Chapitre 26

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Une douleur lancinante dans ma tête me force à me réveiller. J’ouvre lentement les yeux, mais la lumière crue du jour m’oblige aussitôt à les refermer. Le sommet de mon crâne vibre comme un concert de tambours. Chaque battement de cœur résonne comme un coup de marteau derrière mes tempes. Combien de verres ai-je bien pu avaler pour en arriver là ? Je ne garde aucun souvenir de la nuit dernière. Tout s’efface dès l’instant où j’ai franchi les portes du club pour la fête en l’honneur de Marie-Antoinette. Mon corps est si lourd qu’il me faut une force surhumaine pour me redresser et m’asseoir au bord du lit. Je tente à nouveau d’ouvrir les yeux. La douleur est supportable si je les garde à demi-clos. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. La place à côté de moi est vide. Je lève la tête et balaye la chambre du regard. Je tends l’oreille. Silence total. Aucun bruit ne me parvient du séjour. Adrian est absent. Je suis seule. Mon regard tombe sur la table de chevet. Un comprimé d’aspirine et un verre d’eau y sont posés. S’ils pouvaient parler, ils me jugeraient. Je n’hésite pas une seconde avant de les avaler, et manque de vomir à l’odeur rance de mon haleine et à la couche épaisse qui recouvre ma langue.

Je me laisse retomber sur le lit, lourdement, et patiente le temps que le comprimé fasse effet. Pendant ce temps, je tente de faire appel à mes souvenirs, mais rien ne fait surface. C'est le néant. Black-out total. Je n'ai pas la moindre foutue idée de ce que j’ai pu faire, ou dire, hier soir.

Je reste allongée un moment, puis, lasse, je me lève et me dirige vers la douche. L’image que me renvoie le miroir est cruelle, me faisant presque reculer. Yeux vitreux, lèvres gercées, mascara coulé en longues traînées noires qui sillonnent mon visage, et supplément, d’énormes cernes. Je suis soulagée qu’Adrian ne voit pas ça, même, si comme je le pense, il est l’auteur du cachet et du verre d’eau, il a malheureusement déjà assisté au spectacle. Voire pire.

L’eau glisse lentement sur ma peau, et avec la chaleur presque étouffante qui me recouvre entièrement, j’ai l’impression de purifier mon corps de toutes ses impuretés. Je lave mes cheveux et sort de la cabine. Je me brosse les dents, deux fois, non, trois. Enfin, mon haleine d’animal mort débarrassée. Je m’habille rapidement, un jean noir et un t-shirt manche longue de la même couleur. Mes cheveux noués en chignon, je me rends dans le séjour me servir une tasse de café noir. Immonde. Mais au moins, ça a le mérite de me réveiller complètement.

J’entre dans le bureau de Jorys. Il se tourne vers moi et marque une pause. Ses lèvres sont pincées, comme s’il se retenait de laisser échapper un commentaire malencontreux. Mes efforts pour cacher les dégâts de la veille avec du fond de teint et de l'anticerne, n’ont visiblement pas été suffisants. Je savais que j'aurais dû rajouter plus de couches.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en tournant la tête vers l’écran à ma gauche.

Ma voix est rauque.

Je m’approche de l’écran et distingue, sur la vidéo, un entrepôt isolé. La scène est plongée dans la pénombre. Il fait nuit. Malgré la faible luminosité, je distingue des caisses en bois empilées les unes contre les autres, et des tonneaux disséminés un peu partout. Le lieu semble désert. Une partie de l’entrepôt est recouverte par un large filet épais, donnant à l’ensemble un air d’abandon.

— C’est une vue satellite de l’emplacement de Ricky et Taylor, explique Jorys.

Je retire mes lunettes de soleil et fixe intensément l’écran.

— Je lance la liaison audio. Ils ne devraient plus tarder à arriver.

Quelques minutes passent, puis deux silhouettes apparaissent dans le champ de la caméra.

— Zoome sur eux.

Jorys obéit et je m’avance. Je reconnais aussitôt Ricky, suivi de Taylor, qui jette des coups d’œil réguliers par-dessus son épaule.

— Vous m’entendez ? Est-ce qu’ils m’entendent ? demandé-je en me tournant brièvement vers Jorys.

— Une seconde… Je règle le volume, dit Jorys.

Ricky ajuste son oreillette et lève les yeux vers nous, comme s’il savait exactement où regarder.

— Catelyn ?

Sa voix nous parvient de manière hachée.

— Vous allez bien ? reprends-je.

— Oui, Taylor et moi allons bien.

