Chapitre 29
Ma tête cogne contre la vitre teintée. Mes doigts pressés au-dessus tentent d’amoindrir la rudesse du mouvement. C’est sans effet.
Au fil des mois, je suis arrivée à une estimation de quinze minutes en moyenne. Alors je comptais jusqu’à neuf cents. Quand la chance était de mon côté, c’était terminé avant d’atteindre la barre des cinq cents.
Mais, celui-ci est différent. Il ne faiblit pas. Il ne s’arrête pas.
Mille deux cents, mille deux cent un, mille deux cent deux…
J’ai arrêté les gémissements exagérés et les paroles salaces. Ça ne fonctionne pas sur celui-ci. À l’opposé, il semble même les déprécier et redoubler d’ardeur.
Dissocier était devenu chose aisée. Il suffisait que je pense à mon lit qui m’attend pour que mes pensées m’emportent ailleurs. Loin de ce merdier.
Mais aujourd’hui, pour je ne sais quelles raisons, j’en suis incapable. Toutes mes pensées me ramènent incontestablement à cet habitacle sombre, à cette haleine rance chargée de cannabis et de nourriture épicée.
Les moments de dégoût, de colère ou de révolte, sont passés. Mon corps trop lasse, n’a plus l’énergie d’entretenir ces émotions trop fortes. Tout ce dont j’ai envie c’est que ça s'arrête. Tout ce dont j’ai envie c’est de me redresser, remonter ma jupe et quitter cette voiture. Pour qu’enfin, ma journée soit considérée comme terminée.
Mon regard se pose sur ce stylo, gisant seul sur la moquette, à quelques centimètres. Je pourrais tendre la main et le prendre. Ensuite, ensuite…
Que feras-tu ensuite, Catelyn ?
Je le lui planterai dans le cou.
Ses yeux ronds, beaucoup trop grands pour son visage anguleux, s'écarquilleront de surprise. Puis, lorsque son cerveau aura percuté, il tentera de se défendre, de reprendre le contrôle en me frappant, peut-être. Sûrement. Mais la douleur vive à la base de son cou l’en empêchera. Alors, au lieu de me frapper, il portera sa main à la plaie pour stopper l'hémorragie. D’un geste vif, je retirerai l’objet planté profondément. Du sang giclera partout. Il teintera les vitres et le cuir marron de son rouge intense. Ce porc tombera lourdement sur moi ou sur la banquette, si je suis assez rapide pour m’extirper.
Et ce sera fini.
Je n’aurai plus à supporter sa transpiration dégoulinant sur mon visage et collant à ma peau. Je n’aurai plus à supporter le bas de son costume effleurant sans arrêt la peau lisse de mon ventre dénudé.
Ce sera enfin fini.
Mais pour combien de temps ?
Je retiens un soupir, détourne les yeux du stylo pour lui faire face. Il m’adresse un sourire pervers auquel je ne réponds pas, plus.
Le tuer, l’idée devient de plus en plus tentante, mais bien trop stupide. Je retiens un autre soupir, et détourne de nouveau les yeux.
L’image de son corps sans vie s’impose. On le retrouvera sur le parking du club, mes empreintes partout dans et sur le véhicuLe. Mais cette idée ne m’effraie pas. Ce n’est pas la police que je crains.
J’aurais tué un client. Et c’est à Vladimir à qui j’aurais affaire.
Vu le tas de billets que ce porc a balancé sur la table, il doit être riche. Sacrément riche. Et Vladimir déteste qu’on touche à ses clients fortunés. Je finirais nue, enfermée dans la chambre froide du club pendant plusieurs jours, sans eau ni nourriture.
Je sais ce que c’est, je l’ai déjà vécu. Deux fois. Non, trois. À chaque punition, le temps d’attente s’allonge. Ce n’est pas agréable. Cette fois, il attendra peut-être cinq jours, si je ne meurs pas avant.
Mais ne vaudrait-il pas mieux que je meure ?
Qui s’occupera de Sandra ? murmure une petite voix dans ma tête.
Ce porc n’en vaut pas la peine.
Le tuer sera inutile. Le tuer sera vain.
Le tuer me coûtera bien plus que d’attendre encore un quart d’heure.
Un quart d’heure… enfin, j’espère.
