Chapitre 12
L’odeur de la peinture fraîche me chatouille les narines. À l’éternuement étouffé de Jorys, sur ma gauche, je comprends que je ne suis pas la seule à en être incommodée. Il s’éloigne pour inspecter la pièce, mais revient rapidement : il n’y a pas grand-chose à voir pour l’instant.
— Tout le matériel doit arriver aujourd’hui. Il faudra laisser la porte ouverte, le temps que la peinture sèche complètement.
Une lueur a traversé les yeux de Jorys lorsque je lui ai fait part de mes projets pour cette salle. Il est le seul vraiment doué avec les ordinateurs, et est déjà un atout essentiel pour l’équipe. Alors quoi de mieux qu’un espace bien équipé pour lui permettre d’exercer son rôle dans les meilleures conditions ? Cette pièce, transformée en débarras au rez-de-chaussée, était donc une évidence.
— Une fois que tout sera installé, tu me diras s’il te manque quelque chose, dis-je en me tournant vers lui pour capter son attention.
Il semble ailleurs.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’avais imaginé en arrivant ici, murmure-t-il, sortant enfin de son mutisme.
Je hausse les sourcils, l’incitant à poursuivre.
— Je pensais qu’il n’y aurait que… enfin, que je serais entouré de…
Il s’interrompt, inspire profondément, puis secoue la tête comme pour chasser une pensée.
— Je ne sais pas ce que j’imaginais, finit-il par dire.
Je l’observe attentivement, me décidant à creuser ou laisser couler. Il me surpasse d’une bonne tête, vêtu sobrement, d’un jean bleu foncé et d’un t-shirt assorti. Il semble avoir retrouvé son calme depuis sa dispute avec Kyle dans la salle à manger, mais quelque chose le préoccupe.
— Tu superviseras toute l’installation, dis-je, décidant de laisser couler, pour cette fois.
— Le système de sécurité sera mis en place au même moment et, par précaution, nous serons les deux à connaître les détails. Cette salle est à toi désormais. Tu en es responsable. Aménage-la comme tu veux.
Il hoche la tête, sans discuter.
— Et tiens-moi au courant s’il y a du nouveau du côté de Sanchez, ajouté-je en me dirigeant vers la sortie.
***
J’entre dans mon ancien appartement, celui que je partageais avec Katherine et Gisèla, avant sa mort tragique. Dans un geste automatique, hérité de l’habitude, je referme la porte sans enclencher le déclic de la serrure rouillée. Je trouve facilement l’interrupteur sur ma gauche et la lumière jaillit dans la pièce. Tout est resté exactement comme avant. Figé. Intact.
Il m’est arrivé de passer des heures assise à la table du séjour, à revivre chaque souvenir, les rires, les disputes, les silences lourds de sens.
Mais aujourd’hui, je ne suis pas venue pour ça.
Je traverse la pièce et m’arrête devant les placards sur la droite. Au troisième, je l’ouvre et glisse la main à l’intérieur, explorant du bout des doigts le bois au fond. Je tends l’oreille, attentive. Un son creux trahit la présence que je cherche. Je pousse délicatement la paroi, puis, dans l’ouverture dissimulée, récupère la petite feuille soigneusement pliée.
Au même moment, mon téléphone vibre dans ma poche. Je range soigneusement le papier dans la poche arrière de mon jean, referme la cachette, puis le placard, comme si rien n’avait été touché.
Je sors le téléphone. C’est un message de Vladimir : “Vassili vient demain.”
Il viendra chercher les armes lui-même, comme il l’a toujours fait. Nous ne nous verrons pas. Il repartira comme il est venu. C’est toujours le même schéma depuis la fin de notre relation. Il ne demandait pas de mes nouvelles, et je faisais de même. Chacun se comportait comme si l’autre n’avait jamais existé. Et cette pensée me serre le cœur.
Ricky s’est toujours occupé des échanges, que je sois présente au centre ou en mission. Je faisais tout pour éviter Vassili. Je n’avais plus la force de croiser son regard plein de mépris depuis le jour où je lui ai avoué que je ne ressentais rien pour lui. Que tout cela n’avait été qu’un jeu, un moyen de le manipuler afin qu’il collabore avec Vladimir.
