Chapitre 28
— Ne bouge pas.
Je force mes jambes à se mouvoir et quitte la chambre sans attendre la réponse de Katherine. Je referme doucement la porte et m’y adosse. J’inspire profondément, puis machinalement, mes pas me portent vers la salle à manger, au rez-de-chaussée. Mes pensées fusent dans tous les sens. Katherine est enceinte. Je n’arrive pas à le croire. J’étais convaincue que son comportement étrange de ces dernières semaines relevait simplement d’un excès de sarcasme ou de mauvaises humeurs. Mais une grossesse ? Une grossesse…
Cela ne m’a à aucun moment effleuré l’esprit, et je ne l'aurais jamais deviné si je ne l’avais pas surprise en train de vomir tout le contenu de son estomac. Et pourtant, les signes étaient là, sous mes yeux. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Comment ai-je pu passer à côté d’un truc aussi gros ?
Ma respiration devient erratique sans que je ne puisse rien faire pour l'arrêter. Je distingue difficilement la porte à quelques mètres et ma poitrine me fait mal à chaque inspiration. J’ai l’impression d'étouffer. Je reconnais sans effort les symptômes de cette putin de crise de panique.
Pas maintenant. Pas main…
Je pousse violemment la porte de la salle à manger et la referme aussitôt, m’adossant contre celle-ci pour bloquer l’accès. Je glisse au sol et ferme les yeux. J’inspire lentement, profondément et expire par la bouche. J’essaie de me souvenir de ce que ce médecin que j’ai consulté une fois m’a appris. Respiration abdominale, s'ancrer dans le présent. Un, deux, trois, inspire. Quatre, cinq, six, expire. Je répète l’exercice cinq ou six fois, puis tente de rouvrir les yeux. Les tables devant moi, sont moins floues. Le plan de travail sur ma gauche n’ondule plus. Bien.
Je dois me ressaisir. Garder la tête froide et réfléchir. Peut-être que je m’emballe. Peut-être ne veut-elle pas de cet enfant. Peut-être…
En réalité, je connais déjà la vérité.
Si Katherine avait voulu s’en débarrasser, elle l’aurait déjà fait. Elle n’aurait pas laissé les choses avancer au point d’en voir les symptômes.
Je me relève, les pieds légèrement tremblants et me dirige vers un des placards sur ma droite. J’en sors un grand bol, ouvre le frigo, et le remplis à ras bord de glaçons. Je quitte la pièce et traverse le couloir. Je croise deux filles qui me lancent un regard perplexe. Il faut que je me détende.
Calme-toi, Catelyn. Reprends-toi. Ce n’est pas la fin du monde. Mais une petite voix me dit que ça pourrait bien l'être pour certains.
De retour à notre ancien appartement, je découvre Katherine dans le séjour. Elle est assise à même le sol, recroquevillée sur elle-même, la tête enfouie entre ses jambes. À mon entrée, elle lève les yeux sur moi. Ils sont rouges. Je la dévisage et note alors son apparence. Ses cheveux ne sont pas coiffés, ses vêtements sont moins soignés que d’habitude et ses chaussures…, où sont passées ses chaussures ?
J’aurais tout donné pour voir devant moi une Katherine froide. J’aurais préféré qu’elle me repousse avec un de ces mots sanglants. Pas cette détresse que je lis sur son visage. Pas ce silence lourd, douloureux, qui flotte entre nous.
Je lui tends le bol rempli de glaçons.
— Vas-y croque. J’ai entendu dire que ça soulageait.
Elle tend négligemment la main vers moi et récupère le bol de mes mains sans rien ajouter.
Je verrouille la porte et m'approche. Je retire mes bottes et m’assois à ses côtés sur le sol, en silence.
Plusieurs secondes s’écoulent avant que je ne reprenne la parole.
— Tu es enceinte de combien de mois ? dis-je, la gorge nouée.
Elle ne répond pas tout de suite, sa main s'enfonçant lentement dans le bol. Elle en retire une poignée, qu’elle porte à ses lèvres.
— Trois mois, murmure-t-elle avant de fourrer les glaçons dans sa bouche.
