Chapitre 23
Le soleil est au zénith lorsque je pousse la porte massive du centre et pose les pieds à l’extérieur. Un vent frais s’élève, soulevant mes cheveux, me faisant aussitôt regretter de les avoir laissés dénoués. Pour autant, je ne fais rien pour les discipliner. J’avance, suivi de près par Ricky. Son visage est fermé, le regard rivé droit devant. Derrière lui, Thomas, Taylor et Antonio ferment la marche, silencieux.
Face à nous, un groupe d’hommes aux vêtements sombres se dessine. Leurs traits restent flous à cette distance, mais il ne fait aucun doute sur l’identité de celui qui se tient au milieu. En tout, six voitures forment un demi-cercle sur le parking. Une poignée est restée au volant, prêts à passer l'accélérateur au moindre signal, tandis que le reste se tient debout, immobile autour de leur chef ou adossés aux véhicules. Je balaye rapidement l’assemblée. Ils sont seize. Les huit autres, repérés par Adrian et Roman, encerclent le reste du bâtiment. Pas de surprise, nous sommes moins nombreux. Je m’arrête à une distance raisonnable de nos invités, imposant par la même occasion, un arrêt complet à ceux qui me suivent. J’inspecte les visages, en commençant par leur chef, Sanchez José Ramiro.
À douze ans, il traînait déjà dans la contrebande. À dix-sept, il s’est tourné vers le trafic d’armes et s’est rapidement fait un nom. Aujourd’hui, il en a trente-deux, mais fait facilement huit de moins. Sa peau claire est éclatante, ses traits trop lisses, et pour compléter le tout, aucune trace de rides sur son visage. C’est un bel homme et les photos en notre possession ne lui rendent clairement pas justice. D’un autre côté, je le soupçonne d’avoir recours à de la chirurgie esthétique.
Il porte un jean bleu foncé, un t-shirt noir, des bottes de cow-boy et une veste aviateur assortie. Ses lunettes de soleil dissimulent ses yeux, mais nous savons tous que derrière cette barrière, se cache un regard qui transperce chacun d’entre nous. À sa droite se tient son bras droit et fidèle lieutenant, Xavier Pérez. Même carrure que Sanchez, mais en moins intimidant. Son regard est fixé sur moi, tentant vainement de m’ébranler. Je l’ignore, il n’a pas d’importance. Ce n’est pas lui que je dois convaincre.
Comme attendu, ils sont armés jusqu’aux dents. Tous, sauf Sanchez. Aucune arme n’est visible sur lui. Ce détail m’intrigue.
— C’est toi qui commandes ?
La voix de Sanchez fend l’air, claire, forte, mais neutre. Avec ses lunettes, je n’arrive pas à déchiffrer son expression. Autour de lui, ses hommes se redressent, alerte.
— Que faites-vous ici ? lancé-je simplement ignorant sa question.
Il se débarrasse enfin de ses lunettes de soleil, dévoilant des yeux verts perçants. Son regard est scrutateur, teinté d’une curiosité évidente. Mais, rien dans sa posture ne trahit ses intentions.
— Il y a quelques semaines, l’un de mes entrepôts a été cambriolé, reprend-il, allant droit au but. Plusieurs coffres d’armes à feu ont disparu et mes gardes tués.
Il marque une pause, son regard balayant les hommes à mes côtés, puis revient se fixer sur moi.
— Un vrai travail de professionnels.
Et bien, la carte de l’amateurisme est à oublier.
— Je suis sincèrement désolée pour votre perte, dis-je calmement. Mais en quoi cela nous concerne ?
Ses lèvres s’étirent en un sourire sans joie, puis d’un mouvement fluide, il tend la main vers son bras droit, qui lui remet un téléphone portable. Ses yeux glissent vers l’objet, m’octroyant quelques secondes de répit face à son regard acéré. Je tourne la tête vers Xavier qui capte mon regard. Il me lance un sourire carnassier que j’ignore une fois de plus, reportant mon attention sur Sanchez.
