Chapitre 3 - L'enchanteresse
L'aubergiste ouvrit le lourd battant, révélant sous le chambranle une cohorte en armes qui patientait sous la pluie. Il y avait là vingt-quatre fantassins dirigés par un chef d'escadron. Celui-ci avait ôté son casque et tenait dans sa main un rouleau de parchemin. De chaque côté, un militaire brandissait une guisarme dans une position martiale de défense. Les autres guerriers attendaient en rang auprès des chevaux.
« Oriendo Cirin'Del ? Par ordre de l'Esperial, vous êtes en état d'arrestation pour avoir hébergé des mages dans votre établissement. Fouillez l'auberge des caves au grenier ! »
En une poignée de secondes, ce fut le chaos. La cohorte se rua à l'intérieur comme un seul homme, bousculant les paysans et leurs familles à grands coups de hampe et de bouclier. Oriendo voulut s'interposer mais plusieurs soldats le saisirent par les bras et l'immobilisèrent pendant que leur commandant l'entravait de solides chaînes. Des femmes hurlèrent, des enfants se mirent à pleurer. Elraza vit avec effroi un troupier assommer une fillette d'un revers de gantelet. Son père se jeta sur le guisarmier avec fureur et voulut lui éclater le crâne avec un tabouret. Le soldat dégaina un coutelas de sa ceinture et éventra l'homme de bas en haut.
Il n'en fallut pas plus pour que la scène tourne au cauchemar.
Dans un mouvement de panique, tous les clients de l'auberge se précipitèrent en direction des portes de l'écurie et du petit escalier qui menait vers les étages, se bousculant et hurlant, piétinant les enfants. Dans leur dos, comme si le tabou du premier sang venait d'être levé, les militaires n'hésitèrent plus à faire parler leurs armes. Une femme se retrouva empalée au bout d'une pertuisane ; une autre fut attrapée par les cheveux et égorgée au-dessus d'une table. Il était clair désormais que les soudards n'étaient pas simplement venus arrêter le tenancier.
Ils étaient là pour tuer.
« Alors, Til'Duin ? lança Roch d'un ton venimeux. Vous comptez toujours rester là, les bras croisés ? »
Le spadassin se précipita au cœur de la mêlée et percuta violemment un soldat dans le dos. L'homme s'étala de tout son long dans un clang retentissant, emporté par le poids de son armure. Dans sa chute, il renversa un tonneau de bière qui se brisa, répandant son contenu sur le plancher de la loggia qui devint gras et glissant. Au fond de la pièce, les ménestrels étaient parvenus à s'éclipser et un duel rageur s'engagea sur l'estrade entre Roch et trois adversaires. Le bretteur était doué et ses réflexes avaient quelque chose de surnaturel dans leur précision et leur rapidité ; mais il affrontait des soldats de métier, et ils réussirent à l'acculer contre le mur. Elraza demeura pétrifiée.
Soudain, les portes de l'écurie s'ouvrirent et les clients de l'auberge s'y engouffrèrent en hurlant, espérant trouver une échappatoire. Mais bientôt ils refluèrent et se bousculèrent de plus belle pour atteindre les escaliers.
L'écurie était en feu.
Une fumée noire et acre se répandit dans la grande salle, ajoutant au chaos ambiant. Au loin, on entendait les hennissement de détresse des chevaux qui déambulaient dans leurs stalles et l'écho de leurs coups de sabots contre les portillons qui les maintenaient prisonniers. Ce fut comme un déclic pour l'enchanteresse qui revint brutalement à la réalité. D'un côté, il y avait les soldats qui bloquaient l'accès à la cour ; de l'autre, les flammes qui consumaient le bâtiment mitoyen en crépitant.
Elle devait agir.
Oubliant la prudence et le Grand Interdit qui planait sur les mages, Elraza déchaîna son pouvoir. Elle le sentit affluer à l'intérieur de son corps comme un torrent qui descend des montagnes, emportant tout sur son passage. C'était une sensation prodigieuse, une déferlante d'énergie qui la parcourut tout entière avant de se projeter par tous les pores de sa peau. À l'intérieur de l'auberge, ceux qui posèrent les yeux sur elle la virent soudainement se mettre à briller.
