Chapitre 34
Enfin, ma tête touche un oreiller.
J’avais presque oublié à quel point ce lit était confortable. La veilleuse au-dessus diffuse une lueur rouge qui étire des ombres sur les murs. La chambre est silencieuse.
Je fixe le plafond sans réellement le voir. Tout semble irréel, comme un rêve un peu trop précis pour être fiable. À tout moment, je pourrais ouvrir les yeux et découvrir que rien de tout ça n’a existé.
Ce n’était pas censé se passer ainsi, pas maintenant, pas comme ça. J’avais tout planifié autrement.
Offrir ces bonbons avait été une impulsion stupide. Ils étaient censés être ses préférés, jamais je n’aurais imaginé qu’elle les détestait, encore moins qu’une simple friandise la mènerait droit à moi.
Et pourtant, malgré l’absurdité de la situation, je ne parviens pas à regretter mon geste. Sa présence doit bien signifier quelque chose.
Et si c’était la dernière fois que nous étions réunies ?
Je repousse aussitôt cette idée. Non, ça ne peut pas se finir comme ça.
— Qu’est-il arrivé aux autres filles ? demande Sandra dans un souffle.
Je sursaute presque. Je la croyais endormie.
Depuis l’autre côté du lit, je sens son regard posé sur moi. Dans ma tête, les visages défilent un à un, comme une vieille cassette qu’on rembobine trop vite.
Je nous revois dans le dortoir, nos courses pour ne pas arriver en retard aux repas, nos corvées faites à moitié, nos plaintes pour tout et rien. L’insouciance avait le goût de liberté.
Si je devais parler pour elles… je dirais que c’étaient les plus belles années que nous ayons eues.
— Katherine va bien. Marie-Antoinette et Emma aussi, dis-je. Quant à Olivia, Amélia et Gisèla…
Je me tourne vers Sandra.
— Elles…
Les mots refusent de sortir. Ils se coincent quelque part entre ma gorge et les souvenirs que je ne veux pas revivre.
Olivia est morte la première année. Vladimir l’a exécutée. Elle avait tenté de fuir avec l’un des gardes dont elle était tombée amoureuse. Ils ont fini pendus à l’entrée du centre, leurs corps laissés là pendant plusieurs jours, pour que personne n’oublie ce qui arrivait à celles qui rêvaient d’ailleurs.
À partir de ce jour-là, la règle tacite s’est imposée d’elle-même. Aucune relation. Jamais.
Amélia… Elle est tombée sur un client dont les pratiques ne connaissaient aucune limite. Un homme trop absorbé par ses fantasmes pour se rappeler qu’un être humain doit respirer.
Quant à Gisèla… elle a décidé de mettre fin elle-même à ses souffrances.
Comment raconter cela à une fille qui vient à peine de quitter l’adolescence ? Comment dire ces mots sans la briser, sans laisser ces images s'imprimer dans son esprit ?
Je me contente de secouer la tête. Elle comprend immédiatement, elles ne s’en sont pas sorties. Ses yeux s’agrandissent, sa gorge se contracte. Puis elle tend la main vers moi et la serre, fort.
— J’adresserai une prière pour elles, murmure-t-elle.
Un faible sourire étire mes lèvres. Dieu a cessé de m’entendre depuis longtemps. Peut-être qu’Il l’écoute, elle.
— J’ose à peine imaginer ce que tu as traversé, dit Sandra dans un souffle. Mais je suis reconnaissante que tu sois en vie, Cate.
Je la regarde, incapable de retenir mes larmes. Elle vient se glisser à côté de moi sur le lit, sans un mot.
— Oh Sandra… parviens-je à murmurer entre deux sanglots. C’est toi qui m’a tenue en vie.
C’est en gardant l’idée de la retrouver un jour que je n’ai pas cédé. Je ne vaux pas plus que celles qui sont mortes. La seule différence, c’est que j’avais un visage auquel me raccrocher, un rêve, un espoir…
Est-ce que ça en valait la peine ?
J’ai pu reprendre ma sœur dans mes bras. Rien que pour ça… oui.
Je renifle, essuie mes joues du revers de la main.
— Dis-moi comment sont tes parents adoptifs.
Je refuse que cette journée se termine sur une note aussi triste.
— Et ton école ? Les cours ? Tu t’es fait des amis ? Je veux tout savoir, absolument tout.
Elle s’écarte légèrement pour me voir en face.
— Je pensais que tu ne me poserais jamais la question, répond-elle avec un petit sourire.