Un juron m’échappe. Et le craquement sec du croc résonne dans le silence, aussi brutal que la nouvelle elle-même.
— Marie-Antoinette le sait, lâche-je livide.
Katherine acquiesce.
— Elle l’a deviné dès l’instant où ses yeux se sont posés sur moi.
Et moi qui vis tous les jours avec Katherine, je n’ai rien vu. J'avale la boule dans mon ventre et tend à mon tour la main vers le bol. Je prends une poignée que je fourre à mon tour dans ma bouche.
— Je l’ai su à deux semaines, dès que mes règles ont sauté.
Je l’écoute, attentive. Son regard est figé, perdu dans le vide, comme si elle revivait chaque instant.
— Je ne savais pas quoi faire. J’étais en état de choc. Je ne me rappelle pas avoir oublié ma pilule, pas une seule fois. J’ai fait quinze tests de marques différentes. Je ne savais même pas qu’il en existait autant.
Un rire nerveux lui échappe.
— Je croyais que mes yeux me jouaient un tour. Mais non. Ils étaient tous positifs.
Elle replonge la main dans le bol, en ressort une nouvelle poignée de glaçons.
— J’ai voulu te le dire tout de suite, tu sais. Je ne savais pas quoi faire. Mais toi, toi Catelyn, tu sais toujours quoi faire. À ce moment-là, tu avais l’air ailleurs, préoccupé par quelque chose. Alors je me suis dit que je devais d’abord déterminer ce que je voulais faire de…de cette chose qui grandit en moi, avant de t’en parler. Pendant un mois, j’ai envisagé de m’en débarrasser. J’y ai pensé sérieusement. J’ai même pris rendez-vous chez une sage-femme. La date était fixée. Mais le jour J, je n'y suis pas allée. Je n’ai pas réussi à m’y résoudre.
Elle marque une pause. Sa voix tremble légèrement.
— Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Un silence s’installe pendant que je digère au mieux la nouvelle.
— Je suis désolée, soufflé-je la voix rauque, à peine audible.
Mais elle se tourne lentement vers moi, comme si elle venait tout juste de se souvenir que j’étais là.
Je déglutis, la gorge nouée.
— J’aurais dû le voir. J’aurais dû m'en rendre compte. J’aurais dû être là pour toi…
Ses lèvres se pincent en une fine ligne.
— J’ai cru que tu devinerais, murmure-t-elle. Toi qui vois toujours tout, qui comprends avant qu’on explique. Mais tu ne me regardais pas. Tu ne me voyais plus. Et puis Adrian est arrivé, et c’était comme si je n’existais plus. On s’était promis à la mort de Gisèla de toujours veiller l’une sur l’autre, et maintenant que j’avais besoin de toi, tu n’étais plus là.
J’ouvre la bouche, mais les mots restent bloqués dans ma gorge, incapable de sortir. Que puis-je bien dire contre ça ? Je m’en veux tellement de ne pas m'être rendu compte plutôt.
— Alors, petit à petit, j’ai laissé la rancœur s’installer. J’essayais de ne pas t’en vouloir, vraiment. Mais je n’y arrivais pas. Je ne comprenais pas comment tu pouvais être si aveugle à ma douleur. Tu flottais, Catelyn. Tu étais ailleurs, sur ton petit nuage, et moi… moi je sombrais.
Sa voix tremble.
— Je t’en veux tellement, Catelyn. Je t’en veux tellement…
— Je suis désolée, parviens-je de nouveau à dire.
C’était la seule chose que je pouvais faire. M’excuser.
Elle secoue doucement la tête.
— Je n’ai pas non plus été tendre avec toi. Tu as le droit d’être heureuse. J’ai dépassé les bornes lorsque je t’ai lancé le contraire à la figure. Ce n’est pas de ta faute si je suis enceinte. Mais je t’en veux quand même, lâche-t-elle, avant d’éclater en sanglots. J’en veux à tout le monde. Et je suis si fatiguée…
Je tends la main vers elle, hésitante, puis à mi-chemin, la retire. Katherine surprend mon geste, et au lieu de me lancer un de ses regards acérés, elle pose simplement sa tête contre mon épaule. Alors, je me tourne complètement vers elle et la serre dans mes bras. Son corps tremble contre le mien secoué de sanglots.
