Chapitre 35
Je réduis la distance jusqu’à effacer le moindre espace entre nous et presse le canon contre sa poitrine. Les battements de son cœur résonnent sous le métal, calmes, mesurés. Il ne bouge pas, pas un recul, pas un clignement, rien. Les secondes s’étirent, puis lentement, je finis par baisser l’arme. J’éjecte le chargeur, un cliquetis sec qui résonne entre nous. Il ne souffle pas, pas la moindre libération de tension.
Il savait que je ne le ferais pas, ou peut-être que sa propre vie lui importe peu.
Des deux, je ne sais pas lequel me perturbe le plus.
— Je n’ai aucune intention de compromettre l’accord passé avec tes collègues, dis-je finalement.
J’avance vers le placard, range l’arme à sa place et referme la porte d’un geste sec.
— Est-ce la seule raison ?
Je me retourne, il me fixe déjà.
— Tu m’as menti, dis-je le pointant du doigt, ignorant délibérément sa question.
— Tu m’as regardé droit dans les yeux et tu m’as juré ne pas parler au FBI.
— Réponds-moi, Catelyn.
— T’es gonflé, vraiment gonflé, de t’indigner comme si j’étais la fautive. Tu me parles de manipulation, alors que tu m'espionne depuis le début. Tu as intentionnellement saboté notre première mission...
Il avance de quelques pas.
— Tu leur as montré nos photos. Ces moments ne représentaient donc rien pour toi ?
Il s’arrête brusquement. Son regard accroche le mien, comme si c’était maintenant que je venais de vraiment le toucher. Comme si mes mots étaient plus violents que les marques sur son visage. Je les regrette presque.
Mais j’ai besoin de comprendre, de l'entendre de sa propre bouche, savoir si toutes ses belles paroles n’étaient que du vent.
— Je n’ai pas partagé ces photos, dit-il, avec un calme qui détonne face à la tempête qui gronde en moi.
— Elles étaient sur mon téléphone personnel, différent de celui que j’utilise pour nos communications. Ils y ont eu accès sans que je le sache. Je les ai vues au même moment que toi, lorsqu’elles sont sorties de son sac.
Il s’interrompt, son regard accroché au mien.
— Tu sais que je ne ferai jamais ça.
Je le fixe, cherchant une faille, un mensonge, n’importe quoi, mais tout ce que je trouve, c’est cette certitude que j’essaie encore de nier. Au fond, je sais qu’il dit la vérité. Même à l’entrepôt, sous la rage, sous les coups, une partie de moi savait qu’il n’y était pour rien. Mais il m’avait piégée, ramenée sans le vouloir à cette journée d’il y a six ans, totalement démunie, impuissante face à Vladimir et ses hommes. Tout comme ils avaient réduit mes choix à zéro, il l’avait fait en m’enlevant toute marge de manœuvre.
Je porte mes doigts à mes tempes. Mes pensées se bousculent, trop nombreuses, trop bruyantes.
Je le contourne pour mettre un peu de distance, mais il la réduit aussitôt, refusant de me laisser m’échapper.
— Tu ne peux pas m’en vouloir de t’avoir menti, alors que je ne te connaissais pas. Je ne savais pas qui tu étais vraiment. Avant de comprendre que tu n’avais pas le choix, et que tu n’es pas son bras armé… la tueuse de sang-froid qu’on prétend que tu es.
— Oh mais je le suis… soufflé-je dans un rire nerveux.
— J'ai essayé, plusieurs fois, de te tendre la main, te montrer que tu pouvais me faire confiance, que tu pouvais me parler…
Il s’arrête, passe une main dans ses cheveux.
— Tout ce que je veux, c’est t’aider, Catelyn.
— Pourquoi ? Crié-je presque. Pourquoi Adrian ?
— N’est-ce pas évident ?
Je le laisse prendre ma main, ses doigts glissent contre les miens comme si rien n’avait changé, sa paume couvrant la mienne.