— Nous n’avons trouvé aucune image de l’attaque, comme si elle n’avait jamais eu lieu.
Son regard oscille entre Ricky et moi, en quête d’une réaction.
— Aucun indice, rien, ajoute-t-il.
Il repose son attention sur moi.
— Rien de tel ne s’est jamais produit, parce qu’ils laissent toujours des traces. Ceux-là, ils sont entrés et sortis comme un jeu d’enfant.
Ce n’était pas si simple que ça. Mais qui suis-je pour le contredire ?
— Mes hommes sont loyaux, reprend-il d’un ton plus bas, mais ils ont été fascinés. Et à vrai dire, moi aussi. Plus qu’eux, je voulais retrouver ceux qui avaient fait ça. Pendant longtemps, nos recherches sont restées vaines, et même si j’ai ordonné de ne pas les suspendre…
Il marque une pause.
— Je n’y croyais plus.
Mon visage demeure impassible, même si je me demande là où il veut en venir.
— Mais vois-tu, il y a deux jours, j’ai reçu ceci.
Sanchez lève le téléphone, pianote sur l’écran et me le tend.
J’observe l'objet un bref instant, méfiante, avant de lever vers lui, un regard presque ennuyé, camouflant l’angoisse qui me tenaille. Tout en moi redoute ce que je vais découvrir. Je me décide enfin et récupère le téléphone de ses mains. Je lève l’écran à la hauteur de mes yeux. J’hésite une fraction de seconde, puis, rassemblant mon courage, j’appuie sur lecture.
Les vingt secondes qui suivent scellent notre destin.
L’image est claire. Bien trop claire pour être réfutée. Sans un mot, je tends le téléphone à Ricky. Il s’en empare et fixe l’écran.
Sur la vidéo, on distingue parfaitement Antonio, aux prises avec un garde. Puis, d’un tir précis, Kyle qui ne se fait pas voir, abat ce dernier d’une balle en pleine tête. Ricky me jette un regard furtif. Son visage reste fermé, mais je perçois la tension dans ses épaules. Il rend le téléphone à Sanchez, qui le récupère avec un sourire narquois. Son regard se pose ensuite sur Antonio derrière moi. D’un léger mouvement de tête, il l’indique avant de reporter son attention sur moi.
— Il me semble que cet homme obéit bien à tes ordres. N’est-ce pas Catelyn ?
Sa phrase n’est pas encore achevée que, d’un mouvement parfaitement synchronisé, ses hommes lèvent leurs armes et les braquent sur nous. Le cliquetis métallique emplit l’air, chaque bruit accentuant la tension déjà présente. D’un geste ferme, je lève la main, interdisant toute réaction aux miens. Un faux pas, et on est perdu.
— Que comptes-tu faire ? lancé-je en redressant les épaules, soulagée de ne plus avoir à prétendre.
Cette mission, malgré les imprévus, a été une réussite. Après la perte de mon ancienne équipe, c’était un défi à relever et il l’a été à la perfection. C’est mon œuvre, et j’en suis fière.
— Vas-tu tous nous buter pour te venger ?
Mon ton est insolent et j'ai conscience de jouer à un jeu dangereux, mais je ne peux m'empêcher de le provoquer. Je ressens comme une montée soudaine d'adrénaline dans mes veines.
Il me fixe longtemps, puis son regard glisse vers Ricky et le reste de l’équipe. Son visage demeure impassible, et, pour être honnête, cela me déstabilise. Il n’exhale aucune colère, aucun ressentiment, aucun empressement à nous faire payer notre affront. Seulement un calme posé, calculé. Il est imprévisible, et cela me met mal à l’aise.
— J’ai fait mes petites recherches, dit-il, ignorant ma question.
Un sourire énigmatique étire ses lèvres.
— L’attaque du convoi Westfield pour approvisionner la troisième division de la marine, c’était sous tes ordres n’est-ce pas ?