Je suis extirpée de mes pensées, lorsqu’il me retourne brusquement, me forçant à me mettre à califourchon. De son pied, il écarte brutalement mes cuisses. Ses doigts agrippent fort mes cheveux. Très fort. Trop fort. Beaucoup trop fort.
Je le lui fais remarquer, il n’en a que faire. À la place, il fait un bruit de gorge qui ressemble étonnamment à du rire.
— Catelyn !
Je tourne la tête, mais ce porc me fixe, une lueur perfide dans le regard. Je tente de lui faire desserrer sa prise dans mes cheveux. Ce que je gagne ? Une seconde main m'agrippant le cou. Je me débats, violemment. Son pied glisse sur la banquette. Pendant un instant, il perd l’équilibre. Lorsqu’il retrouve sa stabilité, il m'assène une gifle si violente que des étoiles éclatent devant mes yeux.
Je vais finalement le tuer, cet homme.
Un coup de pied dans l’aine me libère un peu. Il me fixe, les yeux rétrécis, tiraillés entre l’incrédulité, la fureur et les derniers vestiges de désir. Je n’attends pas qu’il se reprenne pour lui porter un nouveau coup, dans les côtes.
Ce n’est pas ma plus brillante idée. Il ne ressent rien. Il est trop musclé. Et moi trop faible.
— Catelyn…
Je fronce les sourcils. Il n’a pas remué les lèvres, ce porc.
Il profite de mon instant d’égarement, se jette sur moi, j’esquive, vise juste. Un coup bien senti dans les bourses. Il tombe à genoux, tient son entrejambe, jure de douleur.
Je me tourne vers la porte et l’ouvre. Merde, bien sûr, elle est fermée à clé.
Je dois trouver les clés. Où sont les clés ?
La douleur s’estompe, il va bientôt revenir à la charge. Il faut que je sorte. Vite. Ou quelqu’un mourra ce soir.
Mes yeux parcourent la voiture à toute vitesse. Où peuvent-elles bien être ? Puis, je me rappelle l’avoir vu les fourrer dans la poche de sa veste.
Sa veste ?
Mon regard tombe sur un bout de tissu qui pend du siège passager à l’avant, la voilà, au moment où j’avance vers elle…
— Catelyn, réveille-toi !
— Quoi, dis-je en me retournant.
Grave erreur, je me retrouve nez à nez avec lui. Un sourire carnassier étire ses lèvres, puis il s’abaisse et d’un mouvement sec, tire sur ma cheville me faisant tomber, ma tête cogne lourdement contre l’accoudoir. Je lâche un juron, je crois que mon nez est cassé.
Il tente à nouveau de m’agripper la cheville mais je lance mon pied qui atterrit dans sa mâchoire.
— Tu vas le regretter sale pute, crie-t-il.
J’ai déjà récupéré les clés et pris place sur le siège passager. Mais au moment d’ouvrir la portière, il lance son bras devant moi et sans que je ne puisse l’éviter, sa cravate m’étreint le cou. Il serre si fort que je peine à respirer. Je tends la main vers la poignée. La porte s’ouvre, je ne peux pas sortir, je suis clouée au siège.
— Catelyn, s’il-te-plait…
La voix est suppliante, presque tremblante. Un visage se dresse devant moi.
Je ne comprends rien à ce qui se passe. Je me débats sur le siège, mais l’emprise de l’homme se resserre. J’ai ouvert la porte, pourtant je n’arrive pas à m’échapper. Mes forces m’abandonnent. Cet enfoiré va me tuer. Il va gagner.
Un rire sans joie éclate, comme pour confirmer mes craintes.
Je sens mes doigts faiblir, ma prise se relâche sur la sangle. C’est fini. Je vais mourir étranglée dans cette voiture.
J’aurais dû lui planter ce stylo dans le cou quand j’en avais l’occasion.
J’aurais dû prendre le risque de finir dans la chambre froide. J’aurais dû…
— Catelyn, ma douce, s’il te plaît… reviens-moi.
Cette fois, la voix est claire, limpide. Je la reconnais.
— Adrian ? murmuré-je.
Ses yeux inquiets se posent sur moi. Ses mains encadrent mon visage, sa tête penchée tout près.
— Oui, c’est moi, Adrian. Tu as fait un cauchemar. Maintenant, tu es réveillée.
Je balaye frénétiquement la pièce du regard. Je suis dans ma chambre, au centre, pas dans cette voiture lugubre, garée sur le bas-côté d’un trottoir.