« Regardez ! hurla un soldat à la cantonade. C'est la magicienne ! »
Mais il était déjà trop tard pour que la cohorte puisse réagir. Car une formidable aura de puissance se forma autour de l'enchanteresse, prenant l'apparence d'une sphère irisée où des milliers de filaments s'entrecroisaient et tournoyaient furieusement. La force du vortex était telle que des morceaux de bois s'arrachèrent des poutres, du plancher et du plafond. Des tables et des chaises ne tardèrent pas à suivre le même chemin, aspirées droit vers l’œil du cyclone où se tenait Elraza Til'Duin. Puis ce fut un pan de mur qui se détacha, laissant à sa place un trou béant qui donnait sur l'extérieur. La pierre de taille fut broyée et concassée en sable. Un lancier téméraire projeta sa guisarme vers la sorcière mais l'arme acérée se désagrégea au contact de la tornade. Il n'en retomba que de la sciure de bois et de la poussière métallique.
« Par les flammes de Xyron ! » jura Roch qui s'était figé pour contempler le spectacle.
Mais la magicienne n'en avait pas terminé avec sa démonstration. À l'intérieur de sa sphère, elle prononça un mot de pouvoir dans une langue étrange et les étincelles de magie qui voltigeaient autour d'elle se changèrent en un déluge d'eau glacée qui inonda l'auberge et balaya les flammes. Le spadassin eut un mouvement de recul en voyant arriver sur lui cette marée surnaturelle, mais lorsque la vague le percuta son contact fut aussi doux et rassurant que d'effleurer un nuage de coton. La seconde suivante, l'eau disparut comme elle était venue et un deuxième mot de pouvoir vibra dans l'air.
Alors le monde se figea.
Comme si le temps s'était arrêté dans l'auberge, le décor tout entier s'immobilisa avec ses occupants. Le chef des soldats restait immobile, un bras tendu vers la magicienne, semblant exhorter ses hommes à l'assaut. Derrière lui, au-delà de la porte, l'orage continuait de s'abattre avec fureur mais les gouttes de pluie qui ruisselaient sur le front du militaire étaient comme ancrées dans un carcan de glace. Plus loin, une femme était en train de tomber au pied de l'escalier, bousculée dans son dos par un grand gaillard roux qui cherchait à échapper aux flammes. Elle demeurait là, comme une statue de marbre, stoppée net au milieu de sa chute à trente centimètres du sol. Pas un mouvement n'animait son corps ou son visage et même les pans de sa robe tachée de bière et de suif avaient cessé de flotter autour de ses jambes. Derrière le comptoir, Roch put deviner la silhouette paralysée de la serveuse, penchée en avant pour appeler à l'aide. Son cri tardait à venir car un silence absolu s'était emparé de la taverne, pourtant plongée quelques instants plus tôt dans un vacarme assourdissant. Devant lui, les trois adversaires qu'il affrontait ne bougeaient pas un muscle et semblaient incapables de respirer. Perplexe, il tendit son bras et pinça le nez de l'un d'entre eux pour le faire réagir. L'homme ne cilla même pas. La fumée aussi était figée dans l'air, créant une brume épaisse comme de l'écume qui flottait paresseusement au-dessus de lui. Les flammes qui dévoraient le bois sec autour de la porte des écuries étaient devenues de simples langues rouges et jaunes immobiles, entourées d'une pluie d'étincelles qui semblaient ne jamais vouloir retomber au sol.
Quel était donc ce maléfice ?
Plusieurs personnes avaient échappé aux effets glaçants du sortilège. Elraza, tout d'abord, s'avançait d'un pas tranquille au milieu de la pièce, déviant du bout des doigts les lames des soldats pour éviter qu'elles ne tuent les clients paniqués lorsque la scène reviendrait à la vie. Elle se dirigea droit sur l'aubergiste que les fantassins avaient entravé un peu plus tôt. Oriendo bougeait encore, lui aussi. Il s'était dégagé de l'emprise de ses bourreaux et tentait maladroitement d'ôter les lourdes chaînes qui lui bloquaient les poignets. Elraza le vit et prononça un troisième mot de pouvoir ; le métal s'évapora en grésillant.
« Cirin'Del en Salaadem, Til'Duin, grogna l'aubergiste en remerciement.
- Til'Duin en Salaadem, Oriendo. Viens avec moi. Nous n'avons que trop traîné ici. »
C'est alors que Roch les héla et que l'enchanteresse le découvrit avec stupéfaction. Le spadassin, qui semblait doté d'étranges pouvoirs, avait résisté à son sortilège. Tout du moins avait-il partiellement contré ses effets, car il parvenait à bouger le haut de son torse mais ses jambes scellées dans le Rêve refusaient obstinément de lui obéir. Avec un soupir contrit, Elraza claqua dans ses doigts, libérant le bretteur de son carcan invisible.
« Es-tu sûre qu'on peut lui faire confiance ? interrogea Oriendo.
