Chapitre 14
Je suis assise, les yeux fermés, la tête penchée entre mes jambes. J’inspire lentement, profondément, priant pour ne pas rendre le maigre contenu de mon estomac. Au loin, des voix étouffées me parviennent, mêlées de pas précipités qui se rapprochent. La poche de glace est toujours pressée contre ma tempe et je perçois sans lever les yeux, l’ombre d’Adrian déambuler dans la salle d’entraînement, l’adrénaline débordant encore dans ses veines.
Une seule pensée m'obsède, une douche brûlante pour délier mes muscles endoloris et un sommeil si profond que je ne me réveillerais pas avant plusieurs jours. Mais au lieu de ça, la porte s'ouvre en fracas, suivie d’un silence pesant.
Ricky s'approche précipitamment, s'accroupit à ma hauteur et retire la poche de glace de ma main. Il l’observe brièvement puis la replace exactement au même endroit, rassuré de constater qu’il n’y a rien d’alarmant.
— Qu’est-ce qui s'est passé ? demande-t-il, la voix tendue.
Il se penche, cherchant à apercevoir mon visage, mais mes cheveux tombant en cascade font barrage.
— Peux-tu ouvrir les yeux ?
Je reste silencieuse, trop concentrée sur l'effort de garder mes pensées en place. Face à mon absence de réaction, il se tourne brusquement vers Adrian, immobile à l’autre bout de la pièce.
— Que vous est-il arrivé, putain ?! s’emporte-t-il, perdant son calme habituel.
Sa voix claque dans l’air comme un fouet, me prenant de court et m’arrachant à ma léthargie.
— Laisse-le tranquille, murmuré-je d’une voix rauque, presque méconnaissable.
Ricky se tourne vers moi, et se rapproche. Il attrape ma tête entre ses deux mains, m’analysant de parts et d’autres.
— Tu vas bien ? reprend-il, plus calme, mais avec une pointe d’inquiétude dans la voix.
Je lève enfin les yeux vers lui et lis du profond soulagement. J'acquiesce simplement d’un signe de tête. Son inquiétude est touchante, tout de même, elle m'agace. Je ne suis pas à mon premier essai.
Je prends appui sur ma main libre et me redresse lentement. Ricky recule d’un pas, m’accordant l’espace nécessaire sans pour autant, s’éloigner complètement. J’avance, posant un pied devant l’autre, et le pousse légèrement de côté avant de lever les yeux vers Adrian.
Ayant senti mon regard, il se tourne vers moi. Sa chemise est froissée, ses cheveux en bataille, mais à cet instant précis, je ne le trouve que plus beau. La lueur sombre qui voilait son regard s’est dissipée. Il a repris son calme.
Il me fixe, le regard intense, et je perçois la permission tacite qu’il demande. J’hoche imperceptiblement de la tête, puis, sans un mot, je m’approche des plans que j’ai laissés sur le sol en arrivant.
— Nous n’étions pas les seuls sur le coup, dit Adrian en sortant de son mutisme.
Toute l’attention se tourne vers lui, et c’est à cet instant que je remarque la présence de toute l’équipe. Nous étions censés rentrer trois heures plus tôt, et la coupure des communications avec le centre n’a pas amélioré les choses. Je lis sur leurs visages du soulagement, mais aussi… de la curiosité.
Luis, jusque-là dissimulé derrière Thomas, s’avance soudainement avant de courir vers Adrian. Puis, à la surprise générale, il l’étreint dans un geste spontané qui nous laisse tous perplexes.
— Tu m'as manqué, mon pote, dit Luis, le souffle court. Tu m’as foutu une de ces trouilles… Je ne voulais pas croire que tu étais mort !
Adrian, sur le point de lui rendre son étreinte, s’arrête net lorsque Roman lâche, un brin d’ironie dans la voix :
— Dixit celui qui a parié sur sa mort.
Méfiant, il repousse violemment Luis, qui rougit de gêne.
— Tu as parié sur ma mort ?
Luis recule d’un pas, incapable de soutenir son regard, puis au milieu de tout ceci, Kyle s’avance.
— Comme vous ne reveniez pas et qu'on n’avait aucune nouvelle, deux camps se sont formés. Ceux qui pensaient que tu étais probablement mort et…Jorys.