Cette fois, le son est plus net.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, poursuit Ricky.

— Alors, va droit au but.

— Ce n’est pas une vraie organisation, commence-t-il. Pas comme ils le laissent croire. Nous avons rapidement trouvé l’emplacement de leur stock.

Il lève la main et désigne l’endroit où ils se trouvent.

— Il n’y a que trois gardes qui surveillent cet endroit. Nous les avons assez vite neutralisés et on a vérifié le contenu des caisses.

Il marque une pause, puis déclare.

— Ce sont nos armes, Catelyn.

Ma mâchoire se serre.

— Les cargaisons sont identiques. On n’a pas eu le temps de tout inspecter, mais je n'ai aucun doute.

— Vous savez qui dirige ?

J’observe Taylor s’éloigner, faire le tour des lieux, puis revenir auprès de Ricky.

— Deux types. Ils se font appeler Tobias et Viktor. Ils n’ont pas l’air très futés. À mon avis, quelqu’un d’autre tire les ficelles. Mais pour l’instant, c’est encore trop tôt pour dire qui.

Je hoche la tête, partageant son analyse.

— Et nos clients ?

Ricky secoue la tête.

— Pas encore. Mais Taylor a surpris une conversation tout à l’heure. Des acheteurs devraient défiler toute la journée. Nous saurons qui fait affaire avec eux. Et avec un peu de chance, qui dirige réellement.

Je me tourne vers Jorys.

— Du nouveau du côté du député ?

— Il assiste à un dîner ce soir, en ville. Je fais de mon mieux pour obtenir des places, mais la sécurité est renforcée.

— Tu ne lui as pas parlé au téléphone ? demande Ricky.

— Tous mes appels passent sur boite vocale.

— Il cache quelque chose.

— A n’en pas douter, murmuré-je.

Un court silence s’installe, puis je reprends.

— Vous faites du bon boulot. Restez discrets et sur vos gardes. Le prochain point se fera après mon entrevue avec Reed, sauf urgence. Ne faites rien sans mon accord. Fin de rapport.

Ils hochent la tête, et je les observe s’éloigner dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’ils ne disparaissent complètement. L’écran vire au noir, et je me tourne vers Jorys.

— Le dîner est prévu pour quelle heure ?

— Vingt-et-une heure.

Je consulte ma montre.

— Si tu ne trouves rien d’ici deux heures, on change de plan.

Il acquiesce silencieusement.

Je sors et me dirige vers mon bureau. La porte est entrouverte lorsque j'arrive. Je me glisse à l’intérieur et découvre Marie-Antoinette installée dans le fauteuil en face du mien.

— Je commençais à prendre racine, lance-t-elle sans se retourner.

Je ne réponds rien et prends place en face d'elle. Je la détaille du regard. Son teint est lumineux. Suis-je donc la seule à avoir trop bu hier ? Elle est impeccable dans son tailleur noir deux pièces, chemise rouge bordeaux. Ses jambes sont croisées, et son menton haut. Elle pousse vers moi un dossier vert scellé. Je hausse un sourcil, mais son visage demeure impassible. La Marie-Antoinette frivole d’hier a disparu. Quand il s’agit de boulot, elle devient une nouvelle personne.

— C’est ce que tu m’as demandé, dit-elle simplement.

Je pose la main sur le dossier épais et le tire vers moi. Je m’enfonce dans mon siège, ouvre la première page. Mes yeux remontent vers elle. Elle me fixe, lèvres pincées.

— C’est bien ce que je crois ? demande-t-elle, sans détour.

Je détourne le regard et reporte mon attention sur le document. Ces pupilles vertes, ce visage déterminé… Rien à voir avec l’adolescente craintive d’autrefois. C’est celui d’une jeune femme qui a appris à maîtriser son monde. Je feuillette rapidement les pages. Tout y est, même les détails que je n’ai pas jugé nécessaire, mais que Marie-Antoinette a pris soin d’ajouter. Elle excelle dans ce rôle. Donnez-lui un nom, elle vous livre une vie entière. Même ce qu’il vaudrait mieux ne jamais savoir. Elle m'effraie, parfois. Souvent.

— Que comptes-tu en faire ?

Je referme le dossier et le range dans le coffre intégré à mon bureau que je verrouille d’un code.

— Rien. Pour l’instant.

Marie-Antoinette me fixe, un lent sourire vient étirer ses lèvres. Je hausse un sourcil interrogateur.

— J’adore quand tu fais ça. Manipuler les choses, les gens… Je me sens alors moins seule.

Je ne relève pas, trop plongée dans mes pensées pour entrer dans son jeu.