Un rire m’échappe, bref, mais réel. Les dernières traces de sanglots s’effacent.
Allongée sur le côté, j’écoute Sandra me parler de Simon et Priya, son père et sa mère adoptifs. Ils sont charmants, un peu trop protecteurs parfois, surtout Simon, mais profondément bienveillants. Il rechigne toujours à la laisser traîner tard le soir avec ses amies, et c’est encore pire depuis qu’elle a atteint la majorité. Ils sortent souvent dîner en famille, et elle fait souvent son shopping avec Priya. Ils ont un chien et envisagent d’en adopter un deuxième. Elle ajoute qu’elle compte déménager bientôt, parce que, je cite, « je suis majeure » et « riche comme Crésus ». L’idée me déplaît, seule, elle n’aurait personne pour la protéger. Mais je garde ça pour moi.
Elle me parle aussi de ses deux meilleures amies, rencontrées au collège, depuis, devenues inséparables.
Et quand j’en arrive à lui demander si elle a un petit copain, elle se met soudain à bailler comme si le sommeil venait de la frapper de plein fouet. Je n’insiste pas. Je la laisse s’endormir, puis je la rejoins rapidement, apaisée qu’au moins l’une de nous ait trouvé un peu de bonheur.
***
Ce sont les vibrations de mon téléphone qui me réveillent. Je tends machinalement la main vers l’endroit où il se trouve, dans le but de l'éteindre, lorsque de nouvelles vibrations me forcent à consulter les messages qui arrivent.
Le sommeil s'évanouit aussitôt.
Je me lève, fais attention à ne pas réveiller Sandra, passe dans la douche, un brin de toilettes, puis enfile des vêtements propres.
Adrian dort tout aussi profondément lorsque je sors de l'appartement, les emprisonnant à l’intérieur.
***
Je tourne la clé dans la serrure. À peine ai-je fait un pas que Sandra se précipite vers moi.
— T’étais passée où ? Tu n’étais plus là à mon réveil. Adrian non plus ne savait pas où tu étais. Nous… j’étais inquiète.
Je lance un regard vers Adrian, adossé au plan de travail, avant de revenir à Sandra.
— Il y avait la queue à la boulangerie, dis-je en levant les sacs dans mes mains.
Elle semble accepter l’explication et m’emboîte le pas quand je traverse la pièce pour poser le tout sur le comptoir. Adrian, lui, est resté silencieux. Je ne sais pas depuis combien de temps il est debout, mais suffisamment pour que son expression me dise clairement qu’il ne croit pas une seconde à mon excuse. Il se garde pourtant de faire le moindre commentaire devant Sandra.
Je me tourne vers elle. Elle ouvre un sac et mord dans un croissant.
— Je t’ai pris un billet d’avion.
Elle se fige, la main encore levée, les yeux papillonnants comme si son cerveau cherchait à rattraper l’information qui vient de tomber.
— Quoi ? finit-elle par dire.
— Je t’ai pris un billet retour. Le vol est dans six heures.
Je m’éloigne vers la machine à café. Sandra me suit aussitôt, presque collée à mes pas.
— Mais je ne veux pas partir. On vient à peine de se retrouver.
— Tu ne peux pas rester ici, Sandra, dis-je en lançant la machine. Tu n’aurais même pas dû être là.
La panique traverse son regard. Instinctivement, elle se tourne vers Adrian, planté de l’autre côté de la pièce, impassible.
— Il ne peut pas t’aider, soufflé-je sans la quitter des yeux.
Je m’avance et l’attire contre moi. Ses bras se referment autour de ma taille comme si elle craignait que je disparaisse.
— Je ne veux pas qu’on soit de nouveau séparées, murmure-t-elle, la voix qui tremble à peine.
— Je sais, moi non plus. Mais c’est trop dangereux. Je ne peux pas te protéger si tu restes ici. Tu n’es pas en sécurité.
Je prends son visage entre mes mains. Ses yeux brillent, déterminés et effrayés à la fois.
— Fais-moi confiance. Les choses s’arrangeront… bientôt. Et quand ce sera le cas, je viendrai te chercher. On se retrouvera pour de vrai, mais pour l’instant, tu dois m’écouter.
Je caresse une de ses joues du pouce.
— Termine ton petit-déjeuner. Ensuite, je te ferai les tresses que je t’avais promise, il y a six ans.