Adrian pose délicatement sa main sur mes poignets.
C’est alors que je réalise que mes doigts sont serrés autour de mon propre cou. Je les relâche aussitôt et laisse retomber mes mains sur le lit. Il scrute mon visage, comme s’il y cherchait quelque chose en particulier. Et sans que je ne puisse rien y faire, des larmes dévalent mon visage.
Adrian m’attire aussitôt contre lui.
— Hey, c’est fini. Ce n’était qu’un mauvais rêve, murmure-t-il, sa voix basse, presque un souffle.
Je reste immobile contre sa poitrine, le cœur battant trop fort, jusqu’à ce que mes larmes tarissent.
— Ce n’est pas réel. Regarde-moi.
Je relève lentement la tête. Ses yeux accrochent les miens, calmes, rassurants.
— Tu veux me toucher pour vérifier ?
J’acquiesce doucement.
Ma main tremble, approchant son visage. Sa peau est douce, tiède, vivante. Rien à voir avec la moiteur de mes cauchemars. Mes doigts glissent jusqu’à ses yeux, en amande, pas ronds. Puis ils effleurent son nez. Il tressaille.
— Tu as mal ? demandé-je, inquiète.
Puis tout me revient.
— Je t’ai fait mal ? C’est à cause de moi ?
Il ne répond pas. Alors je comprends. J’ai dû le frapper en me débattant, comme la dernière fois.
Je baisse la tête, honteuse.
— Je suis désolée, soufflé-je, la voix tremblante. Je suis tellement désolée…
Adrian saisit doucement mon visage entre ses mains, m’obligeant à relever les yeux vers lui.
— Hey… ce n’est rien. Je vais bien, tu m’entends ? Je vais bien. Ce n’est rien, insiste-t-il.
Non, ce n’est pas rien. Il ne devrait pas avoir à subir ça, encore moins toutes les deux nuits. À chaque fois, je me jure que ce sera la dernière et pourtant, ça recommence. Je m’en veux de lui infliger ça. De le réveiller ainsi, dans ma peur.
— Tu veux me raconter ?
Je détourne les yeux. Je n’ai pas envie d’y retourner. Revivre la scène, entendre ce rire, sentir cette main, cette sangle autour de mon cou… Mais le plus difficile, ce n’est pas le souvenir. C’est le regard d’Adrian, celui qu’il pose sur moi quand je me ferme. Ce mélange d’impuissance et de déception. Comme les autres fois.
Alors j’acquiesce.
— Bouge pas, dit-il en s'élançant vers le séjour.
Il revient quelques instants plus tard, avec une tasse de thé fumante que je saisis en le remerciant. Je jette un coup d'œil au réveil sur le côté, il est trois heures du matin.
Je prends une profonde inspiration, et rassemble mes pensées. Adrian, accroupi devant moi, m’observe. Il n’y a aucune impatience dans son regard, pas de curiosité malsaine. Juste une inquiétude légitime. Une nuit sur trois, je me réveille hantée par mes démons et le prenant pour cible. Je pose la tasse sur la table basse et fixe mes mains vide, comme si elles détenaient les réponses, ou la solution à mes problèmes. Mais aucune ligne dans ma paume ne semble vouloir dire quoi que ce soit.
— Quand je ferme les yeux, je revis…
Je marque une pause, la gorge sèche, avant de m’éclaircir la voix.
— Je revis certains moments de mon passé. Certaines scènes en particulier. Je me revois…
Je prends une profonde inspiration.
— Je me revois…
Sa main se pose doucement sur mon menton, m’obligeant à redresser la tête. Ses yeux accrochent les miens. Son visage reste impassible, mais dans son regard brille quelque chose d’indéchiffrable. Est-ce de la colère ?
— Tu n’es pas obligée de me raconter, tu le sais, n’est-ce pas ?
Sa voix est douce, apaisante, mais je perçois une tension, une petite sécheresse qui n’a rien à voir avec moi. Une colère qu’il dirige ailleurs, peut-être contre...
— Ton passé t’appartient. Et si tu ressens le moindre malaise, tu n’as pas à le partager.
Je déglutis, à moitié soulagée. Pourtant, quelque chose en moi refuse le répit. Un étau me serre la poitrine, m’écrase. Il faut que ça sorte.
