Chapitre 2 — Figures familiales

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Si je devais dessiner ma famille à cette époque, ce ne serait pas un portrait figé mais plutôt une fresque en mouvement, faite d’éclats de rire, de disputes, de silences lourds, de regards qui en disent long.

Au centre, il y avait ma mère.
Pour moi, c’était la reine de ce monde. Je l’aimais d’un amour inconditionnel. Elle avait ce mélange unique de force et de tendresse, de fermeté et de douceur. Elle donnait même quand elle n’avait pas beaucoup, le cœur toujours ouvert, comme si c’était dans sa nature de se sacrifier pour les autres. Quand elle rentrait du travail, les traits tirés, je voyais bien la fatigue dans ses yeux, mais elle trouvait toujours la force de sourire, de préparer quelque chose, ou de nous emmener prendre l’air.

Je me souviens de ces soirs où je l’attendais derrière la fenêtre, guettant sa silhouette dans la rue. Dès que je la voyais apparaître, mon cœur bondissait. La porte s’ouvrait, elle posait son sac lourdement et soupirait — un soupir de fatigue, mais qui se transformait vite en sourire quand elle croisait nos regards. Parfois, elle nous emmenait en voiture, juste pour une sortie simple : une balade, un repas, un petit moment rien qu’à nous. Ce n’était pas grand-chose, mais pour nous, enfants, c’était une fête.

Elle avait aussi son caractère bien trempé. J’avais plus peur de me faire gronder par elle que par mon père. Quand sa voix montait, c’était comme une alarme : mieux valait filer droit. Mais derrière cette fermeté, il y avait toute la tendresse du monde. Le soir, je me réfugiais souvent dans son lit, et Hugo faisait pareil. Ses bras étaient pour nous comme une forteresse : un lieu où rien ne pouvait nous atteindre. Ses câlins, ses caresses, ses chuchotements… c’était le genre de gestes qui nous réparaient sans qu’on s’en rende compte.

À cette époque, notre vie quotidienne se jouait surtout chez mes grands-parents. La maison avait son rythme bien particulier, presque immuable. Le riz, par exemple, était la base de tous les repas : il trônait sur la table midi et soir. Avec lui, des spécialités laotiennes que ma grand-mère préparait avec soin. Je me souviens de la viande séchée, des soupes fumantes comme le phở, des parfums de coriandre, de citronnelle, d’épices qui emplissaient la cuisine. Les odeurs étaient si fortes qu’elles semblaient imprégner les murs.

Mon grand-père, militaire de l’armée laotienne avant de fuir la guerre, était un homme marqué par son histoire. Parfois, il me regardait longuement et me disait :
— « Toi, tu devrais être militaire… pilote d’avion de chasse. »
Dans ses yeux brillait une fierté anticipée, comme s’il projetait sur moi ses rêves inachevés. Il m’avait souvent raconté, à demi-mots, son évasion d’une prison ennemie pendant la guerre du Vietnam. Ces récits, bien que fragmentés, me fascinaient. Dans mon imaginaire d’enfant, mon grand-père avait survécu à quelque chose de plus grand que la vie elle-même. Alors, quand il me parlait de devenir militaire, je hochais la tête, impressionné, même si au fond je ne savais pas si c’était ce que je voulais.

Ma grand-mère, elle, était toujours affairée : linge, cuisine, ménage… Ses mains semblaient ne jamais s’arrêter. Elle était la gardienne invisible de la maison, celle qui permettait à tout de tourner, sans jamais réclamer de reconnaissance. À ses côtés, j’apprenais la discrétion et la patience, même sans m’en rendre compte.

Mais ce quotidien, déjà bien rempli, allait être bousculé par une nouvelle présence.

Un jour, dans la voiture, ma mère nous a dit avec ce ton particulier, mi-sérieux, mi-gêné :
— « Les garçons, j’ai rencontré quelqu’un. »
Le silence s’est posé d’un coup. Nathan a froncé les sourcils, la tête tournée vers la vitre. Hugo, sans filtre, a demandé :
— « Tu as remplacé papa ? »
Ma mère a ri pour atténuer le choc, un rire léger, presque trop léger.
— « Non. Personne ne remplace personne. »
Et moi, sans vraiment savoir pourquoi, j’ai lâché :
— « Est-ce qu’il est… riche ? »

Le silence qui a suivi a paru durer une éternité. Nathan m’a fusillé du regard, un mélange de reproche et d’embarras. Ma mère a éclaté d’un petit rire nerveux, mais ses yeux brillaient d’un étonnement sincère. Moi, je sentais mes joues chauffer. Pourquoi avais-je dit ça ? Je ne savais pas. Peut-être parce que, dans ma tête d’enfant, la richesse représentait une sécurité, la promesse d’un bonheur plus solide. Je n’avais pas conscience de parler d’argent. Je cherchais plutôt, inconsciemment, une justification à l’arrivée de cet homme : s’il devait remplacer papa, qu’apportait-il de plus ? Derrière cette question maladroite, il y avait ma peur muette : perdre peu à peu mon père.

