Chapitre 1
« Parfois le soir, je vois les ombres bouger. Dans ces moments-là, mon cœur s’arrête. »
- Journal de Gwen Arkhan, « Mon Log ».
Je mentirais si je disais ne pas avoir su le moment exact où mes pieds franchirent l’enceinte de Monthreorv. Non pas que j’avais opté pour l’une des entrées principales aux quatre coins de la ville pour cela. Mes premiers pas se traduisirent davantage par l’escalade d’une vieille clôture aux rebords mités et aux pieds ensevelis sous les hautes herbes.
Je n’avais pas pu me résoudre à emprunter les sentiers habituels, voulant rester discrète autant que possible. Alors j’avais contourné ces derniers par la forêt. Ce fut donc dans l’arrière-plan d’un parc aux allures abandonnées que j’atterris. Ici, la végétation était dense, les résidus d’un chemin-de-désir autrefois emprunté se dessinaient encore sur le sol par un mince trait de terre battue. Aucun bruit, si ce n’était les chants d’oiseaux divers, ne venait perturber le calme serein dont s'imprégnait les lieux. Même le Soleil ne s’aventurait qu’au travers de fins rayons traversant l’épaisse couverture des arbres.
L’atmosphère qui régnait-là m’apaisait. Cela réduisit un peu la tension qui acculait mes épaules depuis des jours. J’avais presque atteint mon objectif, et la simple idée de me dire qu’enfin, j’avais rejoint cette ville, réveillait les douleurs de mon corps épuisé refoulait jusque-là. J’avais mal, atrocement mal partout. Mes articulations me brûlaient au moindre pas. Les lanières de mon sac avaient fini de me lacérer le dos sous le poids de ce que je transportais. Et si jusqu’alors j’espaçais de survols les sessions de marches, la fatigue finit par avoir raison de mon pouvoir qui s’était taris depuis deux nuits. Plus de brises pour me pousser de l’avant ni m’aider à mieux respirer. Autant dire que les deux derniers jours avaient été particulièrement éreintants. La perspective d’être jetée en prison à mon arrivée en était presque devenue séduisante. Si cela impliquait de ne plus bouger le moindre muscle pendant plusieurs heures…
Parcourant le maigre chemin encore discernable sur le sol, celui-ci m’amena aux abords d’un impressionnant lac d’un bleu aussi azuré que celui du ciel qui s’y reflétait. Alors que je m’en rapprochai afin d’y récupérer de quoi boire, la silhouette d’un banc se dessina sous les larmes d’un saule pleureur. Ses feuilles flottaient, léthargiques, à la surface de l’étendue.
Bien que d’aspect vétuste et plus qu’usé par le temps, l'idée même d’enfin m’asseoir était trop alléchante pour que j’y résiste. Sans étonnement, la vieille armature du siège grinça sous mon poids mais ne céda pas. C’est plutôt prometteur. Je savourai l’instant, faisant glisser la capuche de ma vieille cape pour libérer en vagues farouches mes cheveux blonds. La brise caressa mes joues, réveilla mes sens. Je me surpris même à fermer les yeux, l’espace d’une infime seconde, pour en profiter davantage.
Une infime seconde, c’est bien le temps qui s’écoula avant que des bruits de pas n’atteignent mes oreilles. Ils sont trois.
Tous mes sens furent aussitôt en alerte. Le regard au loin, je tentai d’identifier leur position à travers les arbres. Je quittai sans un bruit le repos du banc et me servis des branches du saule comme écran pour me dissimuler, rejoignant le tronc afin de m’y accouder. Mon cœur tambourinait. Encore. Sans relâche. J’avais les poings fermement accrochés aux manches de deux dagues que je serai si fort que mes articulations en devenaient blanches. Soudain, je vis le premier individu. Il fut très rapidement suivi de deux autres hommes en uniformes. Il me fallut quelques secondes avant de comprendre que le premier, plus âgé, était poursuivi par les deux autres dont l’allure et les habits laissaient à penser qu’ils étaient des soldats. Au détail près qu'ils ne semblaient pas armés.
On ne pouvait pas en dire autant du fugitif qui se retourna vers eux. Quand il s’aperçut du cul-de-sac où il avait mis les pieds, un grognement lui échappa. Il se saisit de ce qui ressemblait de loin à un cylindre métallique et le pointa vers ses poursuivants.
- Un pas de plus, et je tire ! hurla le suspect.
- Un pas de plus et nous n’hésiterons plus à faire usage de la force, rétorqua calmement le premier soldat.
Celui-ci était assez élancé et bien qu’il ne se distingue pas avec une allure aussi musclée que celle de son collègue aux cheveux fauves, il n’en restait pas moins imposant vêtu de ses habits de fonction.
- Je ne me répéterais pas ! repris l’homme acculé alors que les deux autres n'arrêtaient pas d'avancer.
J’assistai à la scène, toujours plus alerte à mesure que leurs pas lse rapprochaient de moi. Je lançai quelques prières silencieuses à Ïyal. Pitié, qu’on ne me surprenne pas… Autant dire que même moi, j’avais connu mieux en matière de première impression.