Adrian balaie l’assemblée du regard, incrédule.
— Vous avez tous parié contre moi ?
Il parle sur un ton léger, mais je perçois la blessure dans sa voix, trahissant la déception causée par le manque de confiance de ses frères d’armes. Kyle hausse les épaules, Taylor et Antonio détournent le regard, tandis que Ricky, fidèle à lui-même, reste silencieux mais soutient le regard d'Adrian. Roman se gratte la tête, visiblement mal à l’aise, Luis semble chercher un endroit pour se cacher, et enfin, Thomas et Ace, se dédouanent en déclarant n’avoir jamais été en mission avec Adrian et ne connaissent donc pas ses aptitudes.
L’atmosphère devient lourde, et une curiosité étrange m’envahit alors que je me tourne vers eux.
— Et qu’en est-il de moi ? dis-je, la voix et le visage ne trahissant aucune émotion.
— C’était évident que tu t’en sortirais, dit précipitamment Luis, retrouvant un peu de son assurance.
Je capte un éclair de panique dans ses yeux, mais rien dans le comportement des autres ne me fait douter de la sincérité de ses mots, alors je le crois. Enfin, plus ou moins.
Une ambiance plus détendue s’installe, les sourires revenant sur leurs visages, et j’aurais pu apprécier ce moment si je n’étais pas aussi crevée. Je tourne la tête vers Adrian, et il comprend instantanément, sans que j’aie besoin de dire quoi que ce soit.
— Comme convenu, nous sommes arrivés plus tôt que prévu et nous avons prétexté nous être trompés sur l’heure de la visite, commence Adrian, d’une voix calme mais assurée.
***
— En quoi ces plans sont-ils importants ?
Je baisse les jumelles que j’ai sous les yeux et les range dans le coffre sous le siège passager avant de me tourner vers Adrian. D’un geste, je lui indique un emplacement plus discret où garer la voiture. Une fois stationnés, nous descendons et nous dirigeons vers l’entrée du musée.
J'étais loin d’imaginer qu’il y avait autant de personnes intéressées par des manuscrits poussiéreux, des parchemins à moitié reconstitués et des brevets datant de Mathusalem. Ce soir, cent cinquante personnes sont attendues, une couverture idéale pour nous dissimuler dans la foule, si les choses ne se passent pas comme prévu.
— Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement a lancé un projet de chemins de fer reliant New York à Dallas, expliqué-je à Adrian. Mais le projet a été abandonné en cours de route. Ces plans représentent un réseau souterrain d’une envergure inimaginable. La plupart des conduits ont été condamnés et sont aujourd’hui considérés comme inutilisables. Tous ceux qui en ont eu connaissance s’accordent sur un point : ces tunnels ne sont plus bons à rien. Pour eux, ce ne sont que des repaires à rats et des égouts à ciel fermé.
— Mais si on est là, c’est parce que tu penses le contraire ? demande Adrian intrigué.
— En partie, oui. Chaque mythe contient une part de vérité. Qui dit tunnels abandonnés, dit aussi planques idéales pour les trafiquants. Et si j’ai raison, cette carte est une véritable mine d’or. Certains prétendent même que parmi ces voies, une conduirait directement sous le bureau ovale. Mais à mon avis, c’est la partie fausse de l’histoire.
Adrian me fixe, les sourcils froncés.
— Je n’en ai jamais entendu parler quand j’étais dans la police.
— C’est parce que c’est classé secret défense. Tu n’avais pas les habilitations nécessaires. Il m’a fallu des mois pour trouver une source fiable, et encore d’autres pour localiser son emplacement.
Mon humeur s’assombrit légèrement en repensant à ce que j’ai dû céder pour obtenir ces informations.
— Si cette carte est si précieuse, pourquoi est-elle exposée dans un musée, au vu et au su de tout le monde ?
À mon tour je fixe Adrian. Difficile de savoir si ces questions relèvent uniquement de la simple curiosité ou si elles cachent autre chose.
— Les meilleures cachettes sont souvent celles qu’on ne cherche pas.
— Et comment être sûr que ce n’est pas un piège ? Que ces plans sont bien les vrais ?
