Chapitre 2
« Il est un monstre qui prend racine en moi. Un monstre noir et cruel. Lui, ne s’embarrasse pas de savoir à qui il ôte la vie. Il prend. Et c’est tout. »
- Journal de Gwen Arkhan, « Mon Log ».
Depuis que l’homme appréhendé avait été remis aux autorités compétentes comme l’avait insinué Léon plus tôt, je ne pouvais me défaire de l’idée que c’était à présent moi la prisonnière qu’on escortait. Le clocher avait déjà sonné deux fois depuis que nous avions quitté le parc Zeleen, l’un des plus populaires de la ville si j’en croyais les dires de Reagan.
Au départ, j’avais essayé de mémoriser les chemins que nous empruntions. Mais je renonçai très rapidement à cette idée, submergée par le nombre de dédales et de ruelles dans lesquelles nous serpentions sans relâche depuis. Peut-être devrais-je trouver une carte, cela pourrait s’avérer utile pour… Je suspendis le fil de ma pensée traîtresse. C’était pour fuir. A peine arrivée que je songeais déjà à trouver le meilleur moyen pour m’échapper. Un filet de honte perça ma carapace. Jusqu’à preuve du contraire, ces gens tentaient de m’aider. Et même si mes précautions restaient justifiées, je ne pouvais décemment pas continuer à me comporter comme une Draacht en cavale. C’est moi-même qui ai décidé de mettre un terme à tout ça, mais ça ne peut marcher que si je suis enfin prête à changer.
Lorsque nous débouchâmes dans l'une des artères principales, bien plus étendue et fréquentée, je me rapprochai mes deux guides.
- La ville est-elle toujours aussi peuplée ? les questionnai-je pour mettre un terme à ce silence qui prenait place.
La journée touchait à sa fin et pourtant celle-ci ne semblait pas désemplir.
- Si tu trouves qu’il y a du monde saches que tu n’as encore rien vu ! renchérit Reagan, visiblement ravis de me voir lui adresser la parole.
Lorsqu’il tourna la tête dans ma direction, je dessinai un maigre sourire sur mon visage, trop frêle pour y rester bien longtemps ou y apporter un peu de lumière.
- Je dois avouer que je n’y suis pas vraiment habituée… J’en aurais presque le tournis.
Et c’était peu dire.
- Monthreorv est souvent associé au centre du pays, mais aussi du monde, expliqua la voix professorale de Léon. C’est vrai que lorsqu’on arrive de l’arrière-pays, on peut être un peu dépaysé. Ce que nous traversons là, dit-il en montrant l’ensemble de l’allée, est l’une des sept Rues Grandes. Elles irradient toutes du palais, Korolewski. Ce n’est pas le seul bijou d’architecture ici. La ville toute entière est superbe, j’espère que tu auras le temps de la découvrir…
Ses mots raisonnèrent entre nous. Il semblait sincère et son expression trahissait l’amour qu’il portait à ces lieux, à sa patrie. Lorsque je jetai un œil à ces rues immensément larges et noircies de monde, de va-et-vient sans début ni fin, d’exclamation qui troublaient le brouhaha ambiant, du bruit de milliers de pas contre les dalles pavées blanches, du souffle simultané de tant de gens… Oui, je me sentais dépaysée. De quoi, je ne le savais pas. Mais ce genre d’endroit était bien loin des lieux où j’avais pris l’habitude de me réfugier. Je sentis les prémices insidieuses d’une migraine tenace m’assaillir. La nuit s’annonçait déjà comme atroce. C’était le genre de signe avant-coureur que j’avais appris à repérer.
- Et, concrètement, que va-t-il se passer une fois arrivés à Zycia ?
- Généralement ce que nous faisons avec les jeunes recrues c’est que nous évaluons leur potentiel à l’aide d’une machine, un Growers, ça te parle peut-être ? s’enquit Léon à mon égard.
Je niais de la tête. C’était un mensonge, certes. Cela étant, je doutai que les maigres expériences que j’eus par le passé aient été très légales. Ces machines, plus ou moins détournées, étaient ce qui permettait au Royaume de recenser les habitants du continent tout entier, Incorporels inclus. Mieux valait donc pour moi ne pas souligner mon penchant pour la clandestinité. Cela risquait de ne pas passer. Pas cette fois tout du moins.
- Bien, reprit-il, alors une fois le Dorvarkhan rentré, c’est par ça que nous commencerons. Ensuite, tu le sais peut-être déjà mais selon l’intensité de ton potentiel, ton parcours ne sera pas le même.
- La grande majorité des gens n’ont pas de pouvoir, énonça Reagan lui aussi désireux de m’éclaircir. Ce qui explique que certains se munissent d’armes Incorporées, marquées du pouvoir d’autres personnes, ou qu’ils fassent appel à des mécaniques assez similaires pour les imiter. Certains en ont une quantité suffisante pour qu’ils puissent en faire usage et sont placés sous l’autorité des Corproya. La Corproya, c’est comme nos années d’écoles quand on était gamin, mais en plus sensationnel !