J’ai réussi à l’empêcher d’annuler l’accord. Et puis, Vassili est intelligent. Il sait ce que cette alliance lui rapporte.
Mais pour moi, il ne doit rester que de la rancœur. Du ressentiment.
Vladimir, lui, faisait semblant de ne rien voir. Personne ne mentionnait jamais Vassili, sinon quand c’était nécessaire.
C’est pour ça que je suis furieuse contre Ricky. Furieuse qu’il ait remis cette histoire sur le tapis. Furieuse qu’il m’oblige à affronter, une fois de plus, cette foutue culpabilité que je m’efforce d’enfouir.
Je réponds un simple « Ok » à Vladimir, puis mes pas vifs et déterminés, me mènent droit à l’armurerie.
Ricky est là, concentré, en train de compter des munitions.
— Pourquoi t’as raconté cette histoire ? lancé-je d’entrée de jeu, la voix chargée de colère.
S’il est surpris de me voir, il ne le laisse pas paraître. Il lève lentement la tête vers moi, m’observe quelques secondes avec ce mélange de défiance et d’amusement qui m’exaspère, puis retourne calmement à son occupation.
— Tu m’ignores.
— Tu es en colère, lâche-t-il sans prendre la peine de me regarder. Je ne t’ai pas vue dans cet état depuis des années.
Je serre les poings, tentant de garder mon sang-froid, mais l’irritation pulse dans mes veines.
— Tu n’avais aucun droit de faire ce que tu as fait, dis-je en le pointant du doigt.
Il termine de compter les dernières munitions dans sa main, puis, avec une lenteur calculée, les range une à une dans leur boîte. Tout en refermant le couvercle, il se tourne enfin vers moi, son regard accrochant le mien avec une lueur de défi.
— Je ne l’ai pas fait pour te blesser, si c’est ce que tu crois, dit-il calmement en se rapprochant. Et si tu es en colère, ce n’est pas contre moi, mais contre toi-même.
Je le fusille du regard, mes doigts se crispant malgré moi.
— Ne prétends pas savoir ce que je ressens, dis-je froidement.
— Tu étais horrible avec Vassili, poursuit-il, imperturbable. Tu n’en avais que faire de ses sentiments et pourtant, il t’aimait comme un fou. Peut-être est-ce cela qu’il aimait chez toi… ton côté impitoyable.
Un rire amer manque de m’échapper.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, dis-je en me détournant, me dirigeant vers la porte, impatiente de mettre un terme à cette conversation.
— Tu lui as brisé le cœur et ça ne t’avait jamais dérangé… jusqu’à présent.
Je m’arrête brusquement, stupéfaite. Lentement, je me retourne vers lui.
— Tu sais très bien que c’est faux. À quoi joues-tu, Ricky ? Et ne parle pas de Vassili comme s’il était innocent. Il est tout sauf un enfant de chœur, et ça, tu le sais très bien.
Ricky soutient mon regard, un sourire indéchiffrable flottant sur ses lèvres.
— C’est ce que tu te dis pour apaiser ta culpabilité ? demande-t-il en avançant vers moi, son regard accusateur. Qu’il méritait ce que tu lui as fait ?
Je relève le menton dans un réflexe de défense.
— Tu es sans cœur, Ricky, lâché-je, incapable de retenir les tremblements dans ma voix.
Un sourire en coin étire ses lèvres, à peine perceptible, chargé d’ironie.
— Ce n’est pas moi qui ai joué avec les sentiments d’un homme éperdument amoureux.
Son ton est calme, posé, et pourtant, il frappe plus fort que n’importe quelle insulte. Mon cœur cogne contre ma poitrine mais je refuse de détourner le regard.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, répété-je en retenant les larmes qui menacent de couler.
Ricky ne cille pas. Son regard reste braqué sur moi, cherchant à déterrer une vérité que je refuse d’admettre à voix haute.
— Je ne sais pas quoi, Catelyn ? demande-t-il, sa voix mesurée, mais implacable.
— Tu n'étais pas dans notre relation ! vociféré-je, la colère masquant à peine la douleur qui m’étreint la gorge.
Il arque un sourcil, attendant que je crache enfin ce que je garde enfoui depuis longtemps.
— Je l’aimais, merde !
Les mots explosent dans l’air, irrévocables.