— C’est étrange à dire, mais j’aime qu’une vie grandisse en moi, dit-elle après qu’elle se soit calmée.
— Je redoute ce qui arrivera dans les prochains mois, mais la sensation d’un petit être qui grandit en moi me procure une joie si… immense. Hormis ses horribles nausées que je n’arrive plus à contrôler.
Elle rigole presque en le disant, mais moi, je n’ai aucune envie de rire. Je sais comment finira cette histoire. Et pas de la bonne manière. A moins de…
— Quand est-ce que ça se verra ? dis-je en réfléchissant à la possibilité qu’elle y arrive sans laisser sa peau.
— Eh bien la sage-femme dit que …
Je me tourne vivement.
— Oui j’ai consulté une sage-femme. En dehors de la ville, ajoute-t-elle précipitamment. J’ai pris mes précautions, Vladimir n’en saura rien.
— Ce n’est pas ce qui me préoccupe. Enfin si, mais ce n’est pas ce à quoi je pensais, dis-je faiblement.
Elle me regarde les sourcils froncés ne comprenant pas.
— J’aurai aimé être là, dis-je doucement. J’aurai aimé t’accompagner pour ton examen.
Je détourne le regard, trop honteuse d’avoir été si négligente. Katherine pose sa main sur la mienne.
— Ce n’est pas grave. Maintenant tu le sais. Tu pourras assister aux prochaines.
Un faible sourire traverse mon visage.
— Alors je disais, poursuit-elle. La sage-femme m’a dit que j’ai un bassin assez large et que ça ne se verrait probablement pas avant les six mois.
Je serre ses doigts.
— Alors, il nous reste trois mois pour tuer Vladimir.
Katherine a un léger mouvement de recul mais je la tiens fermement.
C’était la seule solution. Vladimir ne la laissera jamais avoir cet enfant. Et Katherine ne le laissera pas le lui enlever. Pas avec cette lueur dans les yeux lorsqu’elle parle de cet enfant à naître.
Elle me fixe, la mâchoire serrée, le visage grave, puis lentement, acquiesce.
— Je trouverai un moyen. Fais-moi confiance. Je ne laisserai rien arriver à toi et à ton bébé. Je t’en fais la promesse.
Ses lèvres tremblent et elle me serre de nouveau dans ses bras. Je lui rends l’étreinte, bien que ces démonstrations d’affection avec Katherine me laissent hésitante.
Nous restons ainsi pendant un long moment.
Après le suicide de Gisèla, Katherine et moi avons orchestrer un plan dans lequel tout le monde s’en sortirait. Nous avions prévu de l’éliminer et prendre la tête des choses. Elle s’est rapprochée de lui, devenant son assistante personnelle ; moi, j’ai gravi les échelons en devenant son bras droit. Personne n’a jamais soupçonné notre alliance et personne ne le devinera jamais. Nos disputes incessantes sont une parfaite couverture.
Nous avons tout minutieusement planifié, jusqu’au jour où nous avons commencé à avoir des soupçons sur le fait que Vladimir soit réellement aux commandes, jusqu’à ce que ces soupçons se confirment : Vladimir n’est plus aux commandes depuis longtemps.
Nous l’avons senti venir ces deux dernières années. Des départs vers des réunions dont personne ne connaît les participants, une nervosité accrue avant chaque départ, des réponses toujours évasives quand on osait l'interroger. Puis ce fut la comptabilité. Un pourcentage des bénéfices filait vers une société inconnue, une société dont ni Katherine, ni moi ne savons rien. Et personne n’avait le droit d’en parler.
