Chapitre 1 - Aux Trois Couronnes

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Il était tard et la nuit s'assombrissait lorsque le voyageur fit franchir à sa monture le haut portail de bois qui marquait l'entrée du bourg fortifié de Vitarive. À sa droite, l'unique milicien qui montait la garde le dévisagea avec méfiance sous la lueur tremblotante de sa torche. Son œil torve s'arrêta un instant sur le riche harnachement du cheval, mais s'intéressa bien plus encore à l'apparence de son cavalier. L'inconnu portait des bottes de cuir d'excellente qualité, un pantalon de monte tissé en laine de schorin, et une ample pèlerine doublée de fourrure. À sa hanche battait un long fourreau gainé de métal dont l'usure au niveau des sangles témoignait que son propriétaire en faisait usage régulièrement. La garde d'une épée dépassait à son extrémité, et la main du visiteur semblait reposer innocemment sur son pommeau évasé. Intrigué, le garde s'approcha davantage afin de détailler les traits du nouveau-venu, mais l'homme se contenta de lui jeter une bourse au visage, qu'il saisit au vol d'un geste maladroit.

" Et peut-on savoir où est-ce que vous comptez aller, comme ça ? grogna le milicien en soupesant son pécule.

  • À l'auberge des Trois Couronnes, pour y passer la nuit. "

Surprise. L'inconnue avait une voix de femme, malgré son allure martiale et son accoutrement masculin. Le garde la jaugea encore un instant à la dérobée, puis poussa un soupir rassuré.

" C'est bon, allez-y. Descendez la rue principale et prenez à droite après l'atelier de Remo, notre tanneur. Vous trouverez les Trois Couronnes en face de l'herboristerie. L'écurie est au fond de la cour. "

Elle le remercia et talonna son cheval pour reprendre sa route. Dans son dos, la lourde porte de bois se referma en raclant la terre battue. Il faisait froid ce soir-là, et une bruine légère mais glaciale ne cessait de tomber depuis plusieurs heures. Malgré ses vêtements chauds et imperméables, la cavalière avait le sentiment d'être trempée jusqu'aux os. Elle avait hâte d'arriver à l'auberge, où elle pourrait profiter d'un bon feu et d'une paillasse propre. Voilà maintenant quatre nuits qu'elle dormait à la belle étoile, ce qui n'était pas idéal en ce début d'hiver. Les matinées étaient fraîches, et à deux reprises elle avait émergé de son sommeil pour découvrir l'herbe blanchie par une fine pellicule de givre. Mais malgré ces conditions difficiles, elle avait choisi de continuer son chemin.

La piste des hommes qu'elle pourchassait se faisait plus nette depuis la veille, signe qu'elle gagnait du terrain. Peu après l'aube, ce matin-là, elle avait découvert les traces de leur feu de camp dissimulé sous un bosquet d'aulnes. Ils avaient pris la précaution de noyer les braises avant de quitter les lieux, mais la texture et l'odeur de la cendre humide indiquaient clairement qu'ils n'avaient pas plus d'une journée d'avance. Au sol, tout autour du foyer, la végétation était couchée à cinq endroits différents, aplatie par les dormeurs pendant leur bref repos. Un sixième homme était resté en arrière pour monter la garde, à une centaine de pas du campement. Il avait attaché son cheval à un arbre, et la trace du licou était encore bien visible dans l'écorce jeune et humide du tronc. Un violent orage avait éclaté la nuit précédente, et la monture effrayée avait certainement tiré de toutes ses forces sur son harnachement pour tenter de s'échapper. Les marques de sabots, qui se superposaient par dizaines, indiquaient que l'animal avait piétiné le sol un long moment. Les traces dessinaient un arc-de-cercle avant de s'éloigner en direction du sud. Elles étaient alors plus nettes, et s'enfonçaient davantage dans la terre argileuse : le cavalier était remonté en selle pour rejoindre les autres, et ils avaient quitté les lieux précipitamment.

Elraza s'était donc lancée à leur poursuite, traversant à la mi-journée une combe au creux de laquelle s'écoulait paisiblement l'Irn, avant de remonter la pente le long d'un sentier sinueux et peu praticable. À plusieurs reprises elle avait dû mettre pied à terre pour guider son palefroi, car le sentier était traître et parsemé de pierres lisses rendues glissantes avec l'humidité et le froid. Au cours de l'après-midi, elle avait progressé plus rapidement. Son chemin la conduisit à traverser un champ en jachère avant de regagner une route, dont les rigoles et les ornières se gorgeaient d'eau de pluie, formant un ruisseau éphémère. L'endroit était boueux, le sol particulièrement spongieux, aussi elle n'eut aucune difficulté à suivre leur piste jusqu'à l'entrée du village voisin. Là, en revanche, ils s'étaient séparés : les deux premiers avaient pris en direction de l'est, tandis que les quatre autres avaient continué en traversant le village sans s'arrêter.