C’était un lundi, le jour où Vladimir et sa clique nous a enlevées. Juste avant, je lui avais promis de lui faire une coiffure plus sophistiquée en fin de semaine, faute de temps le week‑end. Une promesse jamais tenue. Aujourd’hui, j’avais enfin l’occasion de réparer ça.
Son regard s’illumine. Le sourire lui revient, doux, presque enfantin. Elle attrape le café brûlant entre mes mains et retourne sur le canapé finir de manger.
— Arrête de gesticuler, Sandra, dis-je une heure plus tard en attrapant une nouvelle rangée de cheveux. Sur ce point tu n’as pas changé.
Sa tête repose lourdement sur mes genoux, son corps oscillant à chaque tiraillement.
— Mais ça tire…, proteste-t-elle en faisant une petite moue.
— Il faut que ce soit serré. Sinon, ça se défait en deux jours. Et j’aimerais que tu les gardes longtemps… que tu ne m’oublies pas en l’espace de quelques jours.
L’effet est immédiat. Le côté sentimental la cueille en plein vol. Elle se redresse un peu, se cale plus confortablement et cesse enfin de râler pour chaque minuscule inconfort, ses mains posées sagement sur ses cuisses.
— Lorsque tu te verras dans le miroir, tu te rendras compte que ça en valait la peine, dit Adrian en sortant de la douche.
Il traverse la pièce en s’essuyant les cheveux, l’eau glissant encore le long de son cou. Ses mèches sombres retombent en désordre, et la vapeur qui s’accroche à sa peau le rend presque irréel.
— Oui, mais en attendant, j’aimerais garder mon cou intact, réplique Sandra en levant les yeux vers lui.
Je retiens un juron.
— N’en fais pas trop, j’ai les mains douces…
— Je confirme, ajoute Adrian, comme si c’était une évidence.
Un sourire se glisse malgré moi sur mon visage.
— Beurk, fait Sandra en grimaçant.
Un rire léger, fuse entre nous trois.
Nos regards, à Adrian et moi, se croisent un instant de trop. Puis je me recentre sur Sandra et reprends les tresses avec précision, mes doigts retrouvant des gestes presque instinctifs, que je n’avais pas pratiqué depuis des années.
Une heure trente plus tard, elle se retrouve sublimée par de longues vanilles souples, parfaitement torsadées, quelques mèches plus fines venant encadrer son visage. Les nattes collées sur les côtés, dessinées comme des lignes fines et nettes épousant son cuir chevelu, ajoutent une touche plus travaillée, presque artistique.
Je recule légèrement, contemple mon œuvre. Je dois l’admettre, je suis plutôt fière de moi.
L’heure du départ approche, le malaise devient presque palpable. Je ne veux pas voir ma sœur partir sans savoir si… quand je la reverrai. Mais je ravale mon inquiétude, m’interdisant de la laisser paraître. Inutile de rendre ces adieux encore plus difficiles.
Je récupère son sac dans la chambre et l’attends sur le palier, la laissant dire au revoir à Adrian. Cette fois, nous descendons par les escaliers jusqu’au parking, comme pour grappiller quelques minutes supplémentaires avant la séparation.
Au milieu des voitures, Ricky nous attend.
— Sandra, voici Ricky, dis-je en les présentant. C’est un ami, et… la personne en qui j’ai le plus confiance.
Sandra le dévisage, attentive, décortiquant chaque détail. Satisfaite, elle lui accorde un petit sourire prudent.
— J’ai beaucoup entendu parler de toi, Sandra, dit Ricky.
Je doute d’en avoir autant parlé, mais soit.
— Moi pas du tout, réplique Sandra.
S’il est surpris par son ton, Ricky ne laisse rien transparaître.
— Il va t’emmener à l’aéroport, ajouté-je.
Elle pivote aussitôt vers moi.
— Tu ne viens pas ?
Je secoue doucement la tête.
— J’aurais voulu… mais j’ai pris trop de retard sur certaines choses. Je dois m’y mettre tout de suite.
Le moment était donc venu. Je l’attire contre moi, la serre de toutes mes forces.
— Je t’aime. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Elle hoche la tête.
— Je t’aime aussi.
J’encadre son visage entre mes mains.
— Je veillerai toujours sur toi.
Je veux qu’elle le sache, qu’elle n’en doute jamais. Sandra acquiesce de nouveau, les lèvres pincées pour retenir ses larmes.
— Allez, vas-y maintenant.
Je la regarde monter dans la voiture.
— Protège-la, dis-je à Ricky.
