Chapitre 4 - L'ombre du passé

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Une heure plus tard, Oriendo et le mercenaire avaient raccompagné Loria chez elle. Le corps de Griver fut enveloppé dans un drap propre et allongé sur une table, autour de