— Tu sembles préoccupée, dit-elle.

— Que s’est-il passé hier soir ?

Elle me fixe, longtemps, le visage sérieux, comme si elle réfléchissait à ma question. Puis, lentement, une lueur malicieuse s’allume dans son regard. Je la dévisage, troublée. Et soudain, des images jaillissent dans mon esprit.

Je suis au bar. Trois shots de vodka alignés devant moi. Ma peau brille de sueur, ma robe est si moulante qu’elle laisse très peu de place à l’imagination. Je saisis le premier verre et l’avale d’un trait. Puis le deuxième. Le troisième suit. Ma vision vacille, puis se stabilise. Je fais signe au barman de me resservir. Il s’exécute, me tend deux autres verres que je bois sans sourciller. Je me retourne vers la piste. La foule bruyante et collante qui m’horripile d’ordinaire m’attire étrangement. Je délaisse les verres et m’avance.

— Je ne sais pas ce que tu as fait pendant la première heure, commence Marie-Antoinette.

Je l'écoute attentivement, tout en cherchant désespérément à assembler d’autres fragments de souvenirs.

— Nous sommes arrivées ensemble, puis je t’ai laissée. J’avais… des choses à régler.

Son regard me dissuade de creuser davantage.

— Quand je suis revenue, tu étais sur la piste, te trémoussant contre un inconnu.

Mes sourcils se froncent.

— Tu étais déchaînée. C’était la première fois que je te voyais ainsi. Et putain, tu étais incroyablement sexy dans cette robe.

Mes joues s’enflamment. L’image me revient. Le tissu rouge vif descendait à peine au-dessus de mes fesses et ne cachait que l’essentiel, le reste n’était qu’un voile transparent, provocateur.

— J’ai cru que tu étais bourrée. Et tu l’étais, précise-t-elle. Complètement. J’ai pensé que tu n’avais aucune idée de ce que tu faisais, ni conscience de l’homme auquel tu te frottais. Alors je me suis approchée pour t’éloigner.

Elle marque une pause.

— Mais tu ne voyais rien. Ni moi, ni personne. Tu avais ce regard… intense. Tu fixais quelque chose, droit devant. J’ai suivi ton regard, mais il y avait trop de monde. Une mer de silhouettes en mouvement.

Elle baisse légèrement la voix.

— Puis je t’ai regardée de plus près. Et là, j’ai vu du désir. Pur. Brut. Irradiant de toi. Tu vibrais, presque. Pas à cause de l’alcool ni de la musique, mais à cause de ce que tu fixais. Et j’ai compris.

Mon souffle se bloque. Mon cœur cogne violemment, attendant, redoutant ses mots.

— Tu fixais ton policier.

Je faillis protester qu’il n’était pas policier, mais elle enchaîne déjà.

— Je l’ai su quand il est sorti de la foule. Depuis le début, cette danse, sensuelle, hypnotique presque, c’était pour lui. Personne d’autre n’existait. Lui aussi ne voyait que toi. J’ai compris alors que j’étais de trop. Que nous l’étions tous. La foule entière était devenue spectatrice de quelque chose d’interdit. Et tu sais qu’il en faut pour me choquer.

Je la fixe, le souffle court. Incapable de me souvenir moi-même.

— Je vous ai laissés seuls. Il t’a prise dans ses bras, et vous êtes partis. Ce qui s’est passé après, je préfère ne pas l’imaginer.

Je détourne les yeux, incapable de soutenir son regard. Gênée, confuse, je croise mes jambes en tentant d’apaiser le feu qui brûle entre elles. En vain.

— Vladimir a tout vu.

Un frisson glacial me parcourt. Elle m’adresse un sourire contrit.

— Il était dans l’espace VIP. Et ce que j’ai lu dans son regard, Catelyn, n’a rien de rassurant. Je ne te dirai pas d’arrêter ta relation avec Adrian. Pas à ce stade, pas après ce dont j’ai été témoin hier. Et je vois bien que ta décision est prise. Mais si tu veux bien accepter ce conseil, garde un œil sur ton entourage.

Nous nous dévisageons un moment. Dans son regard, je lis de la peine. Comme si elle connaissait déjà l’issue de toute cette histoire. Ma mâchoire se serre, et un poids s’abat sur ma poitrine.

On frappe à la porte. Jorys entre.

— J’ai les places, dit-il. Il faut partir maintenant.

Ava se lève, et m’adresse un dernier regard.

— On se voit à ton retour, murmure-t-elle.

Je la laisse sortir, puis je me tourne vers Jorys et le suis.

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