- Certainement pas. Mais s'il résiste à mes pouvoirs shâatiques, il pourra nous être utile. Je t'expliquerai en détail quand nous serons loin d'ici. »
L'aubergiste acquiesça et fit signe au spadassin de les rejoindre. Roch ne se fit pas prier mais en profita pour délester quelques soldats de leurs bourses sur son chemin. Il se choisit même une nouvelle épée qu'il arracha aux doigts de l'un d'entre eux, le soudard étant incapable de l'en empêcher.
« Maintenant ouvre un Portail, ordonna Elraza à l'aubergiste. Je ne pourrai pas maintenir ce Rêve en place très longtemps.
- Où dois-je nous emmener ?
- Pas nous, le corrigea l'enchanteresse. Les soldats. On va leur offrir une excursion en plein air. Que dirais-tu des sommets enneigés du Bouclier ?
Le tenancier la dévisagea avec un sourire de connivence.
- Ça me semble parfait. »
Il s'agenouilla et baissa la tête comme s'il s'apprêtait à prier. Mais au lieu de cela, il libéra lui aussi son Œil-de-Var et une seconde sphère d'énergie magique se forma. Roch eut un hoquet de surprise : elle était d'un bleu turquoise magnifique, avec des reflets de saphir ; mais surtout elle paraissait deux fois plus grande que celle de Til'Duin. Elle les enveloppa tous les trois, déchaînant sa puissance phénoménale sur les restes de la pauvre auberge qui fut réduite à l'état de ruine. Étrangement, cette tempête shâatique semblait épargner les gens alors qu'elle détruisait le bois, la pierre et l'acier avec une facilité déconcertante. Une nouvelle fois, Roch eut l'étrange sensation de flotter dans un épais nuage de coton, chaud et agréable, lorsque l'orbe magique les entoura.
« Rajeena sela'din Lido en Runhat », prononça Oriendo à voix-basse dans une langue que le spadassin ne connaissait pas.
Le vortex se déplaça au centre des vestiges de la salle commune. La sphère s'étrécit en largeur mais gagna en hauteur jusqu'à dessiner un immense losange azuré dans l'air. Peu à peu, un paysage apparut à l'intérieur de cette manifestation singulière : de la neige à perte de vue, des crevasses rocheuses, une paroi verticale. Un maigre soleil y brillait à l'horizon, peinant à percer un voile de nuages sombres qui présageaient d'une violente tempête à venir. Intrigué, Roch contempla cette fenêtre qui venait de s'ouvrir sur un autre endroit du monde. C'était comme si un tableau de maître se peignait sous ses yeux sur une gigantesque toile invisible.
Mais il ne s'agissait pas d'une simple représentation : à l'intérieur du sortilège, le paysage prenait vie. De la poudreuse tourbillonnait par endroits, un lièvre blanc gambadait à la recherche de nourriture. Des arbustes épineux s'agitèrent lorsque souffla une brise et Roch frissonna quand le froid glacial effleura sa peau. Oriendo ajouta un dernier mot de pouvoir à son incantation et le Portail s'anima. Roch le vit ondoyer comme la surface d'un lac dans lequel on aurait jeté une pierre pour faire des ricochets. Puis dans un souffle évoquant une bourrasque, le sortilège aspira les militaires. Impuissants, ils furent traînés en direction de cette ouverture magique et disparurent en la traversant. En se penchant en avant, le bretteur pouvait distinguer leurs silhouettes minuscules perdues dans l'immensité du paysage enneigé. Lorsqu'il voulut effleurer le portail du bout des doigts, Elraza l'attrapa et fit un signe négatif de la tête.
Quelques instants plus tard, les soldats avaient tous été engloutis par le sortilège. Celui-ci se rompit, explosant sans bruit en un millier d'éclats luminescents qui évoquaient de la poussière d'étoile. Pas un seul civil n'avait été touché par le maléfice.
« Par la toute-puissance de Ran ! jura le spadassin. Ça, c'est un putain de prodige ! Vous les avez vraiment envoyés dans les montagnes ?
Elraza acquiesça.
- Il leur faudra plusieurs mois pour rejoindre le continent de Ghern à marche forcée. Ceux-là ne nous importuneront plus.
- Ceux-là ? releva Roch, intrigué.
