Interlude - Un étrange visiteur
Trois siècles plus tôt.
Lilybeth inspira une bouffée d’air frais et observa le paysage. La colline de Brenan s’habillait ce matin-là d’un épais manteau de brouillard. Depuis son sommet, elle ne voyait guère au-delà des champs de lin qui en tapissaient le pied, là où par temps clair elle discernait sans mal le village de Fertémont et les rives de la Sinistrale au loin. Elle frissonna et ajusta sa cape autour de ses épaules : le vent glacial qui soufflait du nord annonçait les prémisses d’un hiver mordant. Emmitouflée dans sa pèlerine, la jeune fille contourna la cabane où elle vivait pour récupérer quelques bûches dans la réserve. Elle s’efforça de choisir du bois sec pour qu’il ne fume pas trop en se consumant. Satisfaite, elle se dépêcha de rentrer à l’intérieur pour se mettre au chaud.
Elle se figea juste avant d’atteindre la porte.
Tel un fantôme émergeant de la brume, la silhouette encapuchonnée d’un voyageur traversait les pâturages de son père dans sa direction. Lilybeth plissa les yeux pour mieux l’apercevoir. Il n’était pas rare de croiser des religieux sur les chemins même en hiver : le Syndomen de Ran possédait un castérion à quelques lieues seulement, niché dans les contreforts des montagnes. Mais l’inconnu ne ressemblait pas du tout à un vénéré de Ran, encore moins à un prêcheur. Sa stature était immense, sans commune mesure avec la petitesse des habitants de la région. Il avançait à grandes enjambées, sans s’essouffler ni ralentir. En dépit du froid ambiant, aucune vapeur ne s’échappait de son ample capuchon. Il grimpait sans hésiter le long de la colline, avalant d’un pas vif le dénivelé qui le séparait de la maison de Brenan et de la grange aux chèvres. De surprise, Lilybeth en laissa tomber son fagot de bois.
« Domadan ! appela-t-elle d’une voix surexcitée. Viens voir ! »
Quelques instants plus tard, son frère parut à l’embrasure de la porte. Domadan était un garçon de quinze ans au regard rieur, au visage fin et aux cheveux bouclés. Là s’arrêtait pourtant la ressemblance avec sa sœur. Lui possédait de grands yeux sombres, d’un noir aussi profond que l’immensité de la nuit ; Lilybeth avait des pupilles flamboyantes comme de l’argent liquide, égayées de reflets irisés. Il était aussi grand qu’elle se trouvait chétive, avec une crinière corbeau qui contrastait la chevelure dorée de sa jumelle. Car ils étaient bien jumeaux, en dépit des apparences : leur mère les avait faits naître au dernier jour d’un mois estival particulièrement chaud. Hélas, une hémorragie avait emporté Belfara Eren juste après son accouchement. Le médecin de Fertémont, appelé à son chevet pour soulager les maux de la délivrance, n’avait pu que constater l’inévitable : elle avait fait don de sa vie pour permettre à ses enfants d’embrasser le monde.
Lilybeth et Domadan avaient donc grandi seuls en compagnie de leur père, Brenan le berger. Ce fut une vie simple au rythme de la nature et des saisons. De la fin de l’hiver aux premières lueurs du printemps, Brenan accouchait ses chèvres. Les jumeaux se chargeaient de leur distribuer du fourrage et des grains, non sans se chamailler dans les réserves, ce qui les conduisait à rentrer le soir avec les cheveux ébouriffés et parsemés de chaume. Puis venait la saison du fromage que l’on moulait avec le lait du troupeau. C’était la préférée de Domadan, car chaque jour avant l’aube leur père préparait de grandes tartines de fromage frais qu’il se hâtait d’engouffrer avec un verre de lait tiède. Sa sœur, elle, préférait l’hiver, quand les troupeaux étaient rentrés dans la grange et qu’on allumait un feu le soir pour raconter des histoires.
Mais ce fut une enfance recluse, car ils vivaient seuls à l’écart du monde. Les habitants de Fertémont avaient toujours considéré Belfara Eren comme une effroyable sorcière. Des années après son décès, la rumeur demeurait vivace et les gens racontaient d’horribles histoires à propos de la colline de Brenan et de ses enfants maudits. En de rares occasions, Lilybeth et son frère avaient tenté de s’aventurer près du village pour se faire des amis ; ils n’y avaient reçu que des jets de pierre et des insultes. Tout le monde les évitait comme s’ils étaient le mal incarné, et personne ne franchissait jamais la clôture de bois qui entourait leurs terres.
