Sedna 1.2

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Partie. Partie très loin pour ne pas oublier l'Automne.

Châteaux de cartes, carrousels, drapeaux et montgolfières en dérive ; autant d'écueils laissés dans un sillage blessé d'échardes. Le radeau glissait lentement vers le bric-à-brac du grand large, coup de rame après coup de rame, brisant les reflets peints sur la mer orange de soir. C'était éblouissant. Paupières plissées, main en visière – même la poignée rouillée étincelait sous les rares morceaux du ciel : quelques bouts crépuscule enchâssés sur la voûte ; les derniers éclats vacillants d'un vitrail. Ils brillaient d'ambres et d'ors, d'oranges, de sépias – incendiés quand la plupart, tombés, ne laissaient qu'un noir. Noir, même pas de cosmos, ni d'éther. Noir. Juste noir de rien. D'amnésie. Le mur par-delà le verre ; l'abîme derrière le dévasté.

Sedna déplia sa longue-vue.

Un regard direct sur les coulisses du monde.

Ça faisait peur, un peu (mais pas plus)... On avait l’impression d’être voyeur d’un envers qui n’aurait jamais dû s’exposer ; comme si on espionnait une scène dévêtue de décors – qu’on zieutait à travers la serrure du théâtre… « Blasphème ! », tonnaient les armures des lointaines cathédrales, quand elles surprenaient un regard plongeant dans ces espaces. Gantelets serrés, lames sifflant l'air froid des remparts albâtre ; lorgner là-haut, c'était comme souiller un bout d’âme de leur Reine – une injure portée à leur divinité crevant depuis la mort du printemps.

Mais le monde s'en fichait bien :

Les tombes du grand ouest enfermaient des bagues avec des bouts de ciel sur leur or. On étudiait sans peur les trouées du Réel, comme Sedna entre deux coups de rame – comme les télescopes des hautes cités qui disaient y déchiffrer des augures : des nombres rouges en transit devant les confins sans cohérence ; des songes... D'autres mondes, peut-être ; ça chutait parfois hors des fentes.

Ça créait des récifs de jouets.

[soupir de solfège]

Certains d’entre eux étaient géants.

Soleils en carton, partitions, violons et disques noirs ; une armoire pleine de marionnettes en armure dégringola des cieux perforés. *Splash !* Une pluie de chevaliers enclume coulant dans les bulles de leur naufrage ; leur vaisseau-meuble, piquant porte la première vers le fond sourd des abysses. Bousculés. Bouleversés de courants. Tous contemplaient leur ancien ciel s’éloigner de leurs réel : l’orange qui devenait étoile dans le noir paisible des noyés.

Quoique troublé par les derniers soubresauts d’une rame :

Le radeau arrêté. Jà rencerclé de net. Sedna faisait halte près d’un quai de gare orphelin, sans rail, sans personne sur ses bancs écaillés par le vent marin. Il n’y avait qu’un journal coincé entre les lattes, une valise, et une horloge bloquée sur la même heure, depuis…

Depuis un certain jour, à 26h12.

Mais ce n’était pas intéressant.

Ce n’était pas ça que l’aventurière zieutait à coup de longue-vue : là-bas, dans le soir-arrière, les donjons de Bagne Ébène s'enchevêtraient encore avec le lointain.

Mais c’était là.

Ici : plus qu’un seul coup de rame, et cette horreur incarcéresque trébuchera par-delà l’horizon. Un coup, rien que ça, et Sedna voguera libre sous les cieux éclatés. À jamais hors de portée. Sans personne à ses trousses. Sans rien. Seule…

Une silhouette laissa tomber sa valise sous l’horloge du quai – avant de s'effacer au vent.

Il n’y avait plus d’équipage.

Un Bagne Ébène haï. Des pions, leur Maître, son Étoile, des cathédrales, l'Été ; tous les royaumes répugnés, aussi lointains soient-ils ! Mais plus d'équipage pour le faire ensemble. Ceux que Sedna connaissait voguaient ailleurs, désormais : on a vu ce qu'ils faisaient, alors on les a traités de rêveurs. On leur a martelé que la réalité n’était pas tout en violet – mais ils s’en fichaient : ils ont continué leur histoire dans leur coin ; ils souhaitaient changer. Réparer l'irréparable. Ils savaient que le violet n’était peut-être pas qu’un rêve, puisque d’autres gens qui en avaient marre venaient les rejoindre – puisque le monde aimait peu à peu cette nouvelle saison...

Ça a commencé à faire peur aux autres. À tous les autres sur les trônes. Les royaumes ont cessé leurs querelles pour un soir. Et un matin, le violet a disparu. Ils sont tous partis pour ne plus jamais toucher le sol. On a décidé que c'était mieux comme ça.

[soupir de solfège]

Le radeau-porte grinça. La poigne devint las autour de la rame. Les joues roses, aussitôt cachées sous le violet de la veste échardée. Ça sentait l'Automne.

Ça sentait terriblement les copains.

Mais un grondement lointain tira Sedna du havre de son col : un long défilé de wagon filait sur le fil horizon ; ses fenêtres, peu à peu remplies d’or dans les morceaux de nuit naissante.

Un sourire creusa sa porcelaine : les trains, ça allait quand même rudement vite. Bien plus qu’une porte flottante ! Mais pouvait-on encore y prendre place, au moins ?

Plus aujourd’hui.

Le dernier train était parti depuis longtemps. Les guichets, fermés pour toujours. Plus de billet pour monter à bord, et encore moins de bord dans lequel monter. Des trains, il ne restait que leurs mirages traversant l’estran ; l'idée d'une époque enfouie des éons derrière, de l'autre côté du temps, un reflet hantant le présent pour un éclair, comme ce voyageur en retard. Comme l’Automne, quelque part ; peut-être… Pour un éclair, seulement, oui.

Assez pour tous les sauver de l'oubli.

La mer éclaboussa le radeau. Bagne Ébène, tombé loin derrière.

— Pour toujours.

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