Chapitre 15
Un champ de maïs en pleine floraison. Une pelouse d’un vert éclatant. La brise qui soulève mes cheveux, l’air pur, frais, presque mordant. Des éclats de rire. L’odeur rassurante de la pâte qu’on pétrit à la main. Ces images me reviennent, chaque fois que l’odeur de la terre humide me chatouille les narines. Elles sont floues, fragiles, sans réelle chronologie, comme un rêve qu’on n’est pas sûr d’avoir fait. Je n’en garde aucun souvenir précis, mais ils semblent avoir fait partie de ma vie à un moment donné. Des fragments paisibles, d’une enfance joyeuse. Une enfance qui, peut-être, fut la mienne.
Mon regard se pose sur l’hygromètre enfoncé dans la terre. J’ai un peu trop arrosé ces plantes. Mais tant pis. C’est pour toutes les fois où je les ai oubliées et sans nul doute, pour toutes celles à venir.
La musique du club s’est tue. L’aube commence déjà à poindre, et ce silence soudain me fait réaliser que je suis restée sur ce toit bien plus longtemps que je ne veux l’admettre.
Hier, je me suis éclipsée, laissant le reste de l’équipe pendue aux lèvres d’Adrian. J’étais persuadée qu’une fois dans ma chambre, le sommeil me cueillerait aussitôt.
Leurre.
Je me suis retournée dans mon lit encore et encore. J’ai compté à rebours de mille à zéro, puis quelque part entre deux battements de cils, le sommeil m’a enfin prise… pour me recracher deux heures plus tard, sans le moindre rêve pour meubler le néant.
Je soupire, lasse, puis referme doucement la porte du toit. Avec un peu de chance, je pourrai rattraper quelques heures de sommeil avant que la journée ne commence.
Je traverse le centre, parcourant les couloirs sombres et silencieux, jusqu’à ce qu’un son aigu me parvienne. C’est le crissement d’une lame qu’on aiguise. Je n’ai pas besoin de vérifier. J’ai passé bien trop d’heures à le faire moi-même pour ne pas le reconnaître.
Instantanément, ma main glisse vers mon arme, dissimulée dans la poche arrière de mon jean. La lassitude qui m’habitait quelques instants plus tôt s’est évanouit. Tous mes sens sont en alerte. J’avance lentement vers la source du bruit, mes pas effleurant à peine le sol, me conduisant devant la salle d’entraînement. La porte est entrouverte, je me faufile à l’intérieur.
Il me faut un instant pour que mes yeux s’habituent à la pénombre. Je m’arrête net en reconnaissant la silhouette accroupie dans l’ombre. Un poignard dans chaque main, il aiguise les lames avec une concentration glaciale, une précision presque chirurgicale, le genre qu’un neurochirurgien pourrait envier. La seule lumière qui éclaire son visage émane de la fenêtre, projetant sur lui des ombres menaçantes.
Je remets le cran de sûreté. Le déclic sec de l’arme le fait relever brusquement la tête. Son regard dur se pose sur moi. Puis, la surprise cède sa place à une expression plus neutre, presque adoucie.
Je range mon arme puis tends la main vers l’interrupteur sur ma gauche. La lumière inonde la pièce, m’aveuglant un court instant.
— Que fais-tu là, accroupi dans le noir comme un voleur ? J’aurais pu te descendre, lancé-je, le ton dur.
Il retourne à sa tâche et répond d’un air désinvolte :
— J’aime l’obscurité.
Je retiens un soupir agacé et fais quelques pas vers lui.
— Avec une balle dans la tête, tu auras tout le loisir d’en profiter, ça c’est sûr.
Un sourire fugace effleure ses lèvres.
— Tu n’aurais pas tiré, dit-il simplement.
Sa voix est basse, presque détachée.
— Et qu’est-ce qui te fait croire ça ? demandé-je en m’arrêtant à quelques mètres de lui.
— Les gens armés tirent pour se protéger. Or toi…
Il se redresse lentement, me dominant de toute sa hauteur.
— Toi, Catelyn, quand tu tiens une arme, ce n’est pas pour te défendre. C’est pour empêcher les autres de subir ce que tu es capable de faire. Tu ne dégages aucune peur. Comme si, peu importe l’issue, tu avais déjà accepté ton sort. Tu ne tirerais jamais sous l’effet de la panique.
Il marque une pause, son regard planté dans le mien.
— Seule la peur pousse quelqu’un à abattre une menace qu’il n’a pas encore identifiée.
Sa tirade achevée, il me fixe en silence, les sourcils à peine froncés, attendant ma réaction. Son regard, aussi glacial que perçant, ne vacille pas. Une fine ligne me barre les lèvres tandis que, pour la première fois, je le vois réellement.
Taylor a les cheveux roux, coupés très courts, d’une teinte qui rappelle le cuivre chauffé à blanc. Sa carrure imposante rivalise avec celle d’Antonio que je croyais jusqu’ici être le plus massif d’entre nous. Comment parvient-il à passer aussi inaperçu ? Sans doute grâce à cette discrétion qui le caractérise… et à cette beauté troublante que je ne remarque que maintenant.
— Pourquoi es-tu là à cette heure ? demandé-je, feignant d’ignorer tout ce qu’il vient de dire.