Il n’attend pas ma réponse et enchaîne.
— Carlos Roberto il y a un an, c’était aussi sous tes ordres…
Roberto est un mafieux italien trop bavard et trop orgueilleux qui ne sait pas comment garder ses entrepôts secrets ni sécurisés. C’était un véritable jeu d’enfant. Nous n’étions que trois sur le coup. Malo, un ancien coéquipier mort lors de notre dernière mission avant le recrutement de la nouvelle équipe, Ricky et moi. Quant au convoi Westfield, j’ai failli y laisser ma peau. La cicatrice sous mon seint droit en est la preuve.
— Je dois avouer être impressionné, continue Sanchez. Tu es une femme fascinante Catelyn.
Je soutiens son regard, mais un changement imperceptible dans le sien m’hérisse le poil. Je connais ce regard, c’est celui d’un homme qui convoite. On peut fuir un tueur, mais se soustraire à ce genre de volonté exige un tout autre type d’effort auquel je ne suis pas préparée. De toutes les issues que cet affrontement pouvait prendre, celle-ci est la dernière que j’aurais imaginée.
— Que veux-tu ? dis-je glaciale.
— Toi, lâche-t-il sans hésiter.
Ricky fait un pas en avant, mais mon bras tendu l'empêche d’en faire un autre de plus.
Sanchez lui jette un rapide coup d’œil avant de revenir à moi.
— Et bien entendu, la tête de cet homme, dit-il en désignant Antonio.
Il esquisse un sourire énigmatique.
— Il faut bien contenter tout le monde, glisse-t-il en désignant ses hommes autour.
Son choix est arrêté depuis longtemps, avant même qu’il n’arrive ici et se tienne debout devant moi. C’est une décision mûrement réfléchie, pas une simple impulsion. Autour de lui, ses hommes ricanent. Xavier, son bras droit, arbore un sourire satisfait. Un sourire que j’adorerais effacer d’une balle entre les deux yeux. Mais je détourne mon attention de lui et me recentre sur Sanchez.
— C’est non.
Son sourcil se hausse, à peine.
— Non à quoi ?
— Non aux deux.
Son visage se ferme, ses traits se durcissent.
— Tu admettras que c’est un maigre sacrifice en comparaison de la perte que toi et tes acolytes m’avez infligée.
— Je ne sacrifierai aucun de mes hommes.
— Alors tu les regarderas mourir.
Son ton est tranchant.
— Vous êtes en sous-effectif et j’ai prévu des renforts. Peu importe l’issue de cet affrontement, ils mourront. Et toi avec si tu refuses de plier.
Un rictus amer étire mes lèvres. J’avance de quelques pas, jusqu’à n’être plus qu’à quelques centimètres de son visage. Il me toise, et je vois dans ses yeux l’éclat malsain du plaisir qu’il prend à ce duel silencieux.
— Je ne reçois d’ordres de personne, dis-je détachant chaque mot. Avant même que tes hommes n’appuient sur la détente, tu seras le premier à tomber.
Je recule lentement, le laissant découvrir le point rouge qui danse pile à l’endroit où bat son cœur. Sa tête se relève, lentement. Ses yeux se plissent et je l’observe fouiller frénétiquement les alentours, chaque recoin à la recherche de la menace invisible. Un nerf tressaute sur son front. Sa peau pâlit, puis rosit aussitôt, trahissant l’effort qu’il fournit pour contenir l’explosion de sa colère.
— Que comptes-tu faire ?
Je lance un bref regard par-dessus son épaule, vers ses hommes, avant de replonger dans ses yeux.
— Tes hommes… sont-ils aussi loyaux que tu le crois ? Vont-ils vraiment risquer leur peau pour venger ta mort, si tu tombes d’une balle en plein cœur, ici et maintenant ? Et même s’ils s’y risquent, veux-tu vraiment mourir aujourd’hui, sans même avoir choisi ton successeur ? Ce ne serait quand même pas Xavier, j’espère ? Cette tête brûlée qui te sert de bras droit, si ?
