle la vraie raison.
Je croise son regard, il acquiesce silencieusement.
Adrian, jusque-là immobile, se lève d’un coup, faisant presque basculer sa chaise, puis, comme emporté par un tourbillon, il quitte brusquement la pièce.
Annotations
Versions