— Je n’arrivais pas à dormir, souffle-t-il en détournant le regard, acceptant sans insister le changement de sujet.
Une aura de puissance tranquille se dégage de lui, pesante, presque hypnotique.
— Et quand tu ne parviens pas à dormir, tu passes tes nuits à aiguiser des couteaux dans le noir ? répliqué-je en me décalant d’un pas, par instinct.
Il me fixe, silencieux. Ce mutisme me met étrangement mal à l’aise, comme s’il voyait plus que ce qu’il devrait.
— Et toi ? lance-t-il enfin. Pourquoi rôdes-tu les couloirs, armée en pleine nuit ?
Je le fixe, imperturbable.
— Je n’ai pas de compte à te rendre.
Son visage demeure impassible, mais un sourire discret flotte un instant sur ses lèvres. Il s’avance calmement, jusqu’à se placer juste à mes côtés.
— J’ai remarqué que tu te débrouillais plutôt bien avec les couteaux, dit-il en changeant brusquement de sujet.
— Je les préfère aux autres armes. C’est discret, précis et efficace, répondis-je sans laisser paraître que cette préférence me vient de mon père.
Un silence s’installe, avant qu’il ne reprenne, un éclat étrange dans le regard :
— Faisons un jeu.
Il avance vers le centre de la salle, ses pas étonnamment légers et silencieux pour quelqu’un de sa carrure.
— Celui qui réussit à retirer le couvercle de cette bouteille sans la faire tomber l’emporte.
Il désigne une bouteille en inox posée à une dizaine de mètres. Mon regard suit la direction de son doigt. J’évalue rapidement la distance, l’angle, le poids du couteau, la trajectoire idéale.
Le défi est intéressant.
— Et qu’est-ce que je gagne ?
Il hausse un sourcil, intrigué.
— Je ne joue que quand j’ai quelque chose à gagner, précisé-je, le ton faussement nonchalant.
— Très bien. Parions alors.
Son regard s’assombrit à peine, sa voix se fait plus grave, presque solennelle :
— Si je gagne, j’ai droit à un vœu. Et il est non négociable.
Sa réponse me prend de court, sans pour autant me surprendre. Je sais exactement ce qu’il désire. Je m’attendais juste à ce qu’il soit plus direct. Mais s’il ne veut pas jouer cartes sur table, alors moi je le ferai.
— Et si c’est moi qui gagne, tu me dis ce que tu cherches réellement ici.
Il tique, un bref instant. Presque imperceptible. Mais il se reprend rapidement. Le masque de marbre est à nouveau en place. Plus je l’observe, plus je réalise que Taylor ne ressemble pas aux autres. Son dossier est anormalement vide, comme si on avait volontairement effacé les traces.
— Marché conclu, dit-il en plantant son regard dans le mien.
Puis, d’un geste théâtral, il incline légèrement la tête.
— Honneur aux dames.
— Commence, répliqué-je aussitôt. J’aime finir en beauté.
Sans un mot, il se met en position. La bouteille est à une dizaine de mètres. Le couvercle n’est pas complètement vissé, mais l’angle doit être parfaitement maîtrisé pour l’ôter sans la faire vaciller . Délicat, mais pas impossible.
Avant de lancer, il se tourne vers moi une dernière fois. Nos regards se croisent. Dans ses yeux, je lis une concentration absolue. Une détermination qui, je dois l’admettre, me plaît.
Il inspire profondément. Lance.
Le couteau fend l’air avec un sifflement sec. Le couvercle s’envole et retombe quelques mètres plus loin dans un tintement métallique clair.
La bouteille n’a pas bougé d’un millimètre.
Il se redresse m'adressant un sourire victorieux, teinté d’arrogance et de défi.
Je ne l'ai jamais sous-estimé. Sa réussite ne me surprend donc pas.
— Range ton sourire, lancé-je en arrivant à sa hauteur.
Il ne réplique pas, se contentant de retourner replacer le couvercle avec une lenteur délibérée, avant de revenir se poster en silence à mes côtés.
J’inspire profondément. Avant même d’expirer, mon couteau fuse.
Un autre tintement métallique résonne. L’eau jaillit en une gerbe fine, mais la bouteille reste parfaitement immobile. Je pivote lentement vers lui, imitant son sourire arrogant .
Son regard se voile d’incompréhension.
C’est lui qui m’a sous-estimée. Grave erreur.
— On dirait qu’on a tous les deux gagné, souffle-t-il en soutenant mon regard, attendant mon verdict.
— Non. Nous avons tous les deux perdus. Être ex æquo, ce n’est pas gagner.
Sa mâchoire tressaute légèrement, mais il ne dit rien. Son regard reste fixé au mien, impénétrable. Puis, lentement, un sourire, cette fois plus franc, étire ses lèvres. Il incline la tête, comme s’il acceptait ma vérité sans la contester.
— Ton vœu ne sera pas exaucé aujourd’hui.
Je me retourne à moitié, juste assez pour qu’il capte le sérieux dans ma voix.
— Pour devenir mon binôme, il va falloir bien plus qu’un joli lancé, Taylor.
Ses lèvres s’ouvrent légèrement mais il ne réplique rien. Je tourne les talons, et me dirige vers la sortie.
Décidément, ils ont tous quelque chose à cacher dans cette équipe.

Annotations
Versions