Tout comme lui, je mène mes recherches. Son héritage est un point sensible. Il refuse l’idée d’avoir des enfants et n’a toujours pas choisi, parmi ses hommes, qui serait digne de prendre la relève. Xavier, son bras droit, est un fidèle soldat. Il exécute les ordres sans faillir, mais est incapable de réfléchir par lui-même.
Dans son regard, plusieurs émotions défilent. La colère se mêle à la stupeur, puis à une lueur d’admiration. Sanchez me fixe, longuement, intensément. Et soudain, il éclate de rire. Un rire grave, puissant, qui résonne dans l’espace et s’étire sans fin.
Je pivote vers Ricky. Il l’observe d’un air blasé, presque fatigué. Je desserre mes poings et attends, patiente, que l’euphorie de Sanchez se consume d’elle-même
— N’est-elle pas fascinante ? dit-il, à tout le monde et à personne à la fois.
— Si on peut dire une chose, c’est que tu n’as vraiment pas froid aux yeux, ma belle, ajoute-t-il, une fois calmé. Tu as raison, je n’ai aucune envie de rejoindre mes ancêtres là maintenant. Trouvons un accord qui convienne à nos deux parties, sinon ça finira en bain de sang. Et tu en sortiras plus perdante que moi.
Il a raison. Nous sommes cinq, ils sont seize, sans compter les huit autres à l’arrière. Nous serons morts avant même d’avoir dégainé nos armes. Même si Kyle, de là où il est, peut tous les avoir, le temps qu’il y parvienne, nous serons déjà tombés.
Je me tourne vers Ricky. Son regard croise le mien, silencieux, et il finit par acquiescer. Je me retourne vers Sanchez pour lui annoncer ma décision quand je remarque qu’il ne me regarde plus. Son sourcil est levé, ses yeux fixés sur quelque chose derrière moi. Intriguée, je suis son regard et remarque que son bras droit partage la même attention. Curieuse, je me retourne et aperçois… Vladimir qui arrive.
Pris de stupéfaction, je l’observe avancer vivement, couvrant la distance qui nous sépare à une vitesse presque insupportable. Ricky se tourne vers moi, mais je l’ignore, trop concentrée à canaliser la fureur qui monte dans mes veines à mesure qu’il se rapproche.
Lorsqu’il arrive enfin à notre hauteur, il ne m’accorde aucun regard, me dépassant et se plantant en face de Sanchez avec une assurance presque risible.
— Je suis Vladimir, dit-il d’une voix tranchante. Et c’est moi qui commande.
Je le fixe avec un mélange de dégoût et d’incrédulité. Mes mots d’il y a quelques minutes me reviennent immédiatement, laisse-moi gérer. Qu’est-ce qu’il n’a pas compris ? Mais bien sûr, c’est Vladimir. Son imprévisibilité, paradoxalement, en devient presque prévisible.
— Je sais qui vous êtes, répond Sanchez, laconique.
Je détourne mon regard de Vladimir, puis de nouveau, fixe Sanchez. Son visage est impassible, mais je lis l’agacement dans ses yeux. Il ne le cache pas.
— Cet échange a assez duré, dit Vladimir. Voici ce que je vous propose. Vous prenez Antonio et vous vous en allez.
— Un seul homme contre vingt des miens ?
— Vous étiez prêt à vous en contenter.
— À condition qu’elle vienne avec moi, tranche Sanchez, en me désignant d’un mouvement de tête.
Je les observe tous les deux discuter de moi, comme si je n’étais qu’un simple pion dans leur jeu. Et malgré la rage qui bouillonne en moi, un autre sentiment me comprime la poitrine. Un sentiment d’impuissance que je n’avais pas ressenti depuis des années. Il me serre comme un étau. La vérité me frappe de plein fouet. Je n’ai aucun pouvoir. Ce titre de bras droit n’est qu’un piège. Un moyen pour lui de me tenir en laisse, un semblant de pouvoir, pour me faire croire que j’ai le choix. Mais en réalité, je n’en ai pas. Ma vie ne vaut pas plus que celle d’une vulgaire marchandise.