Son ton informel me surprenait encore, surtout lorsqu’il poursuivait les propos de son compagnon. Eux deux réunis, ils étaient assurément les deux personnalités les plus différentes de Fiaarz. Cela étant, l’un comme l’autre n’y prêtaient pas grand intérêt, ils donnaient l’impression d’avoir trouvé un bel équilibre.
- Il y a d’autres catégories ? je repris. Je pensais que c’était surtout la nature du pouvoir qui était étudiée, pas sa puissance…
- Les autres catégories, c’est surtout pour faire joli, expliqua Reagan d'un ton détaché.
- Ce qu’il veut dire, reformula Léon, c’est qu’il est très rare, même à Fiaarz où on regorge d’Incorporels, d’avoir à faire à l’autre catégorie. Celle-ci concerne les dons, des gens dont les aptitudes dépassent les limites même de ce que nous avons l’habitude de côtoyer. Ces personnes-là sont sous l’égide de l’Arhmaya.
- Enfin, la plupart du temps, de telles facultés sont dépistées très tôt et issues de lignées déjà bien installées… Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre, tu sais.
Un poids s’écroula dans mon estomac. Je ratai un pas, et en l’espace d’un clin d’œil mon univers ralentit, il stoppa sa course tandis que ses mots se frayaient leur chemin dans mon esprit. J’étais la plus à même de connaître mon pouvoir et malgré ce qu’ils m’avaient dit, je ne pus empêcher le doute de persister. Si par malheur je suis de la deuxième catégorie…
- Je ne voudrais pas briser quelconque rêve de carrière, mais vu ton âge et ta démonstration de tout à l’heure, je crains pour toi que tu ne fasses partie de la plèbe… renchérit Reagan qui s’était arrêté pour à nouveau être à ma portée alors que j’avais ralenti la cadence et qu’ils m’avaient distancée. Bienvenue dans le groupe des magiciens ! Bientôt on aura des uniformes assortis, si ça ce n’est pas génial !
Le voir ajouter une touche d’humour à la situation calma cette nouvelle crainte dont je peinai à me dépêtrer.
- Si la tenue est offerte, comment refuser…
La discussion se poursuivit sur le sujet, éludant des points de tension que je n’avais visiblement pas été la seule à ressentir. Léon reprit son ton pédagogue cette fois-ci pour me parler des divers uniformes Incorporels. Y prêtant alors plus attention, je découvris sur leurs chemises aux manches amples et au buste bien taillé l’écusson d’une main tendue, paume vers le ciel. Des volutes de pouvoir s’en échappaient. C’était l’emblème de leur escorte. Et bientôt la mienne si j’écoutais Reagan. La tenue était complétée par de hautes bottes, un pantalon du même tissu que le haut et d’un plastron du cuir épais protégeant l’abdomen. Les deux hommes avaient également des lanières rigides qui parcouraient leur torse, dissimulant sans doute les étuis de maintes armes de poing. Alors que la tenue de Léon était dans des tons verts et brodée de fins végétaux dans un fil d’argent, celle de Reagan était d’une teinte rouge, dessinée d’arabesques abstraites moins marquées.
- Pourquoi vos tenues ne sont-elles pas totalement identiques ? m’entendai-je dire, happée par ma curiosité.
- La couleur du tissu dépend de la nature de ton pouvoir, la couleur des broderies de sa puissance : bronze, argent et or par ordre de grandeur. Pour les motifs, c’est surtout selon les goûts.
- Exact ! Coté cœur, tu portes l’emblème de ton escorte. Côté droit, c’est celui des médailles de guerre et des gratifications. Et l’épaule, c’est ton grade ! Nous sommes gradés quatre comme en témoigne le nombre de branches sur notre étoile. C’est l’équivalent d’un soldat régulier. Tu verras nos supérieurs avec des étoiles à six, huit voir douze branches ! Les gros durs peuvent avoir plusieurs étoiles… Mais ceux-là, tu préfères ne pas les croiser, crois-moi ! termina Reagan.
Pendant un certain temps, je ne dis rien et me contentai d’examiner leurs habits. Un simple bout de tissu pouvait en révéler tellement sur son propriétaire… Vêtue de mes haillons salis par les nuits dehors, lavés de toute couleur et tant de fois recousus, j’aurais eu de quoi me sentir embarrassée en comparaison. Néanmoins, j'avais le poids de mes armes contre mon corps courbaturé. Je sentais également la pression si familière du collier qui enserrait mon cou. Cela m’empêcha d’éprouver la moindre gêne quant à ce que ma cape dissimulait de moi. Je me refusais d’avoir honte. Pas pour cela. Relevant imperceptiblement la tête, je repris :
- Reagan, tu as donc un pouvoir moins puissant que Léon.