Par prudence, la femme marqua une halte pour interroger les habitants sur le passage de quatre cavaliers sur des chevaux pâles. Le boucher, le maréchal et ses trois enfants lui livrèrent tous un récit similaire : de grands hommes équipés d'un harnois de guerre aussi noir que la nuit étaient passés au petit matin, montés sur des bêtes immenses à la robe blanche qui avaient une allure de fantôme. Ils dégageaient une aura sinistre, et une horrible odeur de putréfaction avait continué de flotter dans l'air bien après leur disparition. Le signalement ne laissait aucun doute possible, aussi Elraza reprit-elle sa route, convaincue qu'elle gagnait du terrain. Elle avertit néanmoins les villageois au sujet des deux mages qui avaient obliqué vers l'est, et leur conseilla de lever une palissade autour de leurs maisons et d'organiser un tour de garde à la nuit tombée. Puis elle s'était élancée à bride abattue sur la route qui conduisait à Vitarive, espérant atteindre le bourg avant les quatre renégats.

Par chance, elle ne détecta aucune trace de leur présence tandis que son cheval épuisé foulait d'un pas lourd la rue principale bordée d'échoppes. Toutes étaient closes depuis plusieurs heures, mais elle put apercevoir derrière les volets et les peaux de cavalin accrochées aux fenêtres la flamme vacillante de bougies. À l'étage d'une masure en pierre, son Œil-de-Var lui permit de distinguer la forme d'un berceau qui se balançait doucement, et son ouïe fine capta, comme un écho lointain, la voix douce d'une femme qui fredonnait une berceuse à son enfant. Tout semblait calme et paisible, signe que les cavaliers n'avaient pas encore mis le pied en ville. Rassurée, Elraza fit volter son cheval à droite lorsqu'elle aperçut l'enseigne du tanneur qui oscillait en grinçant dans le vent. La venelle suivante paraissait plus animée, et elle entendit distinctement des rires et des chants en provenance d'une bâtisse dont le porche était éclairé par deux flambeaux, à quelques deux-cent pas de là. Dans un recoin sombre le long de la taverne, un marin qui empestait l'alcool besognait une fille de passe en grognant. Son camarade, avachi sur une caisse avec une bouteille à la main, réclamait son tour en beuglant de nombreux jurons. Indignée, l'enchanteresse s'efforça d'ignorer ces deux ivrognes et concentra son oeil magique sur la pièce principale de l'auberge.

Malgré l'heure tardive, les Trois Couronnes ne désemplissaient pas. Une foule braillarde était réunie à l'intérieur, se mouvant et tourbillonnant sans cesse, à tel point que sa Double-Vue ne put accrocher le moindre détail dans le chaos ambiant. La femme soupira et remit son cheval en marche. Elle n'aimait pas l'idée de se mêler à ces fêtards dans une salle bondée dont elle percevait déjà les relents de transpiration et de mauvais vin. Mais elle ne pouvait se permettre d'attendre que le tenancier ferme boutique. Résignée, elle prit donc le chemin de l'auberge et franchit au pas le coin de la rue en direction des écuries.

Les Trois Couronnes se composaient de trois bâtiments réunis en forme de U autour d'une cour pavée. Jadis, l'endroit avait été un corps de ferme, et l'aile principale qui abritait désormais la cuisine et les dortoirs était autrefois la grange où dormaient les animaux. L'écurie était restée la même, avec ses rangées de box alignés au sol recouvert de paille fraîche, qui servait moins pour les montures des voyageurs fourbus que de couchage pour les clients ivres morts de la salle attenante. La logia avait été refaite à neuf aux frais du propriétaire, et servait dorénavant de taverne et de salle à manger. Signe extérieur de richesse, les Trois Couronnes disposaient de leur propre puits d'eau fraîche pour les chevaux, au centre de la cour ; tandis que la plupart des hostelleries de la côte de Ghern envoyaient les palefreniers remplir des barriques à la fontaine ou dans une rivière proche. Lorsque Elraza s'avança sur le dos de son palefroi, un gamin vêtu d'un surcot gris se précipita à sa rencontre, brandissant un vieux candélabre qui émettait vaille-que-vaille une lueur tremblotante.

" Bienvenue aux Trois Couronnes, m'sieur ! Je peux m'occuper de votre cheval ? "

Il avait le visage joufflu et des yeux rieurs, avec des pommettes saillantes piquetées de taches de rousseur. L'enchanteresse ne put deviner la couleur de ses cheveux dans l'obscurité, mais il portait une longue crinière nouée en catogan.

