Chapitre 13
Mes poings frappent le sac en cadence. Un enchaînement précis : crochet, jab, uppercut, coup de pied. Encore et encore. Je martèle le sac jusqu’à sentir mes jointures brûler sous les gants. Le bruit sec de chaque impact résonne dans la pièce vide, couvrant à peine le tumulte dans ma tête. Je voudrais que la douleur physique étouffe mes pensées. Mais rien n’y fait. Tout remonte. Les mots de Ricky. Cette conviction absurde. C’est impossible. Adrian ne peut pas m’aimer. Je secoue la tête. Il s’est trompé. Il se trompe toujours. Mais l’idée est là, plantée dans mon esprit comme une écharde impossible à extraire. Je donne un autre coup, puis un autre. Et ce bout de papier… Ce qu’il dit, je le savais déjà. Mais en avoir la preuve, c’est autre chose. C’est réel. Et ça complique tout. Je ferme les yeux. La sueur perle sur mon front, coule le long de mes tempes, brûle mes paupières. Mes poings s’abattent sur le sac, encore et encore.
Au bout d’un moment, je sens une présence derrière moi. Je l’ignore. Les minutes passent. Puis des pas s’approchent, lents, mesurés.
Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qui se tient exactement derrière moi.
— Tes yeux de pervers se sont assez nourris ? lancé-je d’un ton glacial à Ricky.
Il ne répond pas. Du coin de l'œil, je l’observe me contourner pour venir se placer derrière le sac, qu'il immobilise de ses deux mains. Je retourne au sac et continue de frapper. Les minutes passent sans que nous échangions un seul mot. Parfois, il recule sous l'impact de mes coups en me lançant des regards en biais.
Une dizaine de minutes passent. Je ralentis, puis m’arrête, essoufflée.
— Entraîne-toi avec moi, dit-il en m'indiquant le ring de boxe.
Je récupère ma bouteille d'eau posée à côté, bois quelques gorgées puis m’avance vers le ring.
— Alors, t’attends quoi ? Je n’ai pas toute la journée.
Un léger sourire traverse son visage alors qu’il s’éloigne pour récupérer ses gants de boxe. Je m’avance vers le ring installé au milieu de la salle et continue de m’échauffer. La boxe est le sport favori de Ricky, et c’est sur son initiative que le ring a été installé. Il m’y a initiée et s’est montré un très bon professeur, mais aujourd’hui, je n’ai pas l’intention de lui faciliter les choses.
Il termine ses échauffements et me rejoint. On échange un salut rapide avec nos gants avant de commencer.
Je sautille sur mes pieds, tournant autour de lui. Il m’imite, ses yeux fixés sur les miens, à la recherche d’une ouverture. Nous nous évaluons, chacun cherchant à déceler dans la posture de l’autre, une faille. Je lance un coup de poing direct avec mon bras droit, qu'il esquive facilement. Mon but n'était pas vraiment de le toucher, mais de tester sa réaction. Ricky se rapproche, et instinctivement, je recule. Nous continuons à tourner autour du ring, l'intensité grandissant dans l'air. Puis, d'un mouvement rapide, il m’envoie un coup de poing au visage que je bloque avec mes bras, mais sans attendre, il enchaîne avec un uppercut dans mes côtes. J’encaisse le coup, n'ayant pas eu le temps de me protéger.
— Tu protèges trop ton côté droit, dit-il d’un ton neutre. Même si c’est ton point faible, tu exposes complètement l’autre. Trouve un équilibre.
Je serre les dents, agacée par sa remarque, même s’il a raison. Lors d’une mission, deux côtes avaient cédé de ce côté-là. Elles n’ont jamais vraiment guéri. Depuis, j’ai pris l’habitude de le surprotéger.
Je feinte brusquement à sa gauche, tentant de le prendre de vitesse, mais il anticipe et bloque ma manœuvre sans effort.
— Et toi, tu t'appuies trop sur ton pied gauche, rétorqué-je avec un sourire carnassier, satisfaite de l’avoir piégé.
Il ricane, signe que j’ai visé juste. On s’entraîne ensemble depuis des années. Ricky m’a appris une foule de choses, et nous connaissons chacun nos forces et faiblesses sur le bout des doigts. C’est ce qui rend chaque tentative de prendre l’autre de court presque vaine.