Un silence pesant s’installe. Ricky s’approche lentement, son regard plus doux. Il tend la main et relève doucement mon menton du bout des doigts, me forçant à le regarder.
— Je sais, souffle-t-il, sa voix étrangement tendre.
Je serre les poings, mes ongles s’enfonçant dans ma paume pour garder le contrôle.
— Et tu sais ce qu’il aurait fait s’il savait ses sentiments partagés… et ce que Vladimir aurait fait en retour.
Ricky ne dit rien, mais l’ombre qui traverse son regard me confirme qu’il le savait depuis le début. Il inspire profondément avant de lâcher.
— Cette histoire était adressée à Adrian, Catelyn.
Je fronce les sourcils, prise au dépourvu.
— Que… quoi ?
Il esquisse un sourire.
— Tu penses que je ne vois pas comment il te regarde… et comment tu le regardes en retour ? Vous n'êtes pas vraiment discrets.
Mon cœur rate un battement.
J’essuie mes larmes d’un geste impatient et m’éloigne, tentant de retrouver mon calme.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demandé-je d’une voix encore tremblante.
Ricky me regarde sans ciller.
— Il est amoureux de toi, Catelyn.
Un rire sans joie m’échappe, chassant mes dernières larmes.
— Tu n’es pas sérieux !
Je scrute son visage, espérant y voir un signe d’exagération, une blague, mais il ne bronche pas.
— Ça fait à peine quatre jours qu’il est là, c’est impossible, dis-je, déboussolée. Ce n’est pas parce qu’il me lance des regards enflammés qu’il m’aime.
Ricky croise les bras, secouant légèrement la tête.
— Tu es douée pour décrypter les sentiments des autres, mais incapable de voir ce qui te pend au nez ?
Je fronce les sourcils.
— Si tu te bases uniquement sur ses regards, alors ça voudrait dire que je suis moi aussi amoureuse de lui. Et ce n’est pas du tout le cas.
Un silence s’installe.
— Si ça te fait plaisir de le croire, dit-il en haussant les épaules.
Il marque une pause, puis ajoute d’un ton plus grave :
— Je l’ai fait pour qu’il comprenne qu'avant même que ça ne commence, votre relation est vouée à l’échec.
Les mots de Ricky me glacent le sang, car ils sont vrais. Et c’est d’autant plus difficile de les entendre venant de la bouche d’un autre. Vladimir me considère comme sa propriété. Il n’a jamais cherché à contrôler ma vie sexuelle, du moment que mes aventures n’étaient rien de plus que ça : passagères et sans conséquence. Il se moque bien de qui partage mon lit, tant que cette personne ne représente pas une menace. Mais dès que ça devenait trop sérieux à son goût, il faisait disparaître la personne. Sans un mot, sans une mise en garde.
— Peu importe. Ce ne sont pas tes affaires et tu n’as pas à t'en mêler, réponds-je froidement.
— Je voulais te protéger. Ça finira mal, tu le sais.
— Je ne t'ai rien demandé, dis-je froidement. Et surtout, je n’ai pas besoin de ton implication. N’interfère plus dans mes affaires, Ricky, menacé-je. Tu n’as pas à me protéger. Tu n’es pas mon père !
— Crois-moi, je n’essaie pas de prendre la place d’un mort.
Les mots de Ricky m’assènent un coup brutal, me faisant reculer d’un pas. Mes épaules s’affaissent, comme si toute l’énergie quittait mon corps en un seul instant.
Il s’avance aussitôt, les yeux remplis de regrets et tend la main vers moi, mais je recule. Le mal est déjà fait. Mes yeux sont ancrés dans les siens, pleins de souffrance.
— Catelyn, je…
A cet instant, j’entends quelqu’un toussoter, attirant notre attention. Je me tourne et vois Thomas qui hésite à entrer. Son regard va de Ricky à moi, se posant plusieurs fois, ce qui m’irrite plus que de raison.
— Quoi ? dis-je, en élevant la voix.
Il jette un dernier coup d’œil à Ricky avant de se tourner vers moi.
— Ils essaient de te joindre depuis tout à l’heure, mais tu ne réponds pas. Les livreurs sont arrivés.
Je prends une grande inspiration pour retrouver mon calme et, sans jeter un regard à Ricky, je quitte l'armurerie.
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