La preuve est arrivée avec le retour de Katherine d’un de ses voyages avec Vladimir, au moment où les nouvelles recrues sont arrivées. Puis, à la soirée d’anniversaire de Vladimir, cette femme est venue me parler. J’ignorais qui elle était, jusqu’à ce que mes recherches révèlent pour qui elle travaille. La révélation fut un choc. Ces gens sont plus que dangereux. Vladimir face à eux, n’est qu’une pièce négligeable, insignifiante et interchangeable. Tout le monde l’est sur leur échiquier. Et au moindre faux pas, ils n’hésiteront pas à tous nous anéantir. Comment ont-ils pris la tête des choses, cela reste encore à déterminer, mais une chose est sûre, Vladimir n’est plus dans leur bonne grâce. C’est pour cela qu’ils se sont approchés de moi. En paraphrasant leur discours, ils ont un projet plus vaste et Vladimir n’en fait pas partie. Ils me proposent de le remplacer. Et lorsque j’ai cherché à savoir pourquoi c’est vers moi qu’ils se tournaient, parce qu’ils ont les moyens de mettre une autre personne à la tête sans qu’on puisse faire quoi que ce soit, ils m’ont répondu tout simplement : “pourquoi remplacer quelqu’un dont on n’a pas à se plaindre”.
Ma première entrevue avec eux était à deux doigts de mal finir. Il m’a lancé, sans détour : « Je ne sais pas si je dois admirer votre cran ou vous vous faire disparaître. » Je me suis invitée à un événement public, la vente de charité que j’ai assistée avec Luis, et je ne leur ai donné aucun autre choix que de m’écouter. Mais n’est-ce pas mes méthodes qui font qu’ils se tournent vers moi ? Ils m’ont demandé de prouver que j’étais digne, solide, fiable, et capable de supporter le pouvoir. Comme si ce n’était pas ce que je faisais depuis ces dernières années. Faire tout le boulot à la place de Vladimir. La partie trafic d’armes.
L’attaque de Sanchez ? C’était un de leur test et je l’ai réussi. Mais maintenant, ils m'enlèvent la distribution d’armes. Encore un test mais je ne sais pas comment le réussir. Et nous n’avons plus le luxe de perdre du temps. Pas à présent que Katherine est enceinte. Il faut que ça aille vite.
Je ne peux pas tuer Vladimir sans leur accord. Les représailles seraient désastreuses. Sa mort, si elle n’a pas de sens pour l’organisation, me coûterait aussi la vie et rien ne serait résolu. Au contraire, quelqu’un d’autre prendrait sa place, et qui sait s’il sera pire que son prédécesseur.
Je dois négocier. Trouver une issue, et vite. Sinon Katherine et son bébé… Je ne veux même pas imaginer ce qui arrivera.
— Ricky est-il au courant ?
Katherine s’extirpe de mes bras. Elle me fixe, puis lentement secoue la tête de droite à gauche.
— J’ai peur de lui dire. Je crains sa réaction. J’ai peur qu’il fasse quelque chose de stupide. Il n’est pas au courant de notre plan, ajoute-t-elle. Il ne sait pas que nous planifions de tuer Vladimir depuis la mort de Gisèla.
À son nom, ma gorge serre.
— Alors il faut qu’on le mette dans la confidence.
Elle riposte véhémente.
— Non. Je ne veux pas qu’il apprenne que je suis enceinte. Pas avant que Vladimir ne soit mort. Promets-le-moi Catelyn.
— Comment comptes-tu le lui cacher pendant tout ce temps ?
Elle détourne la tête honteuse.
— Je ne suis pas très gentille avec lui ces derniers temps. Je fais tout pour le repousser. Il ne comprend pas et ça me brise le cœur. Il est si tendre et attentionné avec moi.
Elle marque une pause.
— Mais il faut qu’il reste loin de moi. Le temps que Vladimir meure. Jure-moi que tu ne lui diras rien, Catelyn. Personne ne doit savoir hormis nous trois. Toi, moi et Ava. Jure-le, Catelyn. Jure-le.
Et là je revois la Katherine que j’ai toujours connue. Froide et impitoyable.
— Je te promets de ne pas lui révéler ta grossesse. Mais je lui dirai concernant notre plan pour Vladimir. C’est mon second et mon ami. Je lui dois bien ça.
Elle déglutit puis acquiesce.
Que le Seigneur nous vienne en aide !
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