Il soulève un bon point. Mes sources pourraient être erronées. C’est une possibilité. Mais j’ai recoupé mes informations encore et encore, et tout mène à ce musée.
Je n’avance jamais de pions sans être sûre de remporter le coup.
— Tu n’aimes pas le goût du risque, Adrian ?
Son regard reste impassible, mais l’ombre d’un sourire effleure ses lèvres.
— Le seul moyen d’en avoir le cœur net, c’est de mettre la main dessus. Et crois-moi, je ne suis pas venue jusqu’ici pour repartir les mains vides.
Nous atteignons l’entrée du musée, où deux gardes sont postés de chaque côté. S’ils ont remarqué notre présence, rien dans leur attitude ne le laisse paraître. À notre approche, la porte s’ouvre dans un silence impeccable, dévoilant l’intérieur feutré et épuré.
À quelques mètres, se tient immobile, un homme grand et élancé. Toute son attention semble entièrement monopolisée par les trois écrans en face de lui.
— Bonjour, dis-je en adoptant un fort accent français tout en avançant vers lui.
L’homme lève nonchalamment les yeux, son regard inquisiteur s’attardant sur nous. Pendant une fraction de seconde, mon attention se porte sur le stylo qu’il tient en main et la manière particulière dont il le tapote contre le bois de son bureau, à un rythme presque calculé.
— François et Clotilde Fournier, nous présenté-je avec cette désinvolture teintée de froideur, associées aux parfaits Parisiens.
L’homme qui se tient devant nous, Albert, du moins d’après le badge épinglé sur sa poitrine est d’une curieuse pâleur. Son costume bleu nuit, assorti à une chemise rose pâle, ne fait rien pour flatter son apparence.
Un large sourire apparaît soudain sur son visage lorsqu’il comprend la raison de notre présence. Malgré ses efforts pour paraître aimable, il échoue à masquer le rictus arrogant qui se dessine sur ses lèvres, après nous avoir détaillés, Adrian et moi, de la tête aux pieds.
Si j’ai ressenti un bref élan de pitié pour son allure quelques instants plus tôt, il s’est rapidement évaporé.
— Bonjour, répond-il. Vous arrivez tôt. La visite ne commence pas avant une bonne heure.
Adrian et moi feignons les étonnés en vérifiant les bons horaires sur nos invitations.
— Ne pourrions-nous pas attendre à l'intérieur ? demandé-je, feignant la perplexité.
Son sourire s'efface lentement, laissant place à une ligne crispée sur ses lèvres.
— Eh bien, je ne pense pas que ce soit… commence-t-il, cherchant une excuse.
— Nous avons fait un si long voyage, le coupé-je. Nous ne connaissons pas les environs et tout est désert ici, ajouté-je en désignant d’un geste lasse les alentours.
Sans lui donner le temps de répondre, je me tourne vers Adrian, furieuse.
— François ! Tu m’avais assuré que l’horaire était exact, et voilà où nous en sommes ! À chaque fois que tu t’occupes de quelque chose, ça finit toujours ainsi ! fulminé-je, le ton accusateur. Ne m’as-tu pas dit que la personne au téléphone t’avait promis un accueil impeccable ? Et maintenant, on nous met dehors !
D’un geste brusque, je pointe le réceptionniste du doigt. Les yeux d’Adrian s’écarquillent de stupéfaction, mais très vite, il se reprend et endosse son rôle de mari désolé ne souhaitant pas envenimer la situation.
Je me tourne alors vers Albert, l’indignation peinte sur mon visage.
— Nous avons dépensé une fortune pour être ici, et c’est ainsi que vous nous traitez ?
Une rage froide gronde en moi, et je m’assure qu’il le ressente.
— Je… je vais voir ce que je peux faire, balbutie-t-il, visiblement déstabilisé.
Il attrape aussitôt le combiné, compose un numéro d’une main fébrile, tout en nous lançant des coups d’œil furtifs, puis revient quelques instants plus tard, noyé sous ses propres excuses. Des excuses que je me garde bien d’accepter.
Désemparé, il se tourne vers Adrian, espérant trouve en lui une oreille plus conciliante. Adrian, toujours dans son rôle, lui redonne nos noms avec un soupçon de résignation dans le regard. Après une rapide vérification sur sa tablette, Albert nous accorde enfin l’accès, ponctuant ses mots d’excuses maladroites.