- D'autres pourraient venir. Nous ferions mieux de nous dépêcher. Nous devons encore évacuer les villageois avant que l'étage ne s'effondre. Je vais déchirer la toile de mon Rêve au rez-de-chaussée. Roch, foncez dans les écuries pour libérer les chevaux. Ori, occupe-toi de tes clients. »
Ils obéirent, se rangeant naturellement sous l'autorité de l'enchanteresse. Comme elle l'avait annoncé, elle prononça un mot de pouvoir qui eut pour effet de dégeler les occupants de la salle commune. Les habitants du petit bourg émergeaient de leur torpeur avec difficulté, comme s'ils venaient de vivre un long sommeil agité. L'aubergiste se chargea de les réveiller totalement et de les orienter vers la sortie le plus vite possible. Elraza restait concentrée pour maintenir les effets de son sortilège contre l'incendie afin de contenir au maximum sa progression. Hélas, elle faiblissait déjà et plusieurs flammes orangées recommencèrent à lécher le bois sec du plafond avec un appétit vorace. Le spadassin franchit en courant la lourde porte de chêne qui menait aux écuries et, quelques instants plus tard, une nouvelle cavalcade retentit dans la cour à l'extérieur de l'auberge : les animaux affolés prenaient la fuite au grand galop.
« Tu vas devoir protéger les dormeurs à l'étage, annonça l'enchanteresse d'une voix chevrotante. Nous n'aurons pas le temps de les évacuer.
- Sors d'abord de cette fournaise ! lui répondit Oriendo en criant. Si tu es encore là quand ton Rêve cédera, tu seras engloutie sous les décombres !
- Ça va aller, ne t'en fais pas pour moi. Obéis maintenant ! »
Le tenancier acquiesça à contrecœur et sortit dans la cour avec les derniers clients du rez-de-chaussée. Une foule considérable s'était réunie à proximité des Trois Couronnes, attirée par les lumières de l'incendie et la colonne de fumée noire qui s'élevait dans l'atmosphère humide. Le sortilège d'Elraza n'abritait plus qu'un morceau de l'aile gauche du bâtiment, celui où se trouvait la piste de danse. De l'autre côté, dans l'espace réservé aux cuisines, le brasier avait déjà presque tout consumé et dévorait la charpente. Au centre, les écuries ressemblaient à un gigantesque tourbillon de flammes qui évoquait la gueule béante d'une créature des enfers. Il s'en était fallu de peu que les chevaux n'y trépassent.
« Regardez ! » s'écria soudain un homme en pointant son doigt boudiné.
Une silhouette solitaire émergeait de ce piège mortel, pliée en deux et courant sous la pluie, portant dans ses bras un paquet enveloppé dans une couverture. Tous se précipitèrent et découvrirent le spadassin dans son costume brûlé. Roch s'effondra sur les pavés en toussant et libéra son précieux fardeau.
Griver était mort.
L'enfant était resté bloqué dans les écuries lorsque les soldats y avaient mis le feu. Il s'était probablement asphyxié. La peau de son visage était rouge et boursouflée, couverte de cloques sanguinolentes. L'éclat autrefois rieur de ses yeux avait disparu, remplacé par un rictus d'horreur qui déformait ses traits. En le découvrant, une femme de l'assistance poussa un cri effroyable et se rua vers lui.
« Pas pu le sauver, marmonna Roch d'une voix râpeuse en s'étranglant à moitié.
Il se redressa en chancelant et fit demi-tour comme pour retourner dans la fournaise. Oriendo le retint par le bras.
- Votre amie, grogna le bretteur. Il faut la sortir de là.
- Si vous retournez là-dedans vous finirez comme lui, dit l'aubergiste en désignant le corps sans vie de l'enfant. Je ne vous laisserai pas faire. »
Tous regardaient à présent du côté de la salle principale des Trois Couronnes et des mansardes qui la surplombaient. Elraza tenait toujours bon mais les pouvoirs de l'enchanteresse atteignaient leur limite. Elle allait céder, comprit Roch. Ce n'était plus qu'une question de secondes.
« Reculez ! hurla le spadassin à la foule des curieux qui s'était amassée là. Laissez un espace vide autour du tavernier ! Allez, dégagez, ouste !
Il se tourna vers Oriendo et lui adressa un sourire crispé.
- Il vous reste assez de Shâat, vieillard ? Votre pouvoir suffira ?
- Je crois, oui.
- Tant mieux. Alors sauvez les derniers clients de ce fichu brasier. Je me charge de vous faire de la place. »
Il repartit à l'assaut des rescapés qui ne reculaient pas assez vite à son goût. Les pauvres gens terrifiés regardaient avec horreur l'incendie se répandre dans tout le bâtiment. À quelques pas de là, la mère de Griver pleurait toujours et hurlait en direction du ciel nocturne.