— L’injustice que tu as subie, tes parents, toutes les personnes qui vivent la même chose que toi… ça ne peut pas rester impuni. Elle doit être réparée. Ils doivent répondre de leurs actes. Et toi, Catelyn, tu es celle qui peut faire tout basculer. Tu as le pouvoir de les faire tomber.
Mes paumes deviennent moites. Ma vengeance n’a toujours eu qu’un seul visage, Vladimir. Je n’ai jamais voulu regarder plus loin, ni imaginer l’ampleur du réseau qui lui permet d’exister. Jamais envisagé qu’en coupant une tête, deux repousseraient aussitôt.
Et là, maintenant, je réalise que Adrian n’a pas été envoyé pour m’espionner, il est là pour me recruter. Pour la même mission dont mes parents ne sont jamais revenus. Le destin se fout de moi. J’en rirais presque.
Mais peut-être… peut-être que c’est ma chance de me rattraper. De devenir celle dont mes parents seraient fiers. Peut-être…
— Au-delà de ça, reprend Adrian en me fixant, je veux être là pour toi parce que je t’aime. Je ne supporte plus de te savoir sous cette menace constante, de te voir vivre avec la peur qu’un jour, quelque chose t’arrive à toi ou à ta sœur.
Je réduis l’espace qu’il reste entre nous et pose mes lèvres sur les siennes. Il reste immobile, surpris, incapable de me rendre pleinement mon baiser.
— Catelyn, tu ne… commence-t-il quand je recule juste assez pour voir son visage.
— Tais-toi et embrasse-moi, Adrian.
Je l’attire contre moi, pressant mon corps contre le sien, mes mains capturant son visage. Il ne résiste pas et répond avec la même intensité. Nos lèvres se cherchent, nos souffles s’entremêlent. L’urgence du moment nous envahit, comme si nous devions rattraper tout le temps perdu.
Adrian me soulève, j’enroule aussitôt mes jambes autour de lui, mes mains dans ses cheveux. Il nous guide jusqu’au canapé, où je reste au-dessus de lui, brûlante de désir et de besoin. Mes lèvres glissent sur sa joue, son cou, tandis que je retire son t-shirt, mes gestes rapides, effrénés.
— Quoi ? soufflé-je lorsqu’il interrompt mon élan.
Je relève la tête, confuse. À genoux entre ses jambes, il me fixe, le souffle court, le regard brûlant. Alors, lentement, je poursuis mon geste, mes doigts glissant jusqu’à sa ceinture, mais il retient ma main une seconde fois.
Je lève les yeux, déstabilisée.
— Tu n’en as pas envie ? Tu n’as pas envie de moi ?
Il me tend la main, m’invite à me relever. En un mouvement, je me retrouve de nouveau à califourchon sur lui, nos souffles emmêlés. La chaleur de son corps contre le mien parle pour lui. Je me rapproche encore, incapable et peu désireuse de masquer mon désir. Je me frotte contre lui, cherche à briser ses résistances, parce que s’il me repousse maintenant, je crains de perdre la tête.
— Catelyn, regarde-moi.
Je m’exécute. Son regard me transperce, intense, me tirant doucement hors de la brume dans laquelle je suis perdue.
— J’ai envie de toi. Tout le temps.
Il inspire profondément.
— Mais tu n’es pas dans un état normal.
Je laisse échapper un rire étranglé.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu viens d’encaisser trop de choses d’un coup, sur tes parents, sur leur vie… Tu as revu ta sœur, et en moins de vingt-quatre heures, tu as dû te séparer d’elle, de nouveau. Tu es à vif, Catelyn.
Il pose une main sur ma joue, légère mais ferme.
— Je veux bien te servir de défouloir, mais ce que je ne veux pas, c’est que tu regrettes quoi que ce soit une fois que tu seras calmée.
Je l’écoute en silence. Ses mots continuent de tourner dans ma tête quand je me lève d’un coup et me dirige vers la chambre.
— Catelyn… attends.