Une fois suffisamment éloignés, Adrian se penche vers moi et souffle avec malice :
— Faut-il ajouter "excellente actrice" à la longue liste de tes talents ?
Je lui réponds par un simple haussement d’épaules, feignant l’indifférence, mais au fond, le compliment me ravit. Un fin sourire effleure le coin de mes lèvres.
Au même moment, un homme d’une cinquantaine d’années approche, nous tend deux étiquettes rouges et nous invite poliment à rejoindre une salle attenante où patienter. On viendra nous chercher au moment du début de la visite.
Adrian et moi sommes habillés légèrement, compte tenu de la température élevée en cette fin d’après-midi. Il porte une chemise en lin blanche, un pantalon beige assorti et des bottes noires. Autour de son cou, un appareil photo dernier cri pend négligemment. De mon côté, j’ai opté pour une robe marron ample à manches courtes, cintrée à la taille et s'arrêtant juste au-dessus des genoux. Je l’ai assortie à des bottines de la même teinte et garde une veste noire sous le bras. Pour une fois, j’ai laissé mes cheveux détachés, les mèches effleurant mes épaules. Le parfait cliché des touristes en vacances.
— Donne-moi l’emplacement des gardes dans la salle d’exposition, lancé-je à l’intention de Jorys.
Un grésillement remplit mes oreilles avant que sa voix légèrement aiguë ne prenne le relais.
— Il n’y a pas de gardes, annonce-t-il. Personne.
Adrian et moi échangeons un regard dubitatif.
— J’ai lancé la boucle sur les caméras de surveillance, reprend Jorys. Vous pouvez y aller.
Le musée s’étend sur une centaine de mètres. Le sol est épuré, et malgré l’ancienneté des ouvrages exposés, un parfum de fraîcheur flotte dans l’air. Je suis fascinée par la richesse des œuvres s’alignant sous les vitrines. Si je n’avais pas une mission à accomplir ce soir, je me serais volontiers perdue parmi ces allées interminables.
— Prête ? demande Adrian en s’arrêtant devant la vitrine des plans.
— C’est quand vous voulez, souffle Jorys dans nos oreillettes.
— Huit secondes, c’est ça ?
— Pas une de plus, confirme-t-il.
Je ferme les yeux une fraction de seconde et inspire profondément. Mon pouls ralentit, ma concentration est totale. J’avance les doigts vers le scellier.
— Vas-y, Jorys.
Il commence son compte à rebours. À trois, j’ouvre la vitrine, attrape les originaux et tends la main vers Adrian, qui me remet les faux. Je les remplace avec précision au moment exact où Jorys achève le décompte des huit secondes. Je recule vivement, comme si la vitrine venait de me brûler, puis laisse échapper un souffle de soulagement. Adrian me tend discrètement les vrais plans, que je glisse dans ma veste. Sans perdre une seconde, nous nous dirigeons vers la sortie.
— Merci d’avoir fait le sale boulot, lance une voix féminine.
Une femme émerge de l’ombre d’un pilier massif, aligné avec une précision presque militaire dans la pièce. Elle continue d’applaudir tout en avançant lentement, s’arrêtant enfin au milieu de la salle, un sourire carnassier aux lèvres, nous barrant la route.
D’un coup d’œil, je l’évalue : t-shirt noir, veste de biker marron, pantalon en cuir noir et bottes assorties. Son regard mauvais est accentué par un maquillage sombre autour des yeux.
— Je m’en doutais, c’était bien trop facile, lâché-je, un brin d’ironie dans la voix.
Derrière nous, des pas se rapprochent. Adrian et moi nous retournons simultanément pour découvrir un homme qui, à l'apparence, pourrait être la version masculine de miss gothique. Chauve, trapu, vêtu de noir, il nous observe d’un air tout aussi mauvais.
— Une embuscade ? Charmant ! gloussé-je. Et bien sûr, il faut que ça arrive quand je porte une robe.
— Maintenant, ma jolie, tu vas gentiment nous remettre ces papiers, sauf si tu ne tiens pas à ton joli minois, ricane l’homme en s’approchant, nous serrant dans un étau invisible.
