Chapitre 3
« Le Dorvarkhan fait figure d’autorité au sein de la Corproya dont il est le dirigeant. Il est responsable de la gestion économique, la formation des membres, l'organisation d'expéditions, et la résolution des conflits internes. Un Dorvarkhan est élu, compte tenu de son expérience […] et de ses compétences dans divers domaines. C’est une décision qui doit être murement réfléchie.»
- Extrait de l’art.13 du Traité des Guildes.
Mes yeux s’adaptèrent péniblement à la luminosité de la pièce. Mes oreilles furent donc les premières à entrer en contact avec l’intérieur du grand hall. D’abord, j’entendis de la musique. Une mélodie de fond, douce, comme à peine audible, suffisamment pour ne pas laisser ces lieux dans le silence. Ensuite seulement, je perçue des voix. Elles étaient nombreuses et mélangées, un peu trop pour que je puisse bien en distinguer le nombre. Mais pour sûr, il y avait de la vie partout dans ce vaste espace. Les nombreuses respirations que je sentais étaient des éclats qui illuminaient la pièce. Elles n’arrêtaient pas, battaient en cœur et faisaient danser l’air.
Puis les contours de larges tables se dessinèrent, bien vite accompagnées par les silhouettes qui les habitaient. Certains mangeaient, d’autres se contentaient de boire ou discuter. La majorité de ces personnes portaient un uniforme similaire à ceux de Léon et Reagan. Contre le mur à droite de l’estrade sur laquelle nous nous trouvions, un haut comptoir semblait faire office de bar. Les nombreux verres qui trônaient sur les étagères captaient la lumière de fin de journée qui réfractait de toute part. Non loin derrière, les effluves savoureux laissaient deviner une cuisine en pleine préparation du service de ce soir.
Tout était de bois. Le sol, les meubles, les imposantes poutres haut-perchées où du lierre y avait pris place et descendait à la rencontre des habitants. Même les murs étaient recouverts de bois. Cela donnait une atmosphère plus rustique mais traditionnelle. Par endroits, de vastes tapis aux couleurs chatoyantes se superposaient les uns aux autres.
Nous descendîmes quelques marches, le changement de perspective me permit de distinguer une large cheminée au plus profond de la salle. Elle était aussi étendue que j’étais grande. Devant, des sofas, toujours bâtis dans la même matière et au tissu rembourré, occupaient l’espace de détente. C’était à quelques pas du salon que les musiciens de fortune composaient.
- Je vais tenter d’en savoir un peu plus sur les disponibilités du Dorvarkhan, annonça Reagan en se dirigeant vers le serveur derrière le bar.
Durant ce laps de temps, Léon échangea avec moi un sourire qui se voulait rassurant sans pour autant entamer le dialogue. Le serveur salua chaleureusement Reagan, cependant son air accueillant se dissipa bien vite lorsque celui-ci prit la parole. Il délaissa le verre qu’il nettoyait pour poser son regard sur moi. D’où j’étais, je ne percevais que ses cheveux bruns presque aussi sombre que ses deux sourcils qui dessinaient son regard. Il avait l’air inquiet, une ride immuable semblait toujours cerner son front. Rapidement, il se reprit et répondit à son compagnon.
Reagan revint à nos côtés, les mains occupées par une cruche d’eau et trois verres. D’un signe, il nous invita à prendre place à la table la plus proche.
- Arthus ne reviendra pas avant que la nuit tombe, expliqua la tête fauve. On a un peu de temps devant nous pour se requinquer ! Les cuisiniers sont aux fourneaux, quelque chose vous tente ?
- Je pense m’abstenir pour le moment merci, répondit Léon.
J’en fis de même. Malgré l’apparence sereine que je revêtais, l’anxiété me serrait la gorge tel un poing trop impatient de m’étrangler. Je n’avais pas eu de vrai repas depuis des jours, mais en l’état actuel, je ne pouvais rien avaler. Un simple filet d’eau parvint à traverser l’étau qui me compressait.
- Zycia est l’une des rares Corproya assez grande pour y loger ses membres, me dit Reagan. Ici c’est l’espace commun. On y mange, on y fait la fête et se raconte nos dernières prouesses la plupart du temps, ricana-t-il. Au premier étage, tu trouveras le bureau d’Arthus, notre Dorvarkhan, ainsi que d’autres salles de cours et de réunion.
- Les paliers suivants, poursuivit Léon en pointant du doigt le haut plafond, regroupent nos appartements. Nous sommes libres d’y résider ou de nous installer ailleurs. En règle générale nous y passons tous quelques années. Puis les plus âgées laissent leur place quand vient l’heure pour eux de bâtir un foyer.
- On te fera visiter ne t’en fais pas, tu vas bientôt connaître le moindre recoin comme ta poche !
Je hochais la tête, seul signe de mon écoute alors que mes yeux n’arrivaient pas à se poser sur un point fixe. L’envergure de la bâtisse me surprenait encore. L’atmosphère aussi était bien loin de l’idée que je m’en étais faite. A vrai dire, tout ici était l’exact opposé de mes suppositions. L’ampleur de l’inconnu face à moi ne m’avait jamais autant frappée. Et maintenant, que va-t-il se passer ?