Les secondes s’écoulèrent à une vitesse folle. Si bien qu’en un battement de cœur, le fugitif lança l’attaque. Le minable morceau de fer dans ses mains se transforma soudain en longue matraque dont la taille s’approchait plus de la lance. Le métal était condensé, net. Biens placés, de tels coups pouvaient briser des os. Les soldats prirent position en évitant le premier assaut. L’offensive percuta le tronc d’un arbre, à un pas de là où le roux se trouvait. Il fut tout aussi secouer que moi quand il réalisa que le but premier de l’arme n’était pas de frapper mais bien d’électrocuter. Par mes Saints… Des éclairs dignes d’un redoutable orage s’échappèrent de l’engin aussi facilement que s’il les produisait. J’étais ahurie de ce que je découvris. La cible de cette attaque se reprit plus vite, il lui suffit d’un hochement de tête à son acolyte pour que ce dernier prenne une position plus menaçante. Il remua ses doigts, agile, comme prêt à se saisir également d’une arme toute aussi sordide. Et alors que leur ennemi réarmait son coup… Des branches transpercèrent le sol. Ces épines s’élancèrent vers les cieux, formant un piège qui se refermait sur l’assaillant dont on devinait l’effroi.
Mais les barreaux de cette cage végétale ne furent pas assez rapides et l’homme, toujours armé, transperça la cloison en formation. Je sentis l’angoisse grandir chez les soldats. Elle fut tout aussi forte que la mienne lorsque je réalisai que la menace se dirigeait maintenant vers moi. Il me fallait agir, et vite… Or le temps que mes pensées se remettent en ordre, le militaire brun leva ses bras et, d’une arabesque fluide et bien orchestrée, je le vis prendre le contrôle de l’ensemble des branches du saule sous lequel je me trouvais.
L'idée me transcenda.
Cet homme n’avait pas besoin d’armes.
C’était un Incorporel.
Mais cette pensée fut rapidement dominée par une autre, toute aussi urgente : il n’y avait plus rien pour me dissimuler. Tous les quatre, nous en priment conscience simultanément. L’instant même où j’envahis leur champ de vision, je sus qu’il m’était dorénavant impossible de ne pas prendre part au combat.
- Léon, arrête ! s’écria la tête fauve à son compagnon encore étonné.
Celui-ci suspendit son geste suffisamment longtemps permettant ainsi à l’agresseur de moduler sa trajectoire pour se diriger tout droit vers moi. Je lançai alors deux dagues jumelles dans sa direction, il les esquiva avec aisance. Je décidai de changer de méthode. J’attendis, sans rien faire. J’attendis qu’il m’atteigne, prête à imploser tant l’adrénaline pulsait dans mes veines et me hurlait de bouger. Et lorsqu’il fut assez prêt, lorsqu’il gaina le bras et que des éclairs strièrent mon champ de vision… Le temps s’accéléra.
Le vent, cette masse d’air qui s’était tarie jusque-là chanta à mes oreilles. Cela ne dura qu’un instant, mais je savais déjà que je ne pouvais pas en demander plus. Alors je me contentai de cela. Une bourrasque vrilla telle une flèche, droit dans l’abdomen de l’agresseur, maintenant à ma portée. Cette fois-ci il n’y échappa pas. Comment éviter ce que les yeux ne peuvent voir ? Il accusa le coup, estomaqué, le souffle suspendu et les yeux révulsés. L’attaque n’était pas très puissante, c’était sur l’effet de surprise que tout se jouait.
Avant qu’il se ressaisisse je m’étais déjà redressée. D’une autre lame, je lui entaillai le bras sans une once d’hésitation, la douleur lui fit relâcher sa poigne. L’arme glissa. Les éclairs s’amenuisèrent. En touchant le sol celle-ci retrouva sa forme initiale. Un simple cylindre, un objet sans intérêt. Je la propulsai d’un coup de pied hors de la portée de l’homme maintenant courbé contre sa plaie.
- Sale garce ! invectiva le blessé. Orzvesh !
Sorcière. Il n’y avait que du vrai là-dedans. Malgré tout, cela me touchait plus que je ne l’aurais souhaitée. Et plus que je ne l’aurais cru.
Avant qu’il ne puisse sortir une autre de ses insultes, je constatai de nouvelles ronces émerger hors de terre. L’une d’elle scella sa bouche trop avare tandis que les autres se chargeaient de l’immobiliser au sol. Il n’avait plus aucun moyen de s’y soustraire. Avec sa plaie et en l’absence de l’arme envoûtée, il ne restait plus qu’un homme trop accablé pour tenter de se débattre.
- Ne l’écoute pas. Ils finissent toujours par aboyer quand ils ne peuvent plus mordre.
L’Incorporel qui maniait ces plantes venait de s’avancer pour me rejoindre. Sa voix m’extirpa de mes pensées où j’avais déjà commencé à sombrer.
- En tout cas, joli travail, tu nous a bien surpris ! reprit-il. Je suis de la Corproya Zycia et toi ? Je ne t’ai jamais vu ici.