— Aussi subtil que ta collègue, répliqué-je du tac au tac.
Depuis combien de temps étaient-ils présents, tapis dans l’ombre, guettant le moment parfait pour surgir ? Et surtout, comment sont-ils au courant des plans ?
Il nous faut une échappatoire, et vite. La salle ne restera pas vide longtemps et attirer l’attention des gardes serait une très mauvaise idée. Mon regard croise celui d’Adrian. Il a déjà trouvé la solution. Sans perdre une seconde, nous nous élançons vers une sortie qu’il a repérée en arrivant. Derrière nous, nos assaillants jurent et se lancent à notre poursuite.
Les couloirs défilent, mais notre fuite ne pourra pas durer éternellement.
— Jorys ! crié-je dans mon oreillette. Trouve-nous une sortie !
Un rapide coup d’œil en arrière me confirme que nos poursuivants gagnent du terrain.
— À gauche ! Virez à gauche ! s’affole Jorys. J’ai déverrouillé la deuxième porte, vous pourrez vous y cacher quelques instants.
Sans hésiter, nous bifurquons et nous engouffrons dans l’ouverture à peine visible.
— Je croyais que c’était une info classée top secret, murmure Adrian une fois la porte refermée derrière lui.
— Visiblement, ce n’est plus le cas, répliqué-je sur le même ton.
Mon souffle est encore rapide, mais mon esprit tourne à plein régime.
— Leur blason… il te dit quelque chose ?
Adrian plisse les yeux, concentré.
— Il m’évoque quelque chose, oui… mais impossible de me souvenir quoi exactement.
— Vous pouvez sortir maintenant, intervient Jorys. Ils ont disparu des radars. Il y a un escalier au fond du couloir droit devant vous. Descendez-le, vous devriez sortir sur une benne à ordures.
Les plans bien dissimulés dans ma veste, nous avançons prudemment, jetant des regards réguliers derrière nous. Seuls nos pas résonnent sur le sol. À l’entrée de la cage d’escalier, Adrian me fait signe de m’arrêter.
Il entrouvre la porte, jette un œil à l’intérieur, puis s’y glisse discrètement. Quelques secondes plus tard, sa voix me parvient, ferme et assurée :
— RAS. Tu peux venir.
Je le précède, et nous nous engageons dans l’escalier. Il semble interminable, alors que nous n’étions qu’au deuxième étage. Hormis le mauvais éclairage qui projette des ombres sur les murs et une fine couche de poussière sur le sol, les marches faites en béton sont solides et nos talons résonnent moins que sur le plancher à l’intérieur. Lorsque la porte de service apparaît enfin dans notre champ de vision, nous ralentissons, sur le qui-vive. S'ils ne sont pas derrière, c'est qu’ils nous attendent forcément devant.
Adrian, toujours en tête, envoie un violent coup de pied dans la porte qui s’ouvre en fracas.
Rien.
D’un même mouvement, nous nous séparons pour inspecter les environs. Adrian part à gauche, moi à droite. Tout est désert. Pas un bruit. Pas un mouvement.
Rassurée mais méfiante, je rebrousse chemin et retrouve Adrian… une arme braquée sur sa tempe, les mains en l’air en signe de reddition.
Une colère sourde explose en moi, et je bondis vers lui.
— Tss tss, n’y pense même pas, ma jolie…
La voix traînante de l’homme me glace le sang. Derrière lui, sa complice s’avance, paume tendue, attendant les plans.
Hors de question. Pas si près du but.
Un coup de feu éclate, me faisant sursauter.
Je pivote immédiatement vers Adrian.
Ce salaud a tiré près de son pied.
— La prochaine fois, je ne le raterai pas.
Sa voix est calme, mais son regard, lui, ne plaisante pas.
— Alors, sois gentille et donne-lui ces foutus papiers.
Je fixe Adrian, mon cœur battant à tout rompre. Il me fixe en retour, attendant que je prenne ma décision.
Les secondes s'écoulent, puis lentement, j’abdique.
D’un geste mesuré, je saisis la fermeture éclair de ma veste et…
— Tss tss… Vas-y doucement, et garde bien tes mains en évidence, murmure miss gothique d’un ton menaçant.
