La Petite Histoire
" Il y a bien longtemps de cela, au royaume de Fiaartz, alors que nos ancêtres foulaient encore cette terre, une guerre éclata, opposant le peuple à des mages, dotés de pouvoirs autrefois qualifiés d'abominations.
Les Draacht, dépourvus de soutien, ployèrent face aux mages à qui on donna le nom d'Incorporels. Le monde se rebattit difficilement après de pareils combats mais le pays, meurtri, parvint à renaître plus fort et plus uni.
Pourtant, certains Draacht refusèrent d'adhérer à cette nouvelle vie. Restés fidèles à l'ancienne foi, ils se mirent alors à fuir les villes et s'isolèrent, devenant de dévoués nomades pour certains, des hérétiques pour d'autres. Les derniers Draacht furent bientôt chassés, perçus comme les incubateurs de ces conflits qui avaient tant coûtés.
Incorporels, hommes et femmes de toute caste, apprirent alors à vivre ensemble et à s'entraider. Malgré tout, la crainte qu'inspirait un tel pouvoir poussa les Constitués à instaurer certaines régulations. Les Incorporels, peu nombreux à l'époque et encore hantés par le passé, acceptèrent ces contraintes.
Ainsi, tout nouvel Incorporel devait se déclarer aux Corproya pour y recevoir éducation et travail. Une fois formé, chaque mage se voyait accorder un foyer et une place dans l'Arhmaya du roi, une faction d'élite de l'armée, gardienne de la paix..."
La fillette et le garçon avaient entendu ce récit durant de longues heures. Tout Isheryti se devait de le connaître, de comprendre comment la Sanghi Grazhe* avait marqué leur vie. Souvent, c'était une voix douce et réconfortante, la voix d'un ange délicat qui lisait ces mots. Elle donnait à la Petite Histoire des allures d'aventure avec des héros, pleine de magie et de mystère. D'autres fois, cette histoire devenait une leçon, récitée par une voix froide et grave.
Mais au grand dam des enfants, c'étaient en réalité des dizaines de voix, toujours différentes et atones qui leur parlaient de la Petite Histoire. Et il n'y avait plus de magie, plus de leçon. Il ne leur restait que des mots inertes, un ramassis de lettres qu'on se contentait de leur énoncer.
Alors les enfants se faufilaient avec discrétion dans l'imposante bibliothèque. C'était toujours tard le soir, quand la nuit tombait et que les somnolents étaient leurrés entre les bruits des pas et ceux du vent. Les deux chenapans se saisissaient du livre et se glissaient sous une table. Emmitouflés l'un et l'autre, ils voyageaient au fil des pages usées du grand livre, savourant chaque mot, chaque image. La fillette ne savait plus d'où venait la lumière qui les éclairait, toujours est-il que lorsqu'une ombre se dessinait, que des voix résonnaient, la lumière n'était plus là. Elle s'était éteinte juste à temps et ne revenait qu'une fois les ombres éloignées.
Pourtant, la fille savait qu'une fois rallumée, la lumière changeait. Ce n'était plus qu'une simple bougie qui chancelait. Le garçon aussi changeait, il était plus grand, plus froid. Pourtant tout en lui vibrait lorsqu'il lui racontait de belles histoires. La narration du garçon était parfaite, ses intonations contrôlées, les écrits semblait prendre vie quand c'était lui qui les récitait. Et personne ne venait jamais les déranger. Ils n'avaient plus besoin d'éteindre la lumière. La fille aurait pu rêver, mais même dans ses rêves elle n'auraient pas pu imaginer ce qu'elle ressentait.
Elle savait alors qu'elle ne rêvait pas.
Pourtant, c'était bien la seule chose qui lui restait.
Des songes.
Des mirages.
Cela faisait bien longtemps maintenant que ses souvenirs étaient embrumés. Plus de visages, plus de noms, plus rien. Seules quelques bribes subsistaient avec acharnement. Mais il ne s'agissait que de pâles restitutions de ce qu'elle croyait être son passé. Ce n'était que les fantômes d'une vie trop lointaine, qui ne semblait plus être la sienne.
Ces maigres brindilles de son histoire, elle les chérissait plus que tout, elle les protégeait des ombres qui ne cessait de gagner du terrain, qui ne cessait de la submerger. Car malgré tout, la fille espérait que cela se soit réellement produit, que son enfance n'ait pas été que vide et obscurité où se mêlait monstres et cauchemars.
Elle voulait être plus que cela, plus qu'un imprévu, plus qu'un contre-temps, plus qu'une corvée de plus ou de moins.
Elle se pensait plus qu'une tache d'encre renversée, plus qu'une rature sur une page.
Mais en manque d'identité, elle espérait juste devenir quelqu'un.
Sanghi Grazhe : vieille langue, signifit "Guerre de Sang"

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