Il me suit, mais j’ai déjà atteint la pièce. Quand il entre, je suis en sous‑vêtements, mes habits abandonnés au sol.
Son visage se fige.
— Ce n’était pas… mon intention n’était pas de…
Je passe devant lui sans un regard et me dirige vers la salle de bain.
— J’ai toujours envie de toi… Si tu veux, on peut continuer…
— Tu as eu raison de m’arrêter, le coupé-je. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai besoin d’une douche.
Avant qu’il puisse répondre, je referme la porte, la claquant presque sur son visage.
Ma tête est pressée contre le mur, l’eau froide tombe en cascade sur mes épaules. Ma température chute, ma fièvre baisse, mes pensées plus claires. Mon Dieu… jusqu’où j’étais sur le point d’aller ?
Je ferme le jet d’eau, tends la main vers ma serviette et m’essuie le corps. Je la noue autour de la taille, puis sors de la douche. Lorsque j’ouvre la porte, Adrian est sur le seuil, exactement là où je l’ai laissé, sauf qu’il a remis son t-shirt. Je n’ai pas le courage de soutenir son regard. Je passe à côté de lui, prenant soin de ne pas le frôler.
Je sors d’un des placards un t-shirt ample que je passe sous son regard inquiet. Dans un tiroir, je récupère un caleçon propre, l’enfile, avant d’ajouter une paire de chaussettes neuves. Je me dirige vers le lit, tire la couverture et m’enfouis dedans.
Les minutes s’étirent. Je sens le matelas s’affaisser de l’autre côté. Nous restons là, enveloppés dans le silence de la pièce, les draps chauds faisant lentement remonter ma température à un niveau convenable.
Je ferme les yeux. Quand je les ouvre, quelques heures ont passé. Je me tourne vers Adrian. Il me fixe. J’ai l’impression qu’il n’a pas bougé, qu’il n’a pas dormi, qu’il n’a même pas cligné des yeux.
— À quel moment as-tu compris que je savais pour le FBI ? demandé-je en brisant le silence, ma voix légèrement enrouée.
— Lorsque tu t’es jetée sur moi comme une furie.
Son ton est léger, comme s’il trouvait ce moment amusant.
— À l’entrepôt, à la vue des deux agents, tu étais déconcertée, en colère, mais pas surprise. Pas comme quelqu’un qui tombe sur quelque chose qu’il ignorait. Les photos… elles t’ont fait réagir, parce que tu ne t’y étais pas préparé. Tout d’un coup, tu ne maîtrisais plus rien. Ensuite, il y a eu les mots de Yang, ils ont tourné en boucle dans ma tête jusqu’à devenir une évidence. Tu ne m’as jamais rien confié qui puisse mettre tes proches ou qui que ce soit en danger. Soudain, tu m’annonces la grossesse de Katherine, un secret que même le père ignore. C’était… inhabituel.
La seule alternative pour Katherine, c’est d’être tenue loin de Vladimir et le seul moyen d’y parvenir, c’est le FBI. Ils peuvent lui garantir l’anonymat et la sécurité. En informant Adrian, je savais qu’il mettrait tout en œuvre pour empêcher le passé de se répéter. Je pensais qu’il m’avouerait la vérité de lui-même, pas qu’il me mettrait en contact direct avec son supérieur.
— Et toi, quand et comment as-tu su pour moi ? demande-t-il, curieux.
— Dès le départ, j’ai eu des soupçons. Pour commencer, tes résultats aux tests de sélection n’étaient pas convaincants. Trop moyens, pour être vrais, surtout pour quelqu’un avec ton expérience. Deux tirs réussis sur trois, le deuxième grâce à un coup de chance. Au corps à corps, tu t’es laissé mettre au sol par un gabarit plus petit. Je t’ai déjà vu faire tomber des types qui faisaient deux fois ton poids. Et pour la course, tu t’es débrouillé pour ne pas finir dernier. C’était la seule condition pour passer. J’ai envisagé que peut-être, tes deux années au fond du trou t’avaient un peu rouillée. Alors, je t’ai testé à l’armurerie, en te laissant ces poignards. Il faut plus que de la chance pour les arrêter comme tu l’as fait. Et, je t’ai observée en mission, tu es tout sauf un combattant moyen.