Personne, sauf ce matin-là.
En apercevant les deux enfants qui le fixaient du haut de la pente, l’étranger marqua une pause et leva vers eux son visage. Il était trop éloigné, encore, pour que les jumeaux puissent deviner ses traits ; cependant, à mesure qu'il s'approchait, il n'en devenait que plus intrigant. Car cet étrange pèlerin n’était pas botté en une saison où la boue et le gel pouvaient être traîtres sur les chemins. Une grande cape grise l'enveloppait des chevilles aux épaules, maintenue en-dessous de son cou par une broche scintillante. Plus singulière encore était la forme inattendue qui battait la poussière derrière lui : une queue de reptile longue d'environ six pieds, s’affinant vers son extrémité et recouverte d’écailles de la taille d’une main. Jamais Lilybeth n’en avait vu de pareille. Elle sortait du manteau du voyageur et oscillait précisément au rythme de ses pas.
« Tu as vu ça ? s'exclama la jeune fille tandis que l’inconnu tournait au coin du chemin.
- Prudence, répondit Domadan. C’est peut-être un voleur ou un brigand. »
La veille, leur père était parti rassembler le troupeau dans les alpages et son absence devrait certainement se prolonger. Il fallait près de trois jours de marche pour rallier les contreforts du Bouclier en coupant par les plaines. C’était la deuxième année que Brenan s’occupait seul de la transhumance, jugeant que ses enfants étaient en âge de se débrouiller. Les jumeaux vivaient donc seuls sur la colline et l’arrivée inattendue du voyageur n’avait rien pour les rassurer. Pourtant, Lilybeth remarqua vite qu’il n’avait pas l’allure d’un miséreux ni d’un pillard. Il ne semblait pas armé et n’avait pas la démarche ni la carrure d’un guerrier. Son maintien droit évoquait plutôt un dignitaire ou un membre de la noblesse. La chaude pèlerine qu’il portait sur le dos était doublée d’une laine de qualité, que même le plus riche des laboureurs aurait eu toutes les peines du monde à s’offrir. Il ne ressemblait pas non plus à un marchand, pas même à ceux venus des terres du nord que l’on croisait parfois sur les chemins. En fait, constata Lilybeth en courant l’accueillir, ce voyageur isolé n’avait rien de commun avec les hommes et femmes qu’elle connaissait.
Les jumeaux le rejoignirent à mi-hauteur de la pente, non loin du guévoir dont Brenan se servait pour laver les chèvres. L’étranger était vraiment immense, il dominait Domadan de plus de deux têtes.
« Bonjour ! » lancèrent les enfants d’un ton enjoué et inquiet à la fois.
« Galar en Salaadem », répondit-il d’une voix grave.
Il s’exprimait dans une langue étrange que Lilybeth et son frère ne connaissaient pas. La jeune fille songea alors qu’il devait venir de très loin, peut-être même avait-il traversé l’océan. Elle se souvenait des contes que leur chantait Brenan quand ils étaient petits ; des légendes oubliées qui parlaient de magie, de puissants dragons et de peuples féeriques aujourd’hui disparus. Elle adorait les entendre mais elle n’imaginait pas qu’un jour un étranger viendrait frapper à leur porte, tout droit sorti de ces fables d’antan.
« Loué soit le destin qui m’a porté à notre rencontre », reprit-il en langue commune.
Il s’exprimait avec beaucoup d’aisance, bien que ses mots fussent saupoudrés d’un accent rude et exotique qui n’était pas sans rappeler le parler des gens du nord. Les jumeaux l’observèrent à la dérobée, espérant découvrir l’esquisse de son visage par-dessous son capuchon, en vain. Mais en l’approchant d’aussi près, Lilybeth put confirmer l’impression qui était sienne depuis son apparition sur le sentier : ce voyageur n'était pas un homme ordinaire. Sa silhouette fine et élancée rappelait celle des peuples du désert, mais la teinte étrangement bleutée de sa peau ne correspondait pas. Il était bien trop grand pour un Saarien, et puis il y avait ce singulier appendice qui ressemblait à s'y méprendre à une queue de lézard. Elle était à peine visible désormais, car l'étranger l'avait habilement dissimulée dans les replis de sa cape ; néanmoins, Lilybeth pouvait deviner sa présence et la voir remuer à travers le tissu. Non, décidément, cet individu à la voix caverneuse n'avait rien d'humain.