— Je me sens tellement sale, parfois.
Ma voix se brise sur la fin. Et les larmes reviennent, brûlantes et incontrôlables.
— J’ai l’impression d’être une coquille vide. Je ne suis qu’un outil. Chaque matin, se réveiller et faire semblant que tout va bien, faire comme si tout était normal… comme si cet endroit et tout ce qui s’y passe, tout ce que nous faisons, était normal… C’est tellement dur. Et… je suis si épuisée…
Le lit s’affaisse, d’un côté et je me retrouve dans les bras d’Adrian. Il me serre fort, je me laisse aller, déversant sur son épaule tout mon désespoir. J’aime qu’il ne tente pas de me rassurer avec de belles paroles, comme tout ira bien. Parce que nous savons tous les deux que c’est faux.
Chaque jour, nous avons le choix entre dévorer ou être dévoré. Une bataille constante, et je commence à manquer de force.
— Tu comprends, n’est-ce pas ? dis-je soudain, affolée, me détachant légèrement de lui.
— Tu comprends pourquoi je n’arrive pas… pourquoi toi et moi, nous…
Je m’arrête, incapable de continuer. Les mots restent bloqués dans ma gorge, une peur soudaine m’envahit à l’idée qu’il ne comprenne pas. Mes yeux cherchent les siens, à la recherche d’un signe. Un signe qu’il ressent ce que je n’arrive pas à exprimer.
Il me fixe, attentif à chacun de mes gestes. Son regard est profond, presque hypnotique. Puis, doucement, il rapproche nos visages. Un sourire sans joie se dessine sur ses lèvres.
— Oui, Catelyn, je comprends. Je le… sens, quand je te touche.
À ces mots, tout le poids qui m’écrasait se dissout. Mes épaules tombent, mes mains se relâchent. Il glisse une mèche de cheveux derrière mon oreille, ses doigts effleurant ma peau comme une promesse silencieuse.
— Tu as traversé tellement de choses, dit-il dans un souffle. À sa manière, ton corps te protège. Tu n’as pas à t’en faire pour moi. On va y arriver, ensemble. Je suis là. Je ne compte aller nulle part.
Je l’embrasse, d’abord doucement, puis plus profondément, laissant toute ma peur et ma fatigue se fondre contre lui. Je l’enserre, je ne veux plus jamais le lâcher.
Adrian et moi n’avons pas encore franchi cette limite physique où nos corps s’emboîtent parfaitement, où il devient impossible de dire où finit l’un et où commence l’autre. Nous nous arrêtons aux caresses, aux préliminaires, tout simplement parce que mon corps résiste, conscient du danger de l’abandon total.
Avec un client, tout est clair. Il n’y a aucune ambiguïté. C’est une transaction. Un service contre un prix. Chacun sait à quoi s’attendre. J’ai appris à contrôler les règles, le temps, la distance, la mise en scène. Rien de personnel. Rien à perdre. Mais dès que les sentiments entrent en jeu, tout change. Avec Vassili, c’était pareil. Au début, tout était clair. J’étais là pour le convaincre de faire affaire avec Vladimir. La frontière était nette. Puis, quand j’ai commencé à tomber amoureuse, nos relations intimes ont changé. Mon rapport au sexe a changé. Mon corps est devenu hermétique, au sens propre du terme. Ce n’est plus un échange. C’est une offrande. Laisser quelqu’un prendre possession de mon corps, c’est me livrer sans filet. C’est m’abandonner totalement et être vulnérable. Il n’y a plus de règles, plus de frontières, plus de contrôle. C’est faire confiance entièrement, aveuglément. Et c’est infiniment dangereux. Avec un client, je ne risque que mon corps. Mais avec Adrian, je risque mon cœur, mon équilibre, ma liberté. Et s’il me trahit ? S’il joue ou ment ? J’ai peur de la Catelyn que je deviendrai après. Alors mon corps repousse et je suppose, préfère rester maître de lui-même.
— Katherine est enceinte, lâché-je en me redressant.
Les épaules d’Adrian se crispent sous mes doigts.
— Personne ne le sait, pas même Ricky. Elle compte garder le bébé et… je ne sais pas quoi faire pour éviter un bain de sang.
Son regard se durcit, je n’ose pas ajouter que Vladimir prépare déjà quelque chose. Je le sens, il est bien trop silencieux.

Annotations
Versions