- Ne le dis pas trop fort, si ça tombe dans ses oreilles je n’ai pas fini de l’entendre se vanter… Répondit l’intéressé.
- Et quel est ton pouvoir, à toi ?
- J’espère que tu es prête à en avoir pleins les yeux…
Lorsqu’il se stoppa net devant moi, je ne pus m’empêcher de gainer le moindre muscle encore en état de fonctionner, prête à parer n’importe quoi. Mais il n’attaqua pas, il ôta sa main du gant qui la dissimulait jusque-là et en fit jaillir ce que je pris d’abord pour de la lumière. Puis des étincelles apparurent, aussi délicatement qu’une fleur en pleine éclosion, avant de former une flamme élégante qui oscillait doucement dans le creux de sa main. Je sentais la chaleur colossale dégagée par ce maigre flambeau sur mes joues.
- Alors, conquise ? nargua-t-il.
Je n’avais jamais vraiment côtoyé d’autres Incorporels, encore moins vus l’un d’entre eux faire usage de son pouvoir. J’étais ébahie. Certains avaient cette chance d’offrir de la beauté avec leur pouvoir, pas uniquement de la destruction. Et même si cet homme pouvait invoquer une nuée de flammes d’un geste de la main, quelque chose dans son regard m’indiquait qu’il n’en ferait rien. Il avait su dompter cette partie de lui.
J’espérai qu’un jour, il en serait de même pour moi.
- Oh ! C’est très charmant, commentai-je, encore prise au dépourvue.
Ma remarque lui arracha un sourire franc qui retroussa les taches de rousseur clairsemant son visage. Reprenant notre progression, je me laissai porter par les railleries constantes que les deux hommes avaient l’un à l’égard de l’autre. Ils semblaient complices, amis depuis longtemps bien qu’ils ne parussent pas beaucoup plus âgés que moi. Des amis d’enfance peut-être….
Le sol jusque-là plat gagna en dénivelé, je sentis l’ascension réchauffer mes muscles. En levant la tête, je compris la raison de ce changement. Au sommet de cette montée il n’y avait presque rien. Rien, si ce n’était l’immense bâtisse édifiée au centre d’une place verte, clôturée de hauts murs de pierre. Nous nous dirigions droit vert un vaste portail de fer forgé doré dont les arabesques ressemblaient à celles dessinées sur le blason de Zycia. Encore quelques pas et je commençai à distinguer l’envergure du bâtiment.
Un impressionnant étendard représentant cette même main tendue vers les cieux occupait la devanture de la Corproya. Des plantes de toutes sortes dégringolaient sur les remparts à partir de deux grandes coupoles dorées, posées sur le sommet des colonnes du portail. Nous étions plongés dans l’ombre, car la hauteur du monument nous cachait du soleil. Je dénombrai six petites tourelles, dont deux ouvertes en créneaux avant d’être recouvertes par le toit qui s’avançait. Le reste de la bâtisse était de briques et de crépi aux teintes ocre. Seules deux grandes baies vitrées aux carreaux teintés au rez-de-chaussée s’y dessinaient. En contrebas nous ne pouvions voir l’intégrité de l’édifice. Zycia était charmante. Elle était terrifiante. Une maison de famille fortifiée.
- Eh bien… dis-je légèrement essoufflée. C’est une vraie forteresse.
- Bienvenue chez nous, Gwen ! dit le manieur de feu. En espérant que tu t’y sentes comme chez toi !
Il courra presque jusqu’à l’entrée de la Corproya, exultant d’impatience. Lorsqu’il jeta un regard en arrière, ce fut pour nous exhorter, à Léon et moi, d’accélérer le pas.
- On revient d’une longue mission, expliqua-t-il, je pense qu’il a hâte de retrouver tout le monde. Et grâce à toi, nous revenons avec un petit bonus, fini-t-il en désignant l’objet perquisitionné plus tôt.
Celui-ci était à présent scellé dans une étoffe renforcée, bien à l’abri dans la besace qu’il portait. Il fallait que je les interroge bientôt sur cela aussi. Je préfère être prévenue si je risque de croiser un autre de ces engins…
Plus je me rapprochai du porche, plus la tension montait. Il y avait de l’appréhension, de l’impatience. Bientôt ce fut une touche de familiarité qui noya le tout. Comme souvent chez moi, mes émotions formèrent un cyclone qui cogna les parois de ma cage thoracique.
Il ne restait plus qu’un pas avant d’entrer. Un pas avant de découvrir où mes décisions de ces derniers mois m’avaient menée. Un pas avant le désastre, un pas avant la collision. Un pas avant que les piliers de ma vie ne s’effondrent. Mais il était trop tard. J’avais déjà fait mon choix : quitte à le tuer, le monstre en moi ne gagnerait pas.

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