Je l’entends alors. La voix de Vladimir, posée, mais pleine de sous-entendus.
— Pourquoi la voulez-vous ?
Sanchez lève sur Vladimir un regard irrité, mais répond tout de même.
— Cela ne vous regarde pas.
Vladimir avance de quelques pas, se retrouvant presque nez à nez avec lui.
— Elle m’appartient. Alors si je dois vous la céder, j’exige de savoir pourquoi.
Sanchez réprime un rire dédaigneux, mais prend un instant pour réfléchir à la question. Il détourne son regard vers moi, énigmatique, avant de revenir à Vladimir.
— Ce sont ses compétences qui m'intéressent. Son talent est sous-exploité ici.
Vladimir le fixe longuement, et après une pause, hoche la tête.
— J’accepte de vous la prêter pour trois missions.
Mon cœur rate un battement. Je serre les poings, m’efforçant de ne pas céder à l’impulsion de réagir de manière irréfléchie.
— Et vous pouvez faire ce que bon vous semble de l’autre. Je pense être assez généreux. Ces trois missions devraient largement compenser vos pertes.
À son tour, Sanchez fait un pas en avant, se rapprochant de Vladimir avec une menace palpable. Leurs fronts sont presque collés.
— Je suis un trafiquant d'armes, pas trafiquant d’êtres humains. Je ne marchande pas, encore moins les femmes. Si elle me suit, ce sera de sa propre volonté. Et il me semble qu’elle a déjà dit non.
Il marque une pause, puis conclut.
— Et je doute que cette femme vous appartienne, ou vous ait appartenu un seul instant.
Le visage de Vladimir vire au rouge et mon regard sur Sanchez a changé. Les deux hommes s’observent en chien de faïence. À tout moment, la situation peut dégénérer. Vladimir serre et desserre plusieurs fois les poings tandis que Sanchez le fixe imperturbable, pas le moins du monde intimidé par sa présence. Au contraire, il semble même amusé par la situation.
— J’ai quelque chose qui pourra satisfaire tout le monde, dis-je, mettant fin à cette tension.
J’avance vers Sanchez. Il détourne aussitôt le regard de Vladimir, comme s’il n’existait plus, et le fixe sur moi, les yeux étincelants. Je lève mes mains bien en évidence et demande la permission de prendre quelque chose dans la poche intérieure de ma veste. Il hoche la tête. Lentement, je dézippe la fermeture, glisse ma main droite à l’intérieur et en sors un papier soigneusement plié, que je lui tends.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il, méfiant, en saisissant le papier.
Vladimir m’adresse un regard interrogateur que je mets un point d’honneur à ignorer.
— Ce sont des plans, dis-je d’une voix posée.
Je sens la question arriver, alors je la coupe avant même qu’elle ne franchisse ses lèvres.
— As-tu déjà entendu parler du projet Séraphine ?
— Le réseau souterrain qui n’a jamais vu le jour ? répond-il, songeur.
— Oui.
— C’est un mythe.
— Pas si tu tiens la preuve entre tes mains.
Surpris, il relève les yeux vers moi. Sur son visage se mêlent intérêt et curiosité. Il déplie lentement le papier et, presque aussitôt, lance une nouvelle question.
— Où as-tu trouvé ça ?
Je hais répondre aux questions, surtout lorsqu’elles claquent comme des ordres. Mais je sais que sa confiance se gagnera à ce prix. Alors je prends sur moi.
— Au musée de Clevtown.
Sanchez me fixe, et j’arrive facilement à deviner le chemin que suivent ses pensées.