— Compte sur moi.
Je glisse les mains dans mes poches… et tombe sur un petit objet. Je l’avais presque oublié.
Je contourne précipitamment la voiture. Sandra baisse la fenêtre.
— J’ai trouvé ça tout à l’heure, en sortant.
Je lui montre le petit dinosaure rose aux pieds verts, jumeau de ceux accrochés à son sac.
— Ne t’en sépare pas.
Elle le prend délicatement et l’accroche aussitôt à l’une des sangles.
— Merci, murmure-t-elle, la voix étranglée.
Je lui réponds par un fin sourire.
— On se retrouve au centre, ajouté-je à l’endroit de Ricky.
Il acquiesce simplement. Je lui ai promis de tout lui expliquer à mon retour. Nous avons laissé trop de choses en suspens.
Je recule lentement pour le laisser manœuvrer et quitter le parking. Sandra sort la tête par la fenêtre arrière et me fait un petit signe. Je lève la main à mon tour, un sourire tremblant accroché au visage.
Et je reste là, immobile, à regarder la voiture s’éloigner jusqu’à disparaître au bout de la rampe, emportant ma sœur avec elle, en cette fin de matinée trop lumineuse pour ce que je ressens.
***
Je remonte chez moi. Le moment de la confrontation est arrivé.
Adrian, assis sur le canapé, se lève au moment où je franchis la porte.
L’air est chargé de tout ce qu’on a retenu devant Sandra. Maintenant, qu’elle est partie…
— Tu savais ! dit-il, la voix basse mais tranchante.
Je l’observe. Son regard ne vacille pas, au contraire, une colère contenue y brûle.
— Sois plus clair.
Je le contourne, mais sa main se referme sur mon bras. Lentement, je me retourne vers lui.
— Ne me tourne pas le dos, Catelyn.
Je laisse mon regard descendre sur sa main qui m’agrippe. Je reste immobile, jusqu’à ce qu’il finisse par me lâcher. Alors seulement, je relève les yeux vers lui, les sourcils haussés, l’invitant à continuer.
— Tu savais depuis le début que je travaillais pour le FBI. Tu connaissais mon passé… ma sensibilité concernant la situation de Katherine. Tu m’as dit la vérité parce que tu savais que je les contacterais. Tu t’es servi de moi pour négocier ton accord. Tu le savais, et tu m’as manipulé.
Une part de moi frémit, savourant chaque instant. Le voir ressentir la même trahison que moi, il y a quelques semaines… ça a quelque chose d’amer et de délicieux.
— Oui, je le savais.
Il ne servait plus à rien de le cacher.
— Bien sûr que je le savais, lâché-je, en me tournant complètement vers lui.
Nos corps sont trop proches pour que quelque chose de bien en découle.
— J’aurais peut-être dû laisser Ricky te mettre une balle dans la tête le jour où on l’a découvert.
Il s’éloigne vers la cuisine sans un mot, ouvre un placard, puis un autre. Je ne comprends pas ce qu’il cherche… jusqu’au moment où il soulève un double fond dissimulé derrière les étagères.
Mon sang se glace.
Il en sort une arme, une de mes armes.
Il a fouillé mon appartement, trouvé mes cachettes.
— Je suis un espion, t’as oublié ? dit-il, d’une voix qui sonne presque comme un reproche.
Il insère un chargeur, arme le pistolet, et un instant je crois qu’il va me viser. Mais au lieu de ça, il me tend l’arme. Brutalement.
— Prends-la, hurle-t-il presque.
Je déteste ce ton, cette façon qu’il a de m’arracher à mes propres certitudes. Mais je tends la main, prends l’arme. Sa chaleur dans ma paume me donne un frisson.
— Maintenant tire.
Je plisse les yeux, incapable de savoir s’il a perdu la tête.
— Tu viens de dire que tu aurais dû laisser Ricky me tuer. Maintenant tu en as l’occasion. Alors vas-y.
Il me regarde droit dans les yeux, sans un battement de cils.
Oh Adrian, sais-tu seulement à quel point j’aime les défis ?
Je lève lentement l’arme et la dirige vers son cœur. Un seul tir, tout s’arrête.
— Vas-y, tire.
Il ne bouge pas, ne respire presque plus.
J’enlève le cran de sûreté. Le clic résonne dans l’appartement comme un glas. Mon pouce se pose légèrement sur la détente.
Une seule pensée traverse mon esprit, s’il me donne encore un ordre, je vide le chargeur.

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