" Merci, mon garçon. Dis-moi, quel est ton nom ?

  • Oh, bah ça alors ! s'exclama l'enfant. Par la toute puissance de Ran, vous êtes une dame !
  • Il semblerait, en effet. Et c'est très malpoli de jurer sur le Fils des Dieux.
  • Mille excuses, mam'zelle. C'est que je ne m'attendais pas à ça, fichtre-non ! Vous ressemblez à un soldat, et vous avez même une épée !
  • Les routes sont dangereuses de nos jours, maugréa Elraza en mettant pied à terre dans une flaque. Bien, vas-tu te décider à me donner ton nom ?
  • Je m'appelle Griver, je suis le valet d'écurie. Allez, confiez-moi vos rênes, je vais lui trouver une stalle bien confortable ! "

Sans attendre davantage, il se saisit des guides et partit d'un pas vif en direction des stabulations. Le cheval le suivit docilement. À côté du gamin, l'animal paraissait immense.

" Dis-moi, tu travailles depuis longtemps ici ? questionna Elraza en l'accompagnant.

  • Ça fera trois ans au début du printemps. Au départ, ma mère voulait que je devienne apprenti chez l'armurier. Mais cabosser du métal toute la journée, c'est fatiguant et ça donne des ampoules aux doigts. Alors que les chevaux, eux, ils sont gentils et ils ne me crient pas dessus quand j'ai trop chauffé mon fer.
  • Tu connais bien le propriétaire des lieux ?
  • Oriendo ? On peut dire ça. Il ne parle pas beaucoup mais il ne me dispute pas. C'est lui qui m'a offert ma tunique. Quand on travaille tard comme aujourd'hui, j'ai le droit de dormir sur une paillasse dans les combles. Il a aussi dit que mes parents pouvaient venir manger ici gratuitement quand ils avaient besoin.
  • C'est plutôt généreux, commenta l'enchanteresse. Et son épouse ?
  • M'dame Anthéa ? Elle est décédée, il y a deux hivers de cela. En quelques lunes à peine, comme ça ! Un matin, elle s'est réveillée et elle perdait ses cheveux par poignées. Deux jours après, elle toussait et elle avait beaucoup de fièvre, elle n'arrêtait pas de cracher du sang. M'sieur Oriendo a fait venir l'herboriste et le barbier, mais ils n'ont rien pu faire pour la sauver. C'était pas beau à voir.
  • Ah. "

Elle prit quelques instants pour méditer cette sinistre nouvelle, plongée dans ses souvenirs. Griver dut percevoir son trouble car il n'ajouta pas un mot. Ils marchèrent donc ensemble jusqu'à l'écurie, dans le silence, et Elraza l'assista pour desseller son cheval et s'occuper du pansage. Les box étaient effectivement spacieux et confortables, jonchés de paille fraîchement parsemée. Dans un coin, un abreuvoir de la taille d'un seau permettait de distribuer directement l'eau du puits, probablement grâce à un ingénieux système hydraulique enterré sous le bâtiment. Une fois sa monture brossée et étrillée, Griver s'en fut lui chercher à manger, et revint avec une grande barrique d'avoine qu'il transportait au moyen d'une chariote dotée de deux longs bras et d'une roue cerclée de métal.

" Tu arrives à porter tout ça ? s'étonna la femme en le voyant arriver d'un pas guilleret.

  • Evidemment ! C'est pas bien lourd, et je suis drôlement costaud pour mon âge. "

Elle refréna un fou-rire en observant ce petit bonhomme de dix ou douze ans pousser sans effort la grande auge remplie de céréales qui devait peser au moins trois-cents kilos.

" C'est Oriendo qui a fabriqué cette charrette, pas vrai ?

  • Oui m'dame. Comment vous le savez ?
  • Juste une intuition. "

Elle sourit, et Griver la regarda d'un air intrigué. Puis il haussa les épaules et déposa la lourde mangeoire dans la stalle.

" Voila, mon grand ! Régale-toi ! lança-t-il au palefroi d'un ton joyeux.

Il se tourna vers Elraza et ajouta :

  • Vous voyez, m'dame ? Pas la peine de me coller au train, je vais bien m'en occuper, de votre animal !

L'enchanteresse le dévisagea avec étonnement, puis rougit en comprenant l'origine de sa méprise.