— Et qu’est-ce que tu veux qu’on foute avec un bout de papier ? s’écrie Xavier.
Je lui lance un regard agacé, puis reporte toute mon attention sur Sanchez. Xavier, vexé par mon silence, y voit une provocation et s’élance vers moi, mais Ricky s’interpose aussitôt, le repoussant sans ménagement. Xavier ne compte pas. Le seul qui importe ici, c’est Sanchez, et lui sait déjà la valeur de ce qu’il tient entre ses mains.
— Xavier ! gronde Sanchez d’une voix qui claque comme un coup de fouet.
Xavier fulmine, jette un regard noir à Ricky, puis baisse la tête et regagne sa place à contre coeur, comme un chien à qui on a remis la laisse.
Sanchez relève enfin les yeux vers moi, méfiant.
— Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas un faux ?
— Rien, dis-je calmement. Tu vas devoir me faire confiance.
Ma réponse n’a pas l’air de lui plaire, alors je poursuis sans lui laisser le temps de trancher.
— Je n’ai aucun intérêt à te mentir. Tu connais nos visages, tu sais où nous trouver. Tes ressources dépassent de loin les nôtres. Si je mentais, je perdrais bien plus que toi.
J’utilise ses mots, ceux qu’il a lâchés quelques minutes plus tôt. Et comme prévu, ils atteignent leur cible. Il me dévisage longuement, pesant le pour et le contre, puis soulève le papier à la hauteur de ses yeux. Il cherche à le déchiffrer, mais il n’y a rien à voir. Les tracés n’apparaissent qu’à l’infrarouge.
Je fais un signe discret à Ricky. Il sort aussitôt une petite lampe de sa poche et la tend à Sanchez. Celui-ci s’en saisit sans quitter le papier des yeux. Un clic, et un halo bleuté se projette sur la feuille.
Des lignes commencent à apparaître en relief, formant des motifs géométriques complexes. Chaque segment s'étire et se connecte, tissant un enchevêtrement harmonieux de trajectoires. Des chemins structurés suivant un agencement précis, reliant des points de convergence. Chaque ligne, qu'elle soit droite ou courbe, se connecte parfaitement à d'autres, créant un réseau à la fois complexe et cohérent.
Le regard de Sanchez scintille d'intérêt.
— Mais qu’est-ce que c’est ? murmure Xavier, les yeux écarquillés.
— Il s'agit d'un réseau ferroviaire reliant New York à Dallas, un projet abandonné, ou plutôt, dont les travaux ont été arrêtés, explique Sanchez. Après la Seconde Guerre mondiale, cet endroit a servi à stocker des armes, des munitions et bien d'autres choses. On disait que les plans avaient été détruits et que plus personne ne savait où se trouvait le site. Ceux qui étaient là pendant la construction sont soit morts, soit trop séniles pour raconter quelque chose de cohérent. Et petit à petit, le projet Séraphine est devenu un mythe, un peu comme le One Piece.
Un sourire se dessine sur ses lèvres, s’élargit comme s’il venait de mettre la main sur le plus précieux des trésors. Et dans un sens, ça l’est. Il tient entre ses mains un joyau pour lequel ses pairs n’hésiteraient pas à tuer.
Il lève les yeux vers moi.
— Combien de copies en as-tu faites ? demande-t-il, sa voix tranchante, chargée de menaces.
J’ai du mal à suivre ses sautes d’humeur. Il passe du chaud au froid à une vitesse vertigineuse.
— C’est l’original. Aucune autre copie n’existe, dis-je en le fixant droit dans les yeux.
Il inspire profondément, et ses yeux d’un vert émeraude me scrutent comme s’ils voulaient percer mon âme. Mais s’il croit m’intimider, il se trompe lourdement.
— Pourquoi me le donnes-tu ? C'est une véritable mine d’or. L’obtenir a dû te coûter cher. Alors, pourquoi t’en sépares-tu aussi facilement ?