- Est-ce également là que vous vous entraînez ? m’enquis-je auprès d’eux.
- Par l’arrière, la Corproya donne sur une cour assez grande pour nous réunir, énonça le maître de terre. On ne le distingue pas vraiment d’ici, mais elle s’ouvre sur une petite forêt qui regorge d’obstacles et de pièges en tout genre. Je ne connais rien de mieux pour nous préparer !
- Sans compter ce qu’on nous apprend directement sur le terrain ! Et je peux te dire qu’ils ne lésinent pas à nous refourguer tout un tas de tâches saugrenues ! Je pense que tu n’imagines pas le nombre de compétence que la Corproya te fait développer… soupira Reagan en affichant soudainement un air exténué.
- Et quel genre de « tâches » les Incorporels sont-ils amenés à faire par ici ?
- Tu vois cet énorme tableau plein de paperasse à l’entrée ? m’interrogea Reagan tout en m’indiquant l’endroit. C’est le répertoire des requêtes. On l’appelle Dlopoï, le Plateau, parce qu’on te serre comme au restaurant tout ce que tu souhaites. La qualité n’y est parfois pas, mais ça a le mérite de te remplir le ventre !
- Ce que veut dire cet entêté, c’est que nous ne manquons pas de travail même si parfois notre utilité…Reste à discuter. Il y a une lunaison de cela, Reagan a servit de débroussailleuse humaine dans une commune de l’est de Fiaartz. Si tu veux mon avis il ne s’en est toujours pas remis, reprit Léon en faisant mine de chuchoter.
Je ne pus retenir un rictus amusé, j’eus du mal à visualiser la personne en face de moi se charger du jardinage.
- On peut s’imaginer plus glorieux comme emploi en rejoignant une Corproya, mais il y a un début à tout. Il faut bien commencer quelque part pour ensuite monter en grade. Il y a quelques heures, nous finissions notre première mission d’ampleur.
- Et quelle première mission ! Quelque chose me dit qu’il y en aura bientôt d’autres ! Fini les particuliers…L’heure est venue pour nous de servir notre pays ! chantonna Reagan le poing au cœur tout en se levant si vite de sa chaise qu’il ébranla la table.
A mes côtés, Léon arbora un sourire mi-embarrassé mi-compatissant. Même s’il n’approuvait peut-être pas tout chez lui, Reagan le faisait rire. Alors que l’un était le calme et la maîtrise incarné, même sa stature n’était que finesse et minutie, l’autre était roc et intempéries. Tout en lui évoquait le feu : réchauffant, taquin, sans retenue aucune. Devant mes yeux se tenaient deux branches d’un même arbre. Ce n’était peut-être pas la même graine, mais ils partageaient une même essence. Quelque part au fond de moi, mon cœur trop sec se demanda quel chemin de vie les avait menés jusque-là, quelle force avait bien pu produire cette rencontre, cette association si étrange qu’on comprenait qu’en réalité, il ne pouvait en être autrement dès lors qu’on croisait leur chemin.
Je n’eus pas l’opportunité de les interroger. D’un geste fugace alors qu’il se rassit, Reagan écarta nos verres de la table ne laissant rien devant nous. Il plongea son regard dans le mien, puis dans celui de Léon.
- Assez papoté sur nos exploits d’aide aux personnes âgées : place aux commérages dëmisya. Raconte-nous tout.
- Il n’y a pas grand-chose à dire en vérité. Sur quel sujet t’interroges-tu monskoz ?
- Tes yeux… dit-il en faisant glisser ses coudes sur lesquels sa tête tenait en appui. J’en ai rarement vu des si verts, tu viens d’un autre pays ?
Même Leon, qui pourtant devait être habitué, se retint de rire face à sa comédie presque parfaite du jeune homme amouraché en un regard. Reagan était indéniablement très bon comédien, son humour me fournis l’assurance dont je manquais. Une petite partie de mon anxiété lancinante se dissipa et je pus répondre à cette question qui m’avait déjà tant de fois été posée :
- Navrée de couper court à tes rêves d’exotisme, mais j’ai toujours vécu à Fiaarzh. Et même si cela me venait d’une lointaine parenté originaire d’ailleurs je ne pourrais t’en dire plus.
Saisissant leurs regards perplexes je tentai de leur expliquer.
- Je… Je suis amnésique. Enfin, si tant est qu’il y ait un jour eu quoi que ce soit à se remémorer...marmonnai-je pour moi-même. De ce que je sais, je suis orpheline et vagabonde de naissance, les informai-je en tentant d’y distiller une once de dérision.
Exprimer ces mots sonnait la plupart du temps comme une condamnation auprès des autres. J’étais une sorcière des oubliettes, à la mémoire passoire et aux pouvoirs bancals. Le peu de personnes à qui je daignais de me présenter ne dépassait généralement pas ce stade de la conversation. A quoi bon ? Ils me voyaient comme une marginale ou une cause perdue. Et ils n’avaient pas tort.