Je lance un crochet du droit, il le bloque sans difficulté. J’enchaîne aussitôt avec un second, ciblant son flanc. Il l’évite d’un mouvement souple, toujours aussi calme. Un sourire effleure ses lèvres : il s’amuse.
— Arrête de jouer et bats-toi, craché-je, agacée. Ces petits jeux ne me font plus rire.
Il s’exécute et me balance un uppercut dans le flanc droit. J’anticipe l’impact, donc la douleur reste supportable. Il enchaîne aussitôt, mais j’esquive et, en me baissant, je riposte avec un coup précis dans ses côtes. Ricky vacille, pris par surprise. Parfait.
Je n’ai aucune intention de retenir mes coups. Je veux qu’il ressente chaque coup, qu'il ressente ma colère, ma douleur comme je la ressens. Mes parents restent un sujet sensible que je n’aborde jamais. Ricky le sait, malgré cela, il a dépassé les limites.
Il comprend mes intentions, et aussitôt sa posture change. Son regard se durcit. Il était temps.
La demi-heure qui suit devient un enchaînement brutal de coups de poing. Certains sont parés, d'autres nous atteignent avec une telle violence que l'air autour de nous semble se charger d'électricité.
Quand tout s’arrête enfin, Ricky a l’œil gauche gonflé, et ma lèvre inférieure saigne. Nous sommes trempés de sueur, haletants, les muscles tendus et les cœurs battant à tout rompre.
— Rappelez-moi de ne jamais vous provoquer.
Je me tourne brusquement et découvre Antonio. Trop concentrée sur notre affrontement, je ne l’ai pas entendu arriver. Ses yeux vont de Ricky à moi, écarquillés, puis il recule en secouant la tête et s’éloigne, laissant apparaître derrière lui Taylor, un poignard tournoyant négligemment entre ses doigts. Son visage est impassible, comme toujours.
Ricky retire ses gants, ce qui ramène mon attention sur lui. Il se rapproche et murmure suffisamment bas pour que je sois la seule à entendre.
— Pardonne moi pour toutes les choses que je t'ai dites hier. Je suis allé trop loin.
Je lis dans son regard de la sincérité, alors j’accepte ses excuses. Il me tend la main et, après un bref instant d’hésitation, j’enlève mes gants. Il m’attire dans une accolade franche, que je lui rends sans résistance.
— Vassili arrive cette matinée, l’informé-je. Reprends les mêmes qu’hier et envoie-moi Adrian lorsque ce sera terminé.
Il hoche la tête, son expression sérieuse.
— A vos ordres, cheffe.
Je m’abstiens de lever les yeux et descends du ring.
En quittant la salle, je tombe sur Kyle et Roman qui coupent court à leur conversation en me voyant arriver. Ils fixent ma lèvre ensanglantée, mais n’osent prononcer un seul mot. S'ils se demandent ce qui est arrivé, ils comprendront vite en voyant la tête de Ricky.
***
J'étudie les plans dispersés sur mon bureau quand on frappe à la porte. Je m’attends à voir Adrian mais c’est Katherine qui fait son entrée sans attendre mon autorisation.
— Tu as très mauvaise mine, dit-elle en s’asseyant dans le siège en face du mien.
Je range les feuilles éparpillées, ignorant sa pique.
— Un bonjour serait trop te demandé ? dis-je d’un ton ennuyé.
Elle ne répond pas, mais me dévisage étrangement.
— Quoi ? lancé-je, déjà à bout.
— Tu as l’air différente, dit-elle en me désignant d’un doigt parfaitement manucuré. Je n’arrive pas à dire quoi exactement…
Je m’adosse à ma chaise et la fixe, silencieuse. Elle insiste, ses yeux fouillant chaque trait de mon visage.
— Oh, je sais ! s’exclame-t-elle soudainement, comme si une lumière venait de s’allumer. Tu as baisé !
— C’était avec le policier ? continue t-elle curieuse.
Je roule des yeux, une tentative désespérée de chasser les souvenirs de cette nuit sur la terrasse qui remontent malgré moi.
Une réplique bien acérée me vient à l’esprit, prête à la remettre à sa place, mais je ravale mes mots.