Je fixe longuement les feuilles, jaunis par le temps, et déglutis avant de lever vers Sanchez un regard chargé d’amertume.
— Ne te méprends pas, je ne te les donne pas par gaieté de cœur. Mais la vie de chacun de mes hommes vaut infiniment plus.
Le temps d’un souffle, le silence s’épaissit, lourd comme une respiration suspendue. Je n’ai pas besoin de me retourner pour sentir les regards peser sur moi, y compris ceux, plus lointains, à l’intérieur du centre et du club. La loyauté n’a pas de prix. J’ai besoin d’hommes en qui avoir foi, et qui, en retour, puissent me faire confiance les yeux fermés pour protéger leur vie. Le doute que j’ai aperçu dans leurs regards à l’annonce de l’arrivée de Sanchez m’a plus ébranlée que je ne l’admettrai jamais. Mais à présent, je leur ai prouvé que je suis digne de les mener, que jamais je n’abandonnerai l’un d’eux. J’ai choisi l’honnêteté, même si les semaines à venir s’annoncent agitées. Je veux qu’ils m’offrent respect et dévotion, pas peur et mépris.
Je tourne la tête vers Vladimir. Ses yeux s’emplissent de panique en un éclair. Non seulement j’ai renversé la situation, mais je viens de gagner une bataille. À cet instant, il comprend qu’il est seul, dépossédé de tout pouvoir.
— Bien, reprend Sanchez, rompant le silence. Cela me semble être un deal correct.
Il lève la main en direction de ses hommes et leur ordonne de baisser leurs armes. Un ordre qu’ils exécutent sans hésitation.
— Mes hommes partiront immédiatement en repérage. Si jamais c’est un bluff, je ne connaîtrai pas le repos tant que chacun d’entre vous ne sera pas mort.
Il laisse planer le silence, ses mots saturant l’air comme une menace suspendue.
— Et tenez-vous loin de mes affaires. Vous n’avez aucune envie de me voir en colère, ajoute-t-il, la voix basse mais acérée.
Je n’en doute pas une seule seconde.
Son regard s’assombrit en nous fixant à tour de rôle. Il plie les plans et les range soigneusement dans la poche de sa veste. Il s’approche de moi, retire mon oreillette, et me murmure des mots que je suis la seule à entendre. Une fois son message délivré, il s’éloigne et ordonne à ses hommes de se retirer, lançant à Vladimir un regard glacial.
— Nous n’avons plus rien à faire ici, déclare-t-il d’une voix forte.
Je pousse un long souffle de soulagement. J’observe les hommes de Sanchez ranger leurs armes et retourner dans leurs voitures. Mon regard se pose sur lui, tandis que je cogite ses paroles murmurées. Sa voiture est la première à démarrer, et il m’adresse un clin d'œil avant de disparaître, suivi de près par les cinq autres véhicules. Quel drôle de spécimen. Je laisse mes oreilles se remplir du bruit des moteurs qui s’éloignent, jusqu’à ce que plus aucun son ne vienne perturber le silence. Nous sommes maintenant six sur le parking désert, et je réalise qu’il y a à peine quelques minutes, la mort nous frôlait.
Je me tourne vers l’équipe et je lis aussitôt le soulagement sur leurs visages. Thomas me fixe, le regard fier ; Taylor, lui, cache une lueur indéchiffrable ; Antonio, une reconnaissance profonde. Ricky pose sa main sur mon épaule et m’attire contre lui. Je lui rends son étreinte et, dans ce geste, la distance entre nous, creusée ces dernières semaines, s’efface enfin.
— Je suis désolée, soufflé-je pour lui seul.
Ses bras se resserrent autour de moi, et sa voix murmure tout près.
— Je sais. Moi aussi, je suis désolé.
Un raclement de gorge retentit derrière moi, me rappelant soudain la présence de Vladimir. La colère que j’avais réussi à enfouir remonte aussitôt, brûlante, me ramenant à ce qu’il vient de faire.