Oriendo s'agenouilla sur les pavés humides et fit le vide dans son esprit. Manipuler la Shâat, l'état le plus pur de la magie, requérait un niveau de concentration qu'il était loin d'atteindre pour le moment. Heureusement, le sortilège qu'il s'apprêtait à jeter n'était pas des plus évolués. Un simple charme de bouclier suffirait à protéger les dormeurs de l'effondrement de l'auberge et de la chaleur des flammes. Il sentit la puissance primaire et rugissante de la Shâat l'envahir lorsqu'il y fit appel et libéra son Œil-de-Var. Dans la cour, une silhouette éclatante de lumière bleue se dressa à l'endroit où se tenait l'aubergiste et se précipita en direction des Trois Couronnes. Elle pénétra dans la fournaise en traversant un mur, laissant derrière elle un scintillement qui disparut, emporté par le vent. Par terre, des arabesques multicolores se dessinaient tout autour du vieillard, traçant un motif de forme circulaire qui aurait pu rappeler celui d'un médaillon finement ciselé.
« Un sortilège de défense, commenta Roch à voix basse. Ingénieux. Les soldats auraient pu placer des complices dans la foule. »
Le spadassin s'approcha d'un pas circonspect du cercle de lumière et dégaina un coutelas qu'il voulut tendre au travers. Au contact de la lame, une colonne de Shâat resplendissante émergea du dessin, formant une barrière aussi impénétrable qu'un mur. Au centre de l'ornement protecteur, Oriendo psalmodiait avec ferveur.
Soudain un énorme fracas fit trembler la place tout entière et le puits au centre de la cour se lézarda. Dans un grondement de tonnerre, la toiture de l'édifice venait de s'effondrer. Plusieurs cloisons avaient cédé sous le poids considérable de la charpente et de grandes poutres calcinées s'abattirent sur les montants des fenêtres qui se fracassèrent. Un nuage de poussière et d'étincelles s'éleva très haut dans la nuit et l'atmosphère devint lourd, étouffant. L'orage redoublait de fureur et les vents hurlaient dans les rues de Vitarive, mais le déluge qui s'abattait sans discontinuer ne parvenait pas à éteindre l'incendie.
« Par les flammes de Xyron, il restait des gens dans les chambres ! s'exclama une femme.
- Tu es sûre, Ajma ?
- Certaine ! Ubbar le banquier n'est pas encore sorti, les troubadours non plus. Et il y avait un groupe de marins qui se soûlaient au comptoir avant l'arrivée des soldats. Je ne les vois nulle part.
- Regardez ! »
Toutes les têtes se tournèrent vers une fenêtre éventrée. Pulvérisant les gravats sur son passage, la silhouette bleue était de retour. Derrière elle venaient les derniers clients de l'auberge, confus et paniqués, enveloppés dans de grandes sphères de magie qui reflétaient la lumière des flammes. Tous semblaient sains et saufs, même si certains arboraient des brûlures ou des plaies superficielles. Les habitants applaudirent avec ferveur et se précipitèrent pour prendre en charge les survivants. Au même moment, l'entrelacs d'arabesques gravé sur les pavés disparut et Oriendo se redressa en chancelant.
« Impressionnant, commenta Roch les bras croisés. Des nouvelles de votre amie ?
L'aubergiste hocha négativement du chef.
- Je ne l'ai pas croisée à l'intérieur. J'espère qu'elle s'en est sortie.
- Ne vous inquiétez pas. Je suis sûr qu'elle se porte comme un charme. »
Il attendit un long moment, l'air gêné, ne sachant pas quoi dire. Autour d'eux les habitants commençaient à s'en aller, emportant les blessés vers leurs maisons pour leur offrir un endroit où passer le reste de la nuit au chaud. Plusieurs rescapés s’arrêtèrent pour remercier Oriendo. Une femme tomba dans les bras de l’aubergiste en pleurant et promit de prier Ran le Tout-Puissant pour qu’il lui accorde ses bienfaits. Elle embrassa même le spadassin qui se laissa faire, trop étonné pour songer à la repousser. Enfin, quelques minutes plus tard, il ne resta plus que les deux hommes dans la cour de l’auberge et une silhouette prostrée au sol qui sanglotait sous la pluie. Oriendo soupira et se dirigea vers la mère de Griver.
« Loria ? appela-t-il d'une voix douce en posant une main sur son épaule.
La femme ne réagit pas. Elle tenait le corps sans vie de son fils serré contre son cœur.
- Loria, il faut partir. D’autres soldats pourraient venir, vous ne devez pas rester là. »
Elle leva vers l’aubergiste des yeux humides où se lisait tout le désespoir du monde. Roch se détourna pendant qu’Oriendo faisait de son mieux pour la consoler. Le regard du mercenaire se posa sur la taverne incendiée puis se perdit dans l'obscurité. Il essuya discrètement une larme sur sa joue râpeuse.
« Putain de gâchis », grogna-t-il en direction des étoiles.
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