— Je n'ai pas le temps aujourd’hui, même pour me disputer avec toi. Alors dis moi ce qui t’amène ou va t-en.
Elle se lève lentement, flâne dans le bureau, effleurant chaque objet sur lequel son regard s’attarde, parfaitement consciente que je déteste qu’on touche à mes affaires. Puis, comme si de rien n’était, elle revient s’asseoir.
— Tu sais pourquoi je suis là, dit-elle d’un ton grave.
— Ce n’est pas le lieu pour ça, rétorqué-je froidement.
— Je suis la mieux placée pour le savoir, et pourtant, je suis là !
Malgré son ton tranchant, je perçois une urgence, une détresse dans sa voix qui me pousse à la scruter plus attentivement.
— Qu’est-ce qui se passe ? dis-je, alerte.
Elle me fixe, impassible, et je comprends qu’elle ne dira rien. Quand elle a quelque chose à dire, elle le crache sans la moindre hésitation. Je la scrute encore quelques secondes, puis abandonne.
— Les choses ont changé, dis-je finalement.
— Je le sais déjà. Ce que je veux savoir, c’est ce que tu comptes faire.
— Je ne sais pas encore. J'y réfléchis.
— Réfléchis vite alors.
Je la fusille du regard, n'appréciant pas du tout le ton qu’elle emploie, comme si j’avais besoin qu’on me rappelle l’urgence de la situation.
— En attendant que je trouve une solution, rien ne change, dis-je en me levant, mettant ainsi fin à notre échange. Je te tiendrai au courant pour la suite.
Elle acquiesce d’un signe de tête avant de s’éclipser, aussi brusquement qu’elle était apparue.
Je pousse un long soupir et me laisse retomber dans le fauteuil, encore plus préoccupée qu’avant son arrivée.
***
Je suis avec Jorys dans la salle informatique récemment aménagée au rez-de-chaussée quand Adrian entre. Nous ne nous sommes pas revus depuis la veille, depuis qu’il a brusquement quitté la salle à manger sans un mot. Il adresse un salut bref à Jorys, puis ses yeux s’attardent sur moi, sur ma lèvre fendue. J’ai eu le temps d’y appliquer de la glace, ce qui a atténué l’enflure.
Il s’adosse à la porte, son regard curieux se posant sur l’écran devant nous.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
— Nous allons récupérer ces plans, dis-je en désignant l’objet en question, mis en valeur dans une vitrine sur la projection. Ce sera une mission à deux. Toi et moi.
— Tu veux dire que nous allons cambrioler un musée ? dit-il avec une pointe d’accusation dans la voix.
— Si tu préfères.
Il se détache du mur et s’approche de l’écran, le regard fixé sur l’objet exposé, visiblement intrigué.
— Peux-tu zoomer sur ce point noir, Jorys ? demande-t-il en désignant une petite forme rectangulaire sur le côté gauche de la vitrine.
Jorys s’exécute et je m’avance à mon tour, m’arrêtant à hauteur d’Adrian. Dans son sillage, je capte les notes boisées de son eau de cologne : cuir, fir balsam, et cette pointe subtile de vanille. Je me retiens de me pencher pour respirer plus profondément.
— C’est un capteur infrarouge, dit-il soudain, comme si le souvenir venait de lui revenir.
Je me tourne vers lui, l’incitant à poursuivre.
— C’est l’un des gadgets préférés de la police. Il est souvent couplé avec des capteurs hyperfréquences qui détectent les variations de chaleur et les perturbations des ondes radio. En gros, un détecteur de mouvement. La police s’en sert pour sécuriser les pièces à conviction récupérées sur les scènes de crime ou lors des saisies.
— Zoom sur la vitrine, dis-je.
Jorys s’exécute aussitôt et on aperçoit mieux le capteur.
— Toute personne qui s’approche de trop près sans autorisation déclenche une alarme, poursuit Adrian.
— Tu peux neutraliser le capteur ? demandé-je en me tournant vers Jorys.
— Je suis déjà dessus, répond-il sans lever les yeux de son écran.
Ses doigts volent sur le clavier à une vitesse telle que j’en ai presque le vertige.
Quand je reporte mon attention sur l’écran, je remarque qu’Adrian s’est rapproché.