- Quand tu dis amnésique, tu as des souvenirs brumeux aux contours flous ou ce sont plutôt des taches d’encre noires un peu partout ?
- Tes questions sont étranges, Cocifius, le rembarra Léon sans paraître plus déstabilisé.
- Non mais je me permets de demander parce que moi, je ne me souviens plus du tout du visage de la grande-tante de mon père. Mais je sais qu’elle a existé et qu’elle avait un énorme grain de beauté sur la joue alors peut-être que moi aussi je suis amnésique…
Reagan accompagna sa tirade d’amples gestes qui manquèrent de peu de renverser les verres encore entassés non loin. Alors que sa bêtise semblait flirter avec le seuil limite de patience dont son ami pouvait faire preuve, je fus surprise de sentir un large sourire étirer mes lèvres. A l’entendre, je n’avais aucun problème. A l’entendre, j’étais comme eux. Et cela me fit beaucoup de bien. Ils étaient gentils, ne me jugeaient pas et n’étaient pas effrayés. Pour la première fois de ma vie, je crus avoir trouvé des semblables. Des personnes avec qui je me projetai pour nous frayer un bout de chemin ensemble. La sensation était étrange, mais pas désagréable.
- Et, est-ce que tu as grandi dans un orphelinat ? Est-ce aussi sordide que ce qu’on décrit dans les livres de conte ? Tu n’as pas développé d’infection incurable qui a failli te coûter la vie ? Ou perdue une dent ? déblatéra Reagan.
Un rire discret, un peu roque et rouillé m’échappa. Cela permit au moins de calmer l’investigateur qui me faisait face.
- A vrai dire, ce n’est pas tant de la brume ou de l’encre. C’est davantage une masse noire et difforme, je ne distingue rien au-delà. Alors impossible de te dire ce qui a vraiment été là ou non, lui appris-je. En revanche, j’ai encore toutes mes dents et mes deux poumons sont opérationnels.
- Par Iyal, comptes-tu lui faire passer un entretien médical Reagan ? A moins que tu ne te contentes de formuler la moindre idée qui te passe par la tête. Si tel est le cas, appliquer quelques filtres ne serait pas de trop.
- Oh je t’en prie on échange des anecdotes de vie là ! Nous faisons connaissance ! Joins-toi à nous au lieu de rouspéter, dit-il alors que son compagnon, encore une fois, levait les yeux au ciel. Toujours est-il Gwen que pour ma part, il me manque deux molaires, victimes collatérales de mes débuts en tant qu’Incorporel…
- C’est faux c’est ton père qui t’avait infligé une correction bien méritée ! Et pourquoi déjà ? Ah ! Oui… Tout ça parce que tu voulais…
Il n’eut pas le temps de finir que Reagan lui plaqua sa main contre sa bouche pour l’empêcher de poursuivre. Visiblement, il avait quelques parts honteuses de son enfance qu’il ne tenait pas à ébruiter.
- Je tiens à te signaler Gwen, que les paroles d’un homme qui ingurgite trois bols de bouillons de plantes chaque matin pour se « relaxer » doivent être prises avec des pincettes. Nul ne sait l’effet des pissenlits sur le fonctionnement mnésique, récita Reagan avec un regard faussement inquiet.
Face à l’affront, Léon parvint à se dégager et regagna son côté de la table avant de lui rétorquer haut et fort que non, il n’était pas question de pissenlits. La conversation fut de plus en plus animée. Bien vite, Reagan demanda confirmation à des amis postés plus loin qui nous rejoignirent et rirent de plus belle en nous écoutant. Bien vite, notre petit groupe prit de l’ampleur jusqu’à ce qu’il englobe la majorité des occupants de la Corproya. Nous perdîmes la notion du temps, chacun contribuant par sa propre anecdote à la discussion. Durant cet instant, je perdis même de vue l’enjeu de ma présence à cette table. J’oubliai tout du pourquoi et du comment. Même le poids sur mes épaules semblait s’être atténué. Il y faisait bon vivre, je m’y sentais bien, à quoi bon se soucier du reste ?
Dès lors que j’en pris conscience, mon cœur battit trois fois. Passé ces trois coups, la nuit happa les derniers rayons du Soleil crépusculaire. Le grincement de la porte se répercuta autant dans mes os que dans la charpente de bois de la bâtisse.
Là, dans l’embrasure, se tenait un homme dont le visage était masqué par la fin du jour. C’était une montagne. Un roc. Assez grand pour que sa cape ne touche le sol. Il pénétra l’établissement à la seconde même où le sombre de la nuit engloutit tout.
Des dizaines de petites torches prirent le relais pour éclairer la pièce. Alors son visage se dessina. Le silence se fit autour de moi tandis que mes yeux se posèrent sur lui.
Il était là. Le Dorvarkhan de Zycia.

Annotations
Versions