— La prochaine fois, j’y mettrai un peu plus d’efforts.
Je souris. Le premier depuis le départ de Sandra.
— Bref, tout ça ne prouvait rien. Il me fallait des traces d’échanges, sans compter que je ne savais pas si tu communiquais avec la police, ou avec quelqu’un d’autre. Le coup des plans au musée, nous n’étions que quatre à le savoir, toi, moi, Ricky et Jorys. Même Vladimir n’était pas au courant. Celui qui a rencardé les motards se trouvait donc parmi nous quatre. En excluant Ricky, il ne restait plus que toi et Jorys. Et Jorys n’avait aucun mobile. Toi, si.
— Tu devais ramener des preuves de nos activités, et sur ces plans-là, tu savais très peu de choses. C’était voulu. Je t’ai donné juste assez d’éléments pour te mettre en alerte, mais pas assez pour comprendre la totalité. Alors tu as fait ce que n’importe quel agent consciencieux ferait, tu as informé ton équipe. Ils ont évalué l’importance du dossier, le danger que représentent ces armes entre de mauvaises mains… Jusqu’ici, je me trompe ?
Il secoue la tête, presque impressionné.
— Laisse-moi t’apprendre quelque chose sur les trafiquants d’armes, Adrian. Ce sont des êtres orgueilleux, vaniteux, parfois carrément narcissiques. Ils mènent leurs propres guerres, leurs propres démonstrations de force. Ils ne délèguent pas le sale boulot. Ils veulent être vus, entendus, célébrés. C’est comme les terroristes. Engager des motards, ce n’est pas leur style. Pas leur méthode.
Je laisse un silence s’installer.
— L’interrogation de leur cheffe n’a rien donné. Je savais que c’était toi, mais je ne pouvais pas le prouver, alors je t’ai suivi. Et toi, tu n’es pas simple à suivre, dis-je en me retournant sur le dos. Plusieurs fois, tu as failli me découvrir.
Je récupère mon téléphone sur la commode, le déverrouille, fais quelques manipulations, puis le lui tends.
— Yang et Ross… dit-il.
— L'entrepôt n’était pas la première fois que je les voyais.
Il continue à faire défiler et tombe sur d’autres clichés de leur trio.
— J’aurais dû les imprimer, comme l’agent Yang, dis-je d’un ton sarcastique.
Adrian relève les yeux vers moi.
— Tout ce temps… pourquoi n’as-tu rien révélé ? Pourquoi n’as-tu pas laissé Ricky me faire ce que vous faites aux traîtres ?
— Hormis le fait que je trouve les méthodes de Vladimir barbares et sadiques ? lancé-je avec légèreté, mais son expression sérieuse m’oblige à poursuivre.
Je soupire doucement.
— Parce que tu es un rêveur, Adrian. Parce que tu crois, sincèrement, en un monde meilleur. Je ne peux pas tuer quelqu’un pour ça.
Je me rapproche.
— Tous les traîtres exécutés n’étaient là que pour eux-mêmes. Qu’ils viennent de nos concurrents ou de la police, ils cherchaient à se remplir les poches… ou à décrocher une promotion. Rien d’autre.
Je prends sa main dans la mienne, comme il l’a fait tout à l’heure.
— Nous nous battons pour la même cause. Pas avec les mêmes armes, j’en conviens. Mais c’est la même finalité.
Je pose ma main sur son cœur.
— Je ne fais pas confiance à la police, Adrian. Je ne leur ferai jamais confiance. Mais toi, je connais ton cœur, à présent. Je peux te faire confiance.
Je m’approche et pose mes lèvres sur les siennes. Cette fois, il ne me repousse pas. Au contraire, il m’attire contre lui et approfondit le baiser.

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