« Il est encore tôt pour une randonnée dans les montagnes, jugea Domadan en s’inclinant. Arrivez-vous du village, seriez-vous marchand ?
- Je suis un simple voyageur, répondit l’étranger. Je viens de partout et de nulle part à la fois. J’aime parcourir le monde sans véritable but, et il semblerait que le hasard ait fait de votre colline ma destination. »
Les deux adolescents se dévisagèrent, quelque peu surpris. La réponse de l’étranger n’en était pas vraiment une, et personne n’oserait s’aventurer si près de la cabane de Brenan sans une solide raison. Mais l’interroger davantage par ce froid glacial serait contraire aux règles élémentaires de l’hospitalité dans la région.
« Aimeriez-vous partager un broc de lait chaud avec nous ? » proposa Lilybeth en souriant.
Au grand dam de Domadan, il accepta la proposition. Car l’aîné des deux jumeaux – Belfara l’avait enfanté quelques minutes avant sa sœur – aurait préféré que l’inconnu poursuive sa route. Ils remontèrent donc ensemble la butte plongée dans le brouillard qui s’épaississait à vue d’œil. Bientôt viendrait la saison où la Sinistrale se parerait d’un délicat manteau de glace et où les terres se couvriraient de neige. Pour l’heure, le froid ambiant ne parvenait qu’à créer cette brume impénétrable qui dévorait le paysage, donnant l’impression que le monde entier avait disparu au cœur d’un immense nuage blanc.
« Entrez ! dit Lilybeth lorsqu’ils eurent atteint la porte de la cabane. Nous allons raviver le feu. »
L’étranger découvrit alors l’univers des enfants de Brenan. C’était une petite maison de bois confortable, dotée d’une unique pièce que découpaient deux mezzanines face à face. On y accédait par des escaliers taillés dans des rondins, et son œil avisé put entrevoir à l’étage la forme de deux larges paillasses étendues sur le sol. Le rez-de-chaussée se composait d’un espace vide autour d’un foyer délimité par un cercle de pierres ; de part et d’autre étaient disposées des chaises sculptées grossièrement dans une essence de cèdre qui ne poussait que dans l’est du continent. Il n’y avait pas de table, à proprement parler – on mangeait ici sur une grande caisse de bois, dont la surface était recouverte d’une peau de cavalin tannée avec soin. Dans un coin, un four en argile permettait de faire cuire du pain ou des ragoûts de légumes enfouis dans une marmite, laquelle reposait tranquillement sur les rangées d’une étagère en attendant l’heure du déjeuner. Au centre de la pièce, les dernières braises d’une flambée nocturne achevaient de se consumer, offrant une faible lumière sans chaleur. Des ouvertures dans les murs laissaient entrer la lumière du jour, au travers de vitres qui avaient certainement coûté à leur propriétaire une grande partie de ses économies. Enfin, ce tableau rustique était complété par un baquet en bois et en fer forgé, de taille suffisante pour qu’un homme adulte puisse y faire ses ablutions. Nul doute que c’était là sa principale vocation, car on l’avait rangé précieusement sous l’escalier de gauche, à côté d’une pile de linge propre et d’un gros savon qui dépassait de la toile dans laquelle il était enveloppé.
« Et voilà ! fit Lilybeth en embrassant la cabane d’un geste théâtral. Soyez le bienvenu chez nous ! »
L’étranger dut se baisser pour passer la porte, que Domadan franchit derrière lui. Il n’aimait pas voir cet inconnu pénétrer dans son intimité. Brenan ne recevait presque jamais de visiteurs. Il serait certainement furieux s’il découvrait que sa fille avait convié chez eux un voyageur qu’elle ne connaissait pas en son absence. Il s’abstint cependant de l’exprimer à voix haute et se contenta de claquer sèchement la porte.
« Ce doit être le vent », mentit-il lorsque Lilybeth se retourna en sursaut.
Ce n’était pas la première fois que Domadan tombait en désaccord avec sa jumelle. À vrai dire, les deux enfants partageaient rarement le même avis et passaient leur temps à se chamailler. Cette fois cependant, il sentit que ce serait différent. Le jeune homme percevait chez cet inconnu une aura qui le troublait profondément. Quelque-chose le dérangeait chez l’étranger, et ça n’avait rien à voir avec sa taille démesurée ou son accent rêche du nord.