Je m’exécute et lui tends les plans, non sans un dernier regard en direction d’Adrian. Toujours aucun signe qu’il ait saisi le message que je tente désespérément de lui faire passer.
Miss gothique range les plans dans sa veste, son sourire arrogant me donnant une furieuse envie de lui coller mon poing en plein visage. Elle me tourne le dos, prête à s’éloigner.
C’est ma chance.
Priant pour qu’Adrian suive mon initiative, je m’élance, rapide, et d’un mouvement précis du pied, je la fauche. Elle s’écrase lourdement sur le bitume, et en un battement de cils, je suis sur elle.
Le froid du sol mord la peau nue de mes genoux, une douleur vive me traverse, mais je ne relâche pas ma prise. Un instant de flottement passe dans ses yeux, puis elle se ressaisit. Derrière moi, des jurons fusent.
Un autre coup de feu éclate.
Je n’ai pas le temps de voir où la balle est partie qu’un violent coup de pied me percute les côtes. La douleur m’arrache un grognement, mais attise encore plus la rage froide qui m’envahit.
Sans réfléchir, je frappe. Une fois. Deux fois. Mon poing rencontre son visage avec la satisfaction d’un rêve enfin exaucé.
Mais elle est rapide. D’un mouvement habile, elle se dégage et je perds l’équilibre. Mon poing s’écrase contre le bitume. Une douleur fulgurante irradie dans ma main. Je grogne de frustration alors qu’elle se redresse. Je fais de même, légèrement chancelante, et jette un coup d'œil à ma droite. Adrian a l’avantage de son côté. Mon regard se reporte sur elle.
Son rictus de colère, le filet de sang sur sa lèvre...
Je souris, aguicheuse.
— Approche, chérie, ricané-je en la désignant du doigt.
Ses traits se tordent de rage.
— Tu es une femme morte, pétasse ! vocifère-t-elle avant de foncer sur moi.
Je l’accueille entre mes bras, ferme, ancrée au sol. Profitant de son élan, je l’entraîne dans un mouvement contrôlé, la faisant basculer. Son dos percute le sol avec force. Elle gémit, se tord, tente de se dégager. Trop tard. Je me glisse derrière elle et enferme sa tête entre mes cuisses. Elle lutte mais peu à peu ses gestes faiblissent, son souffle se raccourcit. Mon bras verrouille son cou, l’oxygène se fait rare. Son visage vire au bleu. Ses mouvements s’apaisent. Puis plus rien.
Elle sombre dans l’inconscience.
Un long soupir m’échappe et je m’effondre brièvement sur le sol, épuisée.
— Enfin, ce n’est pas trop tôt, murmuré-je, puis sursaute en me rappelant que je ne suis pas seule et que la mission n’est pas terminée.
Au moment où j’ouvre les yeux, Adrian me tend la main et m’aide à me relever. Il est impeccable. Pas une égratignure. Je ne peux pas en dire autant de l’homme gisant lamentablement sur le sol. D’un mouvement fluide, je me lève et me tourne vers la femme inconsciente et commence à fouiller ses poches.
— Pendant un instant, j’ai cru que tu lui dirais de me descendre, lance Adrian en me jetant un regard en coin.
Je m’arrête brièvement, les doigts figés dans ma fouille.
— Pendant un instant, moi aussi j’y ai cru, dis-je en haussant les épaules, le plus naturellement du monde.
Ce que je me garde bien de lui révéler, c’est que lorsque cette pensée m’a traversé l’esprit, j’en ai eu la nausée.
Un sifflement fend l’air.
— Eh, vous là-bas…
D’un même mouvement, Adrian et moi nous retournons.
Sept gardes nous fixent, leurs regards oscillant entre nous et les corps inconscients dissimulés sous les bennes à ordure.
Merde.
— Oh, fait chier ! s’exclame Adrian en expirant bruyamment.
Du coin de l'œil, je le vois plier et déplier ses poings, l’adrénaline déjà en train d’emplir son corps.
— Je prends la droite cette fois-ci, balance-t-il avant de s’élancer vers eux.
Il fond sur eux comme une ombre, fendant leurs rangs et distribuant des coups avec une précision chirurgicale.
Je sors de ma léthargie. Et je plonge à mon tour dans la mêlée.
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