Ses yeux sont rivés sur ma lèvre. Il lève la main, et je suis son geste du regard, méfiante. Son pouce effleure la commissure de ma bouche. Je me retiens de sursauter, sa main est glacée.
— Tu as mal ? demande-t-il en retirant doucement son doigt.
— Je… non, murmuré-je, regrettant aussitôt la perte de son contact.
— C’est Ricky qui t’a fait ça ? demande-t-il en cherchant mon regard.
— Je lui ai rendu la pareille.
— J’ai vu ça, oui, dit-il avec un sourire fier.
Je lui rends son sourire. Une lueur malicieuse éclaire ses yeux.
Mais je recule aussitôt lorsque la voix de Jorys s’élève.
— Je ne sais pas qui est derrière leur pare-feu, mais je n’ai jamais rien vu de tel. Ces plans doivent être sacrément importants.
— Ils le sont, confirmé-je.
— Je peux contourner la sécurité en désactivant le serveur principal, mais je ne peux pas prendre le contrôle total de tous les serveurs sans me faire repérer. En désactivant le principal, les autres prendront automatiquement le relais, mais...
Il réfléchit quelques secondes, puis son visage s’éclaire.
— Mais si je réussis à générer un jeton qui empêche les autres serveurs de prendre le relais, ça vous donnerait peut-être le temps de récupérer les plans, termine-t-il dans un monologue que lui seul comprend.
— Ne peux-tu pas tous les désactiver ?
— Si, mais ce serait contre productif. Leur système est conçu de telle sorte qu’il est impossible que tous les serveurs tombent au même moment. Ils sauront immédiatement que quelque chose ne va pas.
— Et qu’est-ce qui se passe dans ce cas ? Je veux connaître tous les détail Jorys.
— Eh bien, d’abord, le verrouillage automatique de tous les équipements liés au système. Ça veut dire que vous ne pourrez plus récupérer les plans, ni même emporter le bocal étant donné qu’il est soudé au socle. Si vous le casser, une alarme se déclenche, et là, la deuxième partie commence. Vu la nature de l'incident, ils penseront à un cambriolage ou à une attaque. Tout le musée sera verrouillé.
— Et combien de temps peux nous donner ton… jeton ?
Jorys retourne à son clavier, concentré. Je jette un coup d'œil à Adrian, aussi attentif que moi.
— Huit secondes ! s’exclame soudain Jorys.
— Huit secondes ? répété-je, incrédule.
— Je ne peux pas faire mieux sans déclencher…
— Oui, oui, j’ai compris, le coupé-je, agacée.
— Et la troisième partie ? demande Adrian.
— En plus du verrouillage du musée, la sécurité débarque en moins de cinq minutes. Suivie de très près par la police. Procédure standard pour ce genre d’incident, explique Jorys.
— On a donc huit secondes pour récupérer les plans ? enchaîne Adrian.
— Et les remplacer par ceux-là, dis-je en lui montrant une copie parfaite. Les tracés à l’intérieur sont faux.
— Avec un peu de chance, personne ne remarquera jamais la différence. Dans le cas contraire, nous serons déjà loin.
— Et les caméras de surveillance ?
— J’ai prévu une boucle. Les vraies images seront remplacées par des fausses.
— Donc, résumons, dit Adrian. Nous allons récupérer ces plans, dit-il en montrant l'écran de projection, et les remplacer par ceux-ci, continue-t-il en montrant ceux dans ma main, le tout en huit secondes sans se faire prendre, sinon les plans seront condamnés, le musée verrouillé et la police à nos trousses ?
— Oui, en gros c’est ça, confirme Jorys.
— Et on y va comment, à ce musée ?
Je glisse les doigts dans la poche arrière de mon jean et en sors deux invitations que je tends à Adrian.
— En tant que jeune couple français.
Il arque un sourcil, intrigué.
— Je suppose que tu ne les as pas obtenues en les payant comme tout le monde ?
— Payer pour ensuite “cambrioler” ? Pas mon style.
— Dis merci à Jorys. Il s’est infiltré dans le système avec une facilité déconcertante pour nous les dégoter.
Je lui adresse un sourire.
— Prépare-toi, nous avons une charmante visite d’antiquités qui nous attend.
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