« C’est un peu petit, s’excusa Lilybeth tandis que leur invité faisait le tour des lieux. Vous devez être habitué à de plus grandes demeures, là d’où vous venez.
- Même le plus misérable des refuges peut se changer en palais d'argent quand on y est chaleureusement accueilli. À mes yeux, votre hospitalité illumine ces murs aussi surement que le feraient des dorures et des joyaux. »
Il se rapprocha du foyer où rougeoyaient encore quelques braises. Là, il s’assit sobrement sur une chaise, le dos bien droit, prenant soin de ramener les pans de sa cape en-dessous de lui pour ne pas l’abîmer.
« Il parle bien, pas vrai ? fit remarquer Lilybeth à son frère dans un chuchotement.
- Un peu trop pour un simple voyageur ou un pèlerin, si tu veux mon avis. Nous devrions lui demander de partir. J’ai un mauvais pressentiment.
- Peut-être est-ce un genre de barde, ou un poète ? Il pourrait nous réciter des histoires comme le fait papa ! »
Domadan voulut à nouveau la mettre en garde mais elle avait déjà bondi d’un air enthousiaste pour raviver le feu. Elle s’empara de grandes pinces en fer forgé qui traînaient non loin et s’en servit comme d’un tison pour dégager les braises les plus vives de sous la cendre. Ensuite, elle ouvrit un sac de jute posé contre le mur et en tira une poignée de foin bien sec qu’elle jeta dans le foyer. On ne tarda pas à entendre un joyeux crépitement dans l’air et Lilybeth ajouta deux bûches de noyer en guise de combustible. Elle s’en fut ensuite dégager un gros pot de terre cuite, que l’on rangeait sous la vieille étagère, et ôta le bouchon qui en scellait l’ouverture. À contrecœur, son frère saisit trois tasses confectionnées par Brenan sur un tour de potier artisanal. Une à une, Lilybeth les remplit de lait de chèvre caillé à l’aide d’une louche, puis elle plaça les récipients en bordure des flammes pour les laisser se réchauffer.
« Ce sera bientôt prêt », annonça-t-elle à l’étranger qui les regardait sans mot dire.
Celui-ci inclina la tête en silence. Quel drôle d’oiseau, décidément ! Il n’avait pas non plus retiré la grande capuche qui couvrait son visage, et semblait avoir choisi sa place délibérément pour que la lumière tremblotante du feu fasse descendre une ombre au niveau de son cou. Du reste, les mains posées sur ses genoux étaient caleuses, de la même couleur bleutée que sa queue. Ses doigts étaient si décharnés que Domadan crut apercevoir les os de ses articulations au travers. Sa peau était recouverte de petites écailles translucides, à peine visibles, et ses ongles soigneusement taillés ressemblaient davantage à la racine de griffes crochues. Lorsque l’étranger surprit le regard du garçon posé sur ses mains, il les déplaça rapidement sous sa cape et émit un grognement désapprobateur.
« Je m’appelle Lilyh, déclara-t-elle pour briser le silence. Je suis la fille de Brenan le berger, et...
- Je sais parfaitement qui vous êtes, Lilybeth Eren. Les étoiles ont chanté vos noms le jour de votre naissance, la nature s’est éveillée en apprenant la nouvelle. J’ai entendu vos cœurs battre au rythme du vent du nord et j’ai quitté ma terre pour venir à votre rencontre. »
Il se tut, laissant les deux enfants perplexes. Rien de ce que disait l’inconnu ne faisait sens. Il s’exprimait toujours de manière détournée ou par énigmes.
« C'est très joli tout ça, mais nous ne vous connaissons pas, grogna Domadan d'un ton méfiant. Le vent ne parle pas à tout le monde, étranger. Allez-vous enfin nous dire qui vous êtes, ou devons-nous le deviner dans les astres ?
L’homme émit un petit rire sec.
- Je doute que vous en soyez capable à votre âge, jeune Domadan. Mais très bien, puisque vous insistez, voici pour vous quelques réponses. Dans cette contrée du monde, on me connait sous le nom de Galar Im’Radiel. Je suis un poète itinérant qui vit de proses et de chansons. Je me suis produit dans les plus beaux palais et j’ai eu l’honneur de divertir les plus grands des hommes. Mais pour vous, enfants de Belfara, je ne serai que Galar, l’étrange vieux bonhomme que vous avez convié chez vous pendant l’hiver.
Il se tut un instant, puis ajouta d’une voix amusée :
- Jeune fille, je crois que le lait chaud est prêt. »
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