Sedna 1.1
Les couleurs du monde pourrissaient dans l'écume. Du sel d'oranges et d'or léchant des jouets serrés en récifs. De l'eau noirâtre, pleine de peintures arrachées aux côtes craquantes d'enfances chavirées. Les petits chevaux buvaient la tasse avec les cartes molles. Les soldats de plomb sombraient au creux de l'amer ; leur visage, corrodé, vague par vague, fondu en flaques diluées dans un arc-en-sel acrylique – un estran aquarelle. Froid.
Brouillé d’embruns.
[soupir de solfège]
Une évadée ne pouvait rêver meilleure couverture pour partir très loin.
L’ombre de Bagne Ébène laissée derrière ; les sirènes, presqu’étouffées sous les chants ressac – Sedna naviguait hors de mire dans le cocon de brume. Libre sur son navire de fortune ! Son radeau. Une porte de prison qui prenait un peu l'eau au niveau du judas.
Mais qui flottait bien !
Un peu...
À condition de faire attention à là où on se mettait. Couvrir son manteau d'échardes pour ne pas l'alourdir d'océan. S’asseoir sur du bois dur de siècles qui sentait l'évasion : la poudre noire et le feu révolu mélangés dans l'iode. On rêvait de coussins pour oublier les têtes de clou qui torturaient le dos. On pensait aux voiles qui manquaient au radeau. Pas de gouvernail. Pas d'ancre. Aucune place pour un équipage. Seulement une poignée rouillée verrouillant les vagues, et... c'était tout, en fait.
C'était assez pour devenir une aventurière.
Incarner la nouvelle navigatrice de l'estran bric-à-brac. Celle qui n'embarquait à son bord qu'un sourire tissé de rêves ! Une esquisse sur sa porcelaine étincelante : derrière elle, les projecteurs du bagne cognaient leurs faisceaux affolés contre la planque en brouillard. Ça faisait résonner les lumières entre les mangroves de jouets.
C'était très joli.
— Et c'est surtout trop tard pour me rattraper ! scanda-t-elle aux remparts-delà la brume, car je suis Sedna, et je vais ressusciter l'Automne ! On partira ensemble. On partira très loin ! Beaucoup trop loin pour vos petites têtes qui n’aiment même pas rêver !
*PAN !*
Un plomb perfora la houle.
— C’est manqué, ça !
*PAN !* *PAN !*
Puis d'autres, sifflant sur le son lointain des sirènes.
— Encore manqué !
*PAN !* *BAM !* *RATATATA !*
*PAN !*
*RATATATA !* *PAN !* *PAF !*
Oulah ! L'évadée se rua plat ventre sous l'air hurlant. La riposte à la gorge, des mots fleuris plein l'esprit. Un printemps d'injures prêt à l'envol pour les remparts ébène...
… aussitôt heurté à ses dents serrées.
Non. Mieux valait laisser crier les balles. Faire silence sous la rage des autres, et tisser de leur fierté une deuxième couverture :
La brume d'une fausse mort.
Un poison instillé dans les caboches du bagne : jà, les embruns regagnaient peu à peu la pénombre matinale. Plus de project'œil. Plus de sirène. Quelques tirs ? Les derniers : un *PAN !*, des *BAM !*, et leurs échos partis à la poursuite d'anciens *RATATATA !*, jusqu'au lointain, sur le fil d'horizon ; peut-être par-delà...
Des plombs sombraient sans voix dans l'abysse.
[soupir de solfège]
Le calme bourdonnant d'après guerre.
Une odeur de feu d'artifice ; d'essence, aussi : de l'autre côté de la brume, un moteur emmazouté râlait un réveil balbutiant – certains tireurs étaient curieux de leur score.
Futurs déçus !
Sedna saisit sans bruit sa rame improvisée.
Et le radeau-porte partit verrouiller d'autres vagues.

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