— Le coup du plan était ingénieux, dit-il. Mais ne me dis pas que tu lui as vraiment remis les vrais. Ce serait terriblement stupide de ta part...
Je me dégage de l’étreinte de Ricky et prends une longue inspiration, les poings serrés. Ricky me fixe, et j’attends une objection de sa part, mais rien ne vient. Dans ses yeux, je ne lis que de l’encouragement. Mon regard s’assombrit et, d’un élan vif, je me précipite vers Vladimir. À mon approche, il recule, mais je suis plus rapide. Je le percute de plein fouet, et sans la moindre hésitation, mes doigts se referment autour de son cou.
Surpris, il tente de se libérer, mais ma prise se resserre sur sa trachée, et mon regard le cloue sur place. Pour la première fois, je vois la peur dans ses yeux. Il n’avait jamais envisagé que je puisse représenter une menace pour lui. Moi non plus, d’ailleurs. Et pourtant, nous y sommes.
— Que ce soit la première et la dernière fois que tu mets en péril la vie de mes hommes, dis-je détachant chaque mot.
Son visage vire au rouge. Ses yeux fouillent frénétiquement les miens, comme s’il ne reconnaissait plus la personne en face. Il n’a jamais appris à se battre; s’il s’agissait seulement de le tuer, ce serait déjà fait. Si j’attends, c’est que le moment n’est pas encore venu, et que sa mort me nuirait plus qu’elle ne m’aiderait. Mais quand ma patience s’effrite, quand elle ne tient plus qu’à un fil prêt à céder, seuls les sacrifices consentis pour en arriver là m’empêchent de tout réduire à néant.
— N’oublie pas qui je suis, lâche-t-il d’une voix étranglée. N’oublie pas que ta sœur…
— Tu ne toucheras pas à Sandra, le coupé-je net. Si tu t’en prends à elle, tu perds tout pouvoir sur moi. Tu sais qu’alors, plus rien ne m’arrêtera.
Ses yeux s’écarquillent, et sa respiration devient haletante, irrégulière. J’approche lentement mon visage, jusqu’à ce que mes lèvres frôlent son oreille, et murmure d’une voix basse.
— Et que ce soit la dernière fois que tu tentes de me vendre à des inconnus.
Je ponctue chaque mot, avant de le repousser violemment. Il trébuche, vacille un instant, puis se redresse immédiatement. Sans perdre de temps, il se précipite vers moi, mais Ricky surgit et s’interpose fermement, bloquant son avancée. Son regard est meurtrier, plein de haine, mais voyant que nous restons immobiles et que personne ne viendra à son secours, il tourne brusquement les talons et s’éloigne.
À peine fait-il un pas qu’une détonation éclate.
Nous nous jetons tous au sol, scrutant les environs à la recherche de l’origine du coup de feu. Mes yeux balayent le parking, mais rien ne capte mon attention.
— Kyle, appelé-je dans mon oreillette.
— RAS de mon côté, répond-il. Je ne sais pas d’où provient le tir.
Je me tourne vers Vladimir, mais il semble tout aussi choqué, et aussi démuni que nous. Puis je balaie du regard Thomas, Ricky, Antonio et Taylor. Tous ont l’air indemnes.
— Adrian ? fais-je, hésitante.
— RAS, dit-il simplement.
Je souffle de soulagement mais aussitôt, un bourdonnement métallique, entrecoupé de craquements et de voix déformées, envahit mes oreilles.
— C’est Luis ! s’écrie Roman, la panique dans la voix. Il a reçu une balle dans le ventre.
— Qui a tiré ? demande Ricky. Tous les hommes de Sanchez ne sont-ils pas partis ?
— Ils le sont, confirme Jorys.
— Alors d’où provient ce tir, bon sang ? m’écrié-je, exaspérée.
— Luis…, répond Ace.
L’incompréhension se lit sur nos visages.
— Ce connard s’est lui-même tiré dessus.
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