  • Je ne suis pas venue ici pour te surveiller, lui dit-elle d'une voix douce. J'avais juste envie de discuter un peu. "

Et de vérifier qu'il n'y a pas quatre grands étalons pâles dans ton écurie. Mais cela, elle se garda bien évidemment de le mentionner. Griver acquiesça et entra de nouveau dans le box pour passer sur le dos du cheval une ample couverture, qu'il sangla par une attache en laiton au niveau du poitrail. Ce petit sait vraiment y faire, constata Elraza, et elle reconnut là le soin avec lequel Oriendo s'occupait jadis de ses propres montures. De toute évidence, le propriétaire des Trois Couronnes avait choisi de prendre le garçon sous son aile.

" Tu travailles seul aux écuries toute la journée, Griver ?

  • Oui-da, m'dame. Ma sœur Béa fait le service en salle, et Oriendo est bien trop vieux pour venir panser les chevaux. "

Un vieillard ? Voilà qui se révélait intéressant. Depuis son arrivée et la rencontre avec ce singulier enfant, Elraza n'avait cessé de se demander quelle ruse l'ancien Sildaros aurait employée pour cacher sa véritable identité.

" Mais ça ne me dérange pas de travailler tout seul, poursuivit Griver avec enthousiasme. C'est un peu mon palais à moi, ici. Y'a personne pour me dire comment je dois faire. C'est moi le chef. "

La femme sourit devant l'aplomb du gamin. Il avait du caractère et de l'audace, et lui rappelait beaucoup Oriendo quand il avait son âge. Rien d'étonnant à ce qu'il se soit pris d'affection pour le petit. Tous deux se ressemblaient énormément.

" Bien. Dans ce cas, je te confie Cœur-de-Nuit. Veille à ce qu'il ne manque de rien. "

Elle glissa sa main dans l'une des poches cousues dans sa pèlerine, et en ressortit une pièce d'or qu'elle jeta au gamin. Le petit l'attrapa d'un geste adroit et la contempla, les yeux écarquillés.

" C'est... pour moi ?

  • Tu es le chef des écuries, pas vrai ? dit-elle avec un large sourire. Alors il est normal que je te paye comme un écuyer, et non un simple valet. "

Sur ce, elle l'abandonna là avec son trésor, et tourna les talons pour rejoindre l'auberge proprement dite. Un accès avait été aménagé au bout du couloir des écuries pour permettre aux clients de passer d'un bâtiment à l'autre sans avoir à traverser la cour, ce dont Elraza se félicita. À l'extérieur, la pluie tombait dru depuis son arrivée, et le vent hurlant qui résonnait sous les charpentes n'incitait pas vraiment à s'engager dans une promenade nocturne. Elle remonta donc d'un pas vif la grande allée bordée de stabulations et parvint jusqu'à une porte en bois de chêne fermée par un verrou.

De l'autre côté s'élevaient des rires et des chants, ainsi que le bruit caractéristique de plusieurs paires de bottes qui frappent le plancher en rythme pour accompagner la musique. Inspirant profondément, l'enchanteresse se concentra sur ces sons et projeta la magie de son Œil-de-Var dans la pièce. À travers le bois de la porte, une image troublée de la taverne parvint jusqu'à son esprit. Il y avait effectivement du monde : la plupart des clients de l'auberge étaient entraînés dans une gigue infernale sur une piste de danse improvisée, au pied d'une estrade où s'illustraient trois musiciens. Délaissant les fêtards dont elle n'avait que faire, Elraza tourna son attention en direction des recoins obscurs de la salle, que les flammes qui crépitaient joyeusement dans le grand âtre ne parvenaient pas à illuminer tout à fait. Elle y entrevit la silhouette avachie d'un ivrogne qui ronflait sur sa table, un cruchon renversé devant lui. Un peu plus loin, deux hommes d'une trentaine d'années s'adonnaient à une partie d'osselets où le perdant devait boire un verre d'alcool pour chaque morceau d'os qui retombait sur la table après son lancer.

Enfin, elle repéra dans l'angle opposé à la porte principale un spadassin qui dînait tranquillement de viande juteuse déposée sur un tranchoir, qu'il accompagnait d'une soupe fumante servie dans un bol en terre cuite. Elle s'attarda un moment sur cet homme, détaillant son physique et son équipement. Il était dans la fleur de l'âge, de toute évidence, et portait en plus de la longue épée qui pendait à son ceinturon plusieurs couteaux de lancer dans ses bottes montantes. Un coutelas de chasse était également glissé dans le creux de son dos, dissimulé dans un repli de sa large tunique. De tous les clients de l'auberge, il semblait être le plus menaçant et l'enchanteresse se résolut à le surveiller de près.

Désormais rassurée par sa brève reconnaissance, elle ordonna à son Œil-de-Var de réintégrer son corps et poussa le battant de la porte.

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