- Ce que voulais dire mon acolyte, corrigea le second soldat en le gratifiant d’un coup de coude, c’est qu’il s’appelle Léon. Quant à moi je suis Reagan Cocifius et nous sommes enchantés de faire ta connaissance ! Pardonne-le, il s’y connait plus en droit qu’en interaction humaine.
Léon gratifia Reagan d’un regard noir auquel je ne prêtai pas attention, trop soucieuse de réfléchir à comment m’échapper de cette situation sans encombre. Ils étaient soldats. Leur travail consistait à défendre des lois auxquelles je dérogeai sur plus d’un point. Effraction numéro un : usage de son pouvoir contre autrui sans y être missionnée. Effraction numéro deux : Incorporelle de plus de treize solstices non recensée. Effraction numéro trois : suis-je bien dans un lieu public ? Plus j’y pensai plus la liste s’allongeait. Ils devaient me voir blêmir à vue d’œil. Et si je plaide légitime défense, je pourrai peut-être m’en tirer… Non ? Décidément, je n’avais plus aucun espoir.
- Et moi c’est Gwen, avançai-je prudemment. Enchantée.
- Tu viens d’arriver ? Notre Dorvarkhan nous avait parlé d’un échange entre Corproya mais pas avant plusieurs lunaisons, reprit Reagan.
J’étais coincée, ils savaient ce que j’étais. Cela ne servait à rien de le nier. L’heure était venue de naviguer en eaux troubles…
- Eh bien non… Ce n’est pas de moi dont il vous a parlé. Et à vrai dire je ne sais même pas ce qu’est un Dorvarkhan… Disons que...
- Tu n’as pas de Corproya.
Léon avait devancé la fin de ma phrase, les yeux ronds comme des soucoupes. Quelque chose dans son air sidéré me disait qu’il avait du mal à digérer l’information.
- Mais tu…
- Oui, je suis plus qu’en âge, je sais… C’est bien ça le problème, dis-je pour mettre un terme aux interrogations que je lisais dans son regard.
- Bien… Je vois… tenta d’apaiser Reagan en se raclant la gorge. Avant que Léon te le dise dans des termes bien trop compliqués : ce n’est pas très commun dans le coin. Parce que ce n’est pas très légal. Enfin, pas de pression évidemment.
Il partit d’un rire nerveux qui ne me rassura pas le moins du monde. Je sentis un frisson me remonter l’échine. Nous restâmes ainsi à nous regarder tous les trois dans le blanc des yeux dans un silence oppressant, uniquement brisé par les gémissements de douleur du suspect au sol. Cela sembla redonner un peu de constance à Léon qui parut… Prêt à prendre les choses en main ?
- Hum, bon. Je vous avouerais que je n’ai jamais lu quoi que ce soit à propos d’un tel cas de figure. Mais ce que je sais, c’est que nous devons ramener le suspect avant qu’il ne se vide de son sang et également récupérer l’arme Incorporée que tu lui as subtilisé alors… Est-ce que tu accepterais de nous suivre Gwen ? Sans attaques, lames ou tout autre manifestation hostile à notre égard ?
Léon posa la question si simplement que je crus d’abord à une farce de mauvais goût. Puis je vis Reagan acquiescer silencieusement avec entrain dans son dos. Nous savions tous que je n'avais pas vraiment le choix, ce n'était là qu'une belle phrase pour dissimuler la vérité.
- Est-ce une proposition pour m’escorter jusqu’en prison ? demandai-je tout de même.
- Quoi ? tiqua Léon.
- Non ! s’exclama Reagan en même temps. Tu viens avec nous à Zycia ! La prison, c’est juste pour lui, dit-il en pointant le blessé maintenant amorphe sur le sol. Nous on va au repère des sorcières !
Il dit cela avec dérision avant de s’avancer vers le fugitif pour le menotter avec un matériel plus approprié que des lianes. La silhouette de Léon, elle, s’éloigna légèrement pour récupérer ladite "arme Incorporée" qui lançait des éclairs.
Une fois qu’ils eurent terminé, je les suivis jusqu’à la sortie de cette orée dont nous avions troublé la tranquillité. Je les suivis, l’estomac retourné par la façon dont les choses se présentaient. Ce n’était… Pas si mal.
Alors que nous progressions dans ce qui était un vaste parc boisé, les rayons du soleil déclinant vinrent à notre rencontre, dessinant nos ombres sur le sol maintenant dallé. Je m’étais rarement sentie aussi oppressée et incertaine. Effrayée par l’inconnu, par tout ce qui m’attendrait dorénavant. Mais une infime partie de moi éprouva un soulagement tel qu’il emporta ce malaise, assez loin pour que je n’y songe plus. En cet instant, même la providence ne pouvait rien influencer. En cet instant, il n’y avait plus que moi et des milliards de chemin que je voyais se dessiner. J’aimai à croire qu’enfin, je traçais les premières lignes de mon histoire.
L’heure était venue pour moi d’avancer.

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