Quelques semaines plus tard, la promesse prit corps.
Nous revenions d’une journée ordinaire chez notre père : jeux vidéo, rigolades entre frères, rien de plus. En rentrant chez nos grands-parents, ma mère nous a dit d’une voix solennelle :
— « J’ai quelqu’un à vous présenter. »

Et il est apparu.
Un grand homme, environ un mètre quatre-vingt-cinq, une corpulence normale, le crâne rasé qui brillait sous la lumière, deux boucles d’oreilles qui captaient l’œil, et cet accent du Sud qui donnait une saveur particulière à chacune de ses phrases. Rien à voir avec mon père, qui avait les cheveux mi-longs et une allure plus bohème. Lui dégageait une impression de force, de présence. Et pourtant, je me sentais timide face à lui. C’était comme rencontrer un intrus qu’on n’avait pas vraiment demandé, mais qu’on allait devoir accepter.

Au début, il ne venait que de temps en temps. Parfois, il s’asseyait avec nous dans la chambre et lançait une balle en mousse que nous nous renvoyions, tous ensemble, en riant. Ses blagues n’étaient pas toujours très fines, mais elles avaient ce pouvoir étrange de briser la glace. Je restais timide au début, mais assez vite, ma réserve s’estompa, tout comme celle d’Hugo. Nathan, lui, gardait une distance prudente.

Puis vint le grand déménagement.
Je me souviens des cartons empilés dans le salon des grands-parents, des sacs qui débordaient, de l’odeur de poussière et de riz mélangés. Ma grand-mère nous préparait des plats à emporter « pour les premiers jours », tandis que mon grand-père nous regardait sans rien dire, une cigarette à la main. Dans son silence, je sentais une lourdeur : comme s’il savait que ce départ changeait quelque chose d’irréversible. Pour moi, quitter la maison de mes grands-parents, c’était abandonner un cocon familier. Mais en même temps, l’idée d’avoir « notre appartement » me donnait une excitation nouvelle. Et désormais, lui — mon futur beau-père — faisait partie du décor.

Il parlait fort, parfois lâchait un gros mot, et quand ça lui échappait devant nous, il s’excusait aussitôt. Ce contraste entre sa prestance et ses maladresses le rendait à la fois imposant et accessible. Et quand je voyais ma mère sourire à ses blagues ou poser sa main sur la sienne, j’ai compris qu’il était là pour durer.

À côté de cette nouvelle figure, il y avait mes frères, mes piliers.
Nathan avait alors onze ou douze ans. Ce n’était qu’un enfant encore, mais à mes yeux, il faisait figure de sage. Avec ses quatre ou cinq années de plus, il semblait déjà comprendre la vie mieux que nous. Le soir, dans la chambre que nous partagions, il se glissait dans le rôle du conteur. À la lumière tamisée, sa voix prenait une gravité étonnante pour son âge, et il inventait des histoires qui nous emmenaient loin, dans des mondes où nous étions des héros, protégés de tout. Ces instants avaient quelque chose de presque sacré.

Mais il avait aussi son autre visage, celui du grand frère taquin. Quand on lui demandait pourquoi il n’avait pas pris de boisson gazeuse pour nous, il répliquait avec un petit sourire : « C’est un médicament, c’est que pour moi. » Il adorait nous agacer ainsi, et nous tombions dans le piège à chaque fois.

Avec Hugo, c’était une autre histoire : nous étions inséparables. On riait, on se chamaillait, on se lançait dans des bagarres de coussins où, bien souvent, Nathan finissait par nous terrasser tous les deux. Quand il jouait aux jeux vidéo, il nous passait une manette éteinte pour nous faire croire que nous participions — et nous, crédules, y croyions dur comme fer.

C’est aussi avec Hugo que naquit l’idée du taekwondo.
En réalité, ce n’était pas une découverte totale : Nathan en avait fait un an vers l’âge de sept ans. Il en parlait parfois, et même si je ne l’avais jamais vu pratiquer, le simple mot « taekwondo » me fascinait. Moi, avec mon tempérament déjà un peu bagarreur, je brûlais d’envie d’essayer. Alors, quand ma mère a parlé de nous inscrire, ce n’était pas seulement pour « faire un sport ». C’était comme ouvrir une porte que j’attendais sans le savoir.

Je me rappelle du premier cours : enfiler ce kimono blanc, poser les pieds nus sur le tatami à l’odeur de plastique et de sueur, entendre ces « kiaï » résonner dans la salle. J’étais intimidé, excité, et surtout, je sentais que quelque chose commençait.

Voilà à quoi ressemblaient ces années-là : un mélange d’odeurs de riz et d’épices, de rires étouffés dans une chambre partagée, de blagues maladroites, de cartons entassés pour un nouveau départ. Une enfance faite de force et de tendresse, de découvertes et de résistances, où je cherchais, pas à pas, la place qui serait la mienne.

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