Chapitre 1 — Les premières années
J’avais cinq ans quand mes parents se sont séparés. À cet âge-là, on ne comprend pas encore vraiment ce que ça veut dire « séparation », mais on sent bien que quelque chose se brise. La maison familiale n’était plus la nôtre, et du jour au lendemain, je me suis retrouvé, avec mes frères et ma mère, à vivre chez mes grands-parents.
Chez eux, on partageait tout : les chambres, les repas, même les silences. Avec Nathan, mon grand frère de cinq ans de plus, et Hugo, mon petit frère d’à peine un an et demi de moins, nous étions serrés comme des sardines dans une chambre qui semblait minuscule. Mais à cet âge-là, ça ne me dérangeait pas. On s’inventait des mondes, on jouait jusqu’à l’épuisement, et le soir, quand la lumière s’éteignait, on s’endormait au son du souffle de l’autre.
Nathan, à mes yeux, c’était un modèle. Il avait toujours ce calme qui m’impressionnait, presque une sagesse pour son âge. Il évitait les conflits, ne haussait jamais la voix. Avec Hugo, c’était différent : lui et moi, c’était la fusion. On faisait tout ensemble. Quand l’un manquait, tout le monde demandait : « Et ton frère, il est où ? » On jouait, on se disputait, on riait, mais toujours ensemble. Il avait déjà son petit caractère, colérique parfois, mais moi je me sentais protecteur, comme si c’était mon rôle.
Je me souviens de Nathan qui, les midis où notre père tardait à venir nous chercher, nous demandait de « prier » avec lui. Ce n’était pas une vraie prière, mais un mélange de mots maladroits et d’espoir enfantin. Et puis, il y a eu ce moment incroyable : à peine avions-nous fini de prononcer nos mots que le téléphone a sonné. C’était notre père, qui disait qu’il était devant la maison. On s’est regardés, tous les trois, avec des yeux ronds et un sourire d’émerveillement. Dans nos têtes d’enfants, ça ne pouvait pas être un hasard. C’était un signe, comme si nos mots avaient été entendus quelque part.
Avec Hugo, la complicité prenait souvent la forme de petites aventures, parfois même de bêtises. Je revois encore ce jour où, sans trop réfléchir, j’ai tracé ma taille au stylo sur le mur extérieur de la maison. Pris de panique, j’ai écrit « Hugo » à côté pour détourner les soupçons. Quand il est sorti et qu’il a vu son prénom, il a éclaté de rire et a écrit « Alex » un peu plus loin. En quelques minutes, c’est devenu une bataille d’inscriptions. On a marqué le nom de l’autre partout : sur les volets, sur les murs, comme si on voulait laisser une trace de notre passage.
Chez mes grands-parents, il y avait aussi ce rythme rassurant, presque immuable. Mon grand-père dans son fauteuil, ma grand-mère toujours affairée à la cuisine ou au linge. Et moi, dans tout ça, j’étais souvent ailleurs. Je pouvais passer de longues minutes à regarder les nuages défiler derrière la fenêtre, comme si j’attendais qu’ils m’apportent une réponse. Un rien suffisait à me faire basculer dans mes pensées : le balancement d’une branche dans le vent, le vol d’un oiseau, ou même la simple lumière du soir qui changeait de couleur.
 J’avais cette manière de m’attarder sur des détails qui semblaient insignifiants aux yeux des autres, mais qui, pour moi, ouvraient toujours une petite porte vers un monde plus grand.  
C’est dans ce décor que s’écrivait ma vie, entre les disputes d’adultes dont on comprenait à peine les enjeux, et ces moments d’enfance qui, malgré tout, restaient lumineux. Et au milieu de tout ça, il y avait mon père.
Après la séparation, il s’était retrouvé dans un petit studio en plein centre d’Avignon. Quinze mètres carrés, pas plus. Pas de grande maison, pas de jardin, rien que ce petit espace où il essayait de recréer un semblant de foyer pour nous accueillir. Et pourtant, quand j’étais là-bas, je n’y voyais pas un lieu étroit ou pauvre. Je voyais la présence de mon père, et ça suffisait à remplir la pièce.
Au début, il n’avait pas le permis. Alors c’était ma mère qui nous déposait chez lui le midi. Elle nous laissait devant son immeuble, et je voyais ce moment comme une sorte de passage de relais. J’étais heureux de retrouver mon père, mais je sentais aussi, derrière ses sourires, une solitude lourde qu’il portait sans jamais nous en parler. J’étais trop jeune pour comprendre tout ça, mais assez sensible pour le ressentir.
Il se déplaçait surtout en scooter. C’était un peu son image de l’époque : casque sur la tête, sac en bandoulière, l’air d’un grand ado. Moi, ça m’impressionnait. Je voyais les autres pères avec leurs voitures, leurs maisons, leurs routines bien installées. Mon père, lui, n’avait pas tout ça. Mais il avait autre chose : il avait ses blagues nulles qui nous faisaient rire aux éclats, il avait ses sourires sincères, et il avait cette façon d’être toujours apprécié des autres, partout où il allait.
Et puis un jour, il a eu son permis. C’était comme une petite victoire pour lui, mais aussi pour nous. Ce n’était plus ma mère qui nous déposait : c’était lui qui venait nous chercher. Ce simple détail changeait tout. Pour la première fois depuis longtemps, je retrouvais cette image du père qui conduit ses enfants, qui reprend sa place. Je me souviens avoir ressenti une immense fierté.
Avec lui, on vivait des moments simples mais magiques. Il nous emmenait parfois au cinéma, ou au restaurant, mais ce que je préférais, c’étaient les sorties dans la nature. Je revois encore cette journée à la montagne. On avait construit une cabane incroyable, avec trois troncs d’arbres qui formaient des piliers solides. On avait recouvert le tout de feuillages, et dans nos yeux d’enfants, c’était un véritable château. Ce jour-là, je n’ai pas seulement construit une cabane, j’ai construit un souvenir qui me suivra toute ma vie.
Mon père, c’était ça : un homme simple, calme, jamais violent, toujours souriant. Il ne criait jamais. Il parlait avec douceur, parfois avec humour, souvent avec un brin de mélancolie. Il avait ce talent rare de se faire apprécier partout, et une manière unique de donner des conseils qui restaient dans un coin de ta tête. Ses blagues étaient nulles — vraiment nulles — mais elles étaient drôles parce que c’était lui qui les racontait.
Enfant, je cherchais sans cesse son attention, son amour. Je voulais qu’il me voie, qu’il soit fier de moi. Mais avec le recul, je sais qu’il l’était déjà, même s’il ne le montrait pas toujours. Il portait ses propres blessures, lui qui avait grandi sans père et qui avait perdu sa mère trop jeune. Peut-être qu’il faisait comme il pouvait, avec les moyens qu’il avait. Et moi, je l’aimais tel qu’il était.

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