Chapitre 33 : Deuxième partie

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À mon tour d’être dévisagé. Je peux voir les questions défiler sur leurs visages, Adrian le plus troublé. Je pensais que le FBI avait tout déterré sur moi, visiblement non.

— Deux ans après mon arrivée, j’ai reçu la visite d’un homme, Dorian Sutton. Il a réussi à m’approcher à l’insu de Vladimir.

— C'est qui Vladimir ? Demande Sandra.

Je la scrute, déterminant quelle partie de la vérité lui révéler. Sa vie est normale, j’aimerais que cela demeure ainsi.

— Vladimir, c’est l’homme pour qui je travaille, dis-je simplement.

Elle plisse les yeux, me croyant à moitié. Pour autant, elle ne dit rien pour me contredire.

— Sutton était un collègue et un ami de notre père. Il réside en Angleterre mais y est rarement présent à cause de son travail. C'est lui qui s’est chargé de nous placer à l’orphelinat à la mort de nos parents.

Sandra hésite à dire quelque chose, mais se ravise.

— Je croyais que notre enlèvement avait soulevé des questions, de la curiosité, à défaut de la police, au moins des gens, de la presse… J’avais tort, c’était comme si nous n’avions jamais existé. Sept adolescentes avaient été kidnappées dans de graves circonstances, un homme était mort, mais cela n'intéressait absolument personne.

Je pensais avoir fait la paix avec cette partie de ma vie, l’avoir acceptée… Évoquer ces souvenirs réveille une plaie, qui au fond, n’a jamais cicatrisée.

— Selon les informations de Sutton, l’affaire a été étouffée, puis classée sans suite. Nous étions des orphelines, pas de famille pour prendre de nos nouvelles, personne pour s'inquiéter de notre sort. Étant absent cette année là, il ne l'a appris qu’en rentrant s’enquérir de nos nouvelles auprès des sœurs, deux ans après les faits.

— Les policiers sont venus nous interroger, dit Sandra. L’un d’entre eux a juré de vous retrouver. Neuf mois plus tard, l'enquête était clôturée pour… absence de preuves.

Absence de preuves, mon cul. Le chauffeur avait été égorgé, son sang ruisselait partout. Son visage… monsieur Weller, il ne me quittera jamais. C’était la toute première fois que je voyais une personne mourir.

La route était certes isolée, mais il y avait des caméras de surveillance, plusieurs témoins capables d’identifier nos agresseurs.

Ils auraient pu inventer un mensonge un minimum plus crédible.

— C’est ce Sutton qui t’a informé pour l'héritage ?

J’acquiesce.

— Pourquoi nous a-t-il envoyé dans ce trou à rats, si nous sommes pleins aux as ? Crit-elle presque.

— C’était pour notre sécurité.

— Pour notre sécurité ? Répète-t-elle ahuri.

Son visage vire au rouge, je me demande s’il est judicieux de poursuivre. J’inspire profondément et soutient son regard.

— Papa et maman étaient des espions, Sandra.

Elle a accuse un léger recul, un rire étouffé lui échappe. Elle me fixe, cligne plusieurs fois des yeux, incrédule, attendant que je nie. Mais je ne peux démentir une vérité. Ses lèvres s’entrouvrent plusieurs fois, mais aucun son ne sort. Je tends la main, saisis la sienne, et laisse tomber la prochaine révélation.

— L’accident de voiture qui les a emporté… ce n’était pas un accident, c’était un assassinat. Nos parents ont été tués parce qu’ils enquêtaient sur une affaire importante. Ils sont morts à cause de ce qu’ils ont découvert.

Elle retire sa main de la mienne, se lève et s’éloigne vers le centre de la pièce. Elle est dos à moi, je ne peux pas voir son visage. Je jette un regard à Adrian. Il est tout aussi inquiet que moi, mais n’a pas l’air surpris.

Il savait donc… Il était au courant de tout ceci. Une pensée prend forme dans mon esprit. Que sait-il de plus ? Peut-être peut-il m’éclairer sur certaines zones d’ombres. Au moment de lui poser la question, Sandra revient et s’assoit de nouveau en face de moi

— Je veux tout savoir, dit-elle déterminée.

Une part de moi est fière, elle est coriace. Je la fixe longuement, puis hoche la tête.

— Maman travaillait pour les services secrets français et papa britannique. C'est sur une mission conjointe qu’ils se sont rencontrés. Je ne sais pas sur quoi au juste ils travaillaient au moment de leur mort, Sutton non plus. Ils avaient pour interdiction de parler de leurs missions respectives. Tout ce qu’il savait, c'était important. Quelques semaines avant leur mort, nos parents lui ont fait jurer de prendre soin de nous, si jamais quelque chose de grave leur arrivait. Ce qu’il a promis. Mais il n’était pas inquiet. Nos parents étaient excellents dans leur travail, et ce genre de promesse était presque une formalité, vu les risques qu’ils prenaient et le danger constant dans lequel ils vivaient. Il n’a compris que trop tard, lorsque l'accident est arrivé.

Adrian s’éloigne à son tour.

— Qu’est-ce que tu sais sur eux ? lancé-je, méfiante.

La question me brûlait les lèvres depuis tout à l’heure. J’ai passé si peu de temps avec eux… je veux apprendre tout ce que je peux. Absolument tout. Je veux découvrir sur quoi d’aussi important ils enquêtaient, qui leur a coûté la vie.

Adrian se retourne, mais c’est Sandra qu’il regarde.

— Elle peut encaisser, dis-je en guise réponse, sans lui laisser le choix.

Jusqu’ici, elle encaisse tout sans vaciller. Alors je ne vois pas ce qu’Adrian pourrait bien dire de plus qui la ferait perdre pied.

Avec du recul, j’aurais peut-être dû plus m’inquiéter pour moi.

Il hoche la tête et déclare d’une traite.

— Vos parents enquêtaient sur un vaste réseau de trafic d’enfants. C’est pour cela qu’ils ont été assassinés.

Il enchaîne aussitôt, sans me laisser le temps de respirer.

— Les recherches pour vous retrouver ont vite été interrompues, parce que Vladimir a utilisé ses contacts au sein de ce même réseau. Nous le soupçonnons d’être un membre actif. L’arrêter nous permettrait de remonter plus haut et de démanteler toute la structure.

J'accuse le choc, assimilant lentement la nouvelle. Cette possibilité ne m’avait jamais effleuré l’esprit.

Mes parents combattaient le système qui m’a fait prisonnière. Ils ont été tués parce qu’ils voulaient l’arrêter. Ils voulaient empêcher que d’autres enfants souffrent… pour qu’au final, leur propre fille se retrouve au cœur du même cauchemar. Pas seulement en tant que victime, mais comme un de ses rouages. Je n’ai jamais encouragé les faits de Vladimir, mais qu’ai-je fait pour l'arrêter ? Pour empêcher d’autres filles d’être arrachées à leur vie ? Rien. Je me suis contentée de détourner le regard.

Eux se sont battus. Eux sont morts.

Et moi… moi je ne suis qu’une fille indigne, qui ne les mérite pas.

— Catelyn ? Appelle Sandra inquiète.

Mes yeux restent fixés sur Adrian.

— Tu savais tout ça, pourquoi ne m’avoir rien dit ?

Il avance d’un pas, le visage presque éteint.

— Parce qu’il aurait fallu que je t’avoue la vérité, pour qui je travaille. J’attendais le bon moment.

Je le fixe longtemps, mais rien ne remonte. Je suis incapable de mettre un nom sur ce que je ressens en ce moment. Je me sens simplement vidée. J’aimerais que cette journée prenne fin.

Sandra capte de nouveau mon attention. Son mouvement m’arrache à lui, me forçant à détourner le regard.

— Notre maison a été saccagée après l’accident, dis-je en reprenant. Ceux qui ont fait ça, cherchaient à mettre la main sur ce que nos parents avaient découvert. J’étais la seule à peut-être le savoir, alors ma vie était en danger. Toi, Sandra, tu étais trop jeune, tu n’avais que quelques mois. Voilà pourquoi Sutton nous a laissées dans cet endroit isolé, dont personne n’entend jamais parler. C’était pour me cacher, pour me protéger. Toi, tu étais hors de danger. Tu as subi toutes ces années à cause de moi, j’en suis vraiment désolée.

Elle me fixe, les larmes ruisselant sur son visage. Je crois qu’elle a compris ce que j’ai enduré ces six dernières années. Ou du moins, elle le devine aisément. C’est une fille intelligente. L’intervention d’Adrian a peut-être simplement confirmé ce qu’elle redoutait déjà.

— Sutton a exigé que je rentre avec lui. Grâce à ses contacts, il pouvait garantir ma sécurité. Mais je commençais à gagner la confiance de Vladimir, à lui rapporter beaucoup d’argent.

Je prends une inspiration.

— Si j’étais partie avec Sutton, Vladimir aurait mobilisé les mêmes personnes qui l’ont aidé à étouffer notre enlèvement, et ils m’auraient retrouvée. À partir de là, aucun endroit sur terre n’aurait été sûr, ni pour moi, ni pour toi, Sandra. Je croyais Sutton. Je croyais en sa volonté de nous protéger. Mais papa et maman, aussi aguerris soient-ils, sont morts. Nous aussi, nous aurions pu mourir ce jour-là. C’est un véritable miracle que nous ayons survécu. Alors qui aurait pu nous protéger ? Personne n’aurait pu te protéger, Sandra.

Je lève les yeux vers Adrian. Un jour, il m’avait demandé pourquoi je ne partais pas, pourquoi je restais subir cette vie-là.

— C’est pour ça que je suis restée, dis-je répondant enfin à sa question.

Sandra s’approche aussitôt et se blottit contre moi, m’étreignant de toutes ses forces.

— J’ai demandé à Sutton de te trouver une famille d’accueil correcte, discrète, et… aimante. Ça, au moins, il pouvait le faire, il nous le devait. Tu as alors quitté l’orphelinat.

— J’ai été surprise quand les sœurs m’ont annoncé qu’elles m’avaient trouvé une famille d’accueil. Je n’avais jamais vu une fille se faire adopter… murmure Sandra.

— Tout simplement parce que le nombre d’enfants qu’elles avaient leur permettait de continuer à toucher les subventions et de garder l’orphelinat ouvert, dis-je doucement.

— Merci, Cate… murmure-t-elle, la voix tremblante. Merci d’avoir toujours veillé sur moi.

— Tu es ma sœur. Je ferai tout pour te protéger.

Nous restons ainsi, blotties l’une contre l’autre, le temps semble suspendu. Je sens son souffle contre mon cou, sa chaleur fragile. Je réalise combien ces années l’ont marquée, combien j’ai moi-même porté ce poids en silence.

Je finis par me détacher légèrement, juste assez pour souffler.

— Il se fait tard, On reparlera de tout ça demain.

Cette journée a été riche en émotions, je ne me crois pas capable d'en supporter d'avantages. Sachant maintenant ce pourquoi mes parents ont donné leur vie, analysant la mienne… je remets en question tous mes choix. Sans compter la présence de Sandra. Cet endroit n’est pas sûr pour elle, elle ne peut pas rester ici.

Je me lève, débarrasse la table des bols et des emballages, puis me dirige vers la chambre, à la recherche de vêtements propres pour Adrian. Il serait chanceux si je trouve un t-shirt à sa taille. Pour le bas, je ne me fais pas d’illusions.

— C’est quoi, l’histoire entre Cate et toi ?

La voix de Sandra retentit dans le séjour.

Mes doigts se figent sur les habits que j’ai sortis.

— Elle se comporte avec toi comme avec moi tout à l’heure. Tu l’as aussi prise au dépourvu ?

Un court silence s’installe, puis Adrian répond.

— On peut dire ça.

J’ouvre une armoire, en sors des draps pour m’occuper les mains.

— Vous sortez ensemble ? Tu es son petit ami ?

Je manque de m'étouffer avec ma propre salive. Eh bien...

— Je… nous n’avons pas mis de mots sur ce que nous sommes l’un pour l’autre, dit Adrian.

— Donc vous êtes dans une sorte de situationship ?

— Qu’est-ce que c'est ? Demande Adrian.

Elle pousse un long soupir.

— C’est quand vous vous comportez comme un couple sans en être un.

Silence.

— C’est pour fuir les responsabilités qu’une vraie relation impose, explique t-elle.

— Pourquoi, si on se comporte déjà comme un couple ? Demande Adrian aussi confus que moi.

— Si vous ne mettez pas de nom dessus, chacun reste libre de quitter la relation sans explication. Après tout, vous n’êtes pas réellement un couple.

Est-ce c’est vraiment comme ça dans son monde ? Le couple qui s’embrassait dans la rue aujourd’hui, n’était pas un… couple ?

— Peu importe, dit doucement Adrian. Après aujourd’hui, cela n’a plus d’importance.

L’appart devient silencieux. Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce qu’on est, Adrian et moi. Est-ce que ça avait seulement de l’importance, ici, maintenant ? Après aujourd'hui ?

La réponse, je la connais déjà.

— C’est elle qui t’a fait ça ? murmure Sandra, sa voix moins enjouée.

Adrian ne répond rien.

— C’est de la violence conjugale, tu sais.

Je retiens un hoquet de surprise. Sait-elle au moins qu’elle se trouve sous mon toit ? Peut-être veut-elle dormir sur le palier…

— Elle n’a pas le droit de faire ça. À ta place, je porterais plainte, et je la quitterais.

Elle marque une pause.

— Pas forcément dans cet ordre.

Je souris malgré moi. L’instant d’après, une ombre traverse mon visage. Une certitude se forme en moi, je détruirai quiconque osera poser la main sur elle.

— Les hommes, à cause de leur ego…

Je décide à cet instant, d'en avoir assez entendu. Adrian aussi, même s’il est trop gentleman pour le lui faire comprendre.

J’entre dans la pièce. Ils se tournent vers moi.

— Adrian a besoin de repos, dis-je à l’adresse de Sandra.

Elle me lance un regard comme pour dire la faute à qui ?

Petite insolente.

Je lève la main et lui désigne la chambre. Elle obéit, après avoir souhaité bonne nuit à Adrian, puis s’éloigne en roulant des yeux avec toute la grâce d’une adolescente convaincue d’avoir tout compris à la vie.

Beaucoup trop insolente.

Je tends à Adrian la pile de vêtements dans mes mains, un drap pour le canapé, une couette, une serviette de douche, et un t‑shirt assez large pour lui.

— La salle de bain est de ce côté, indiqué-je, comme s’il ne le savait pas déjà.

Il prend la pile, ses doigts frôlant les miens. Mon corps, ce traître, réagit aussitôt. Nos regards se croisent et ne se lâchent plus. Le silence tombe sur nous comme un cocon qui se referme. Il s’avance, moi aussi. Les vêtements, la seule barrière qui nous sépare. Nos souffles se mêlent, mes yeux glissent vers ses lèvres.

— Tu devrais aller voir la police, murmuré‑je.

Ses lèvres esquissent un léger sourire.

— Je suis la police.

En effet.

Le rappel sonne comme une gifle et fait éclater notre fragile cocon. Je recule de quelques pas.

— Bonne nuit, agent Miller.

Je me détourne et, sans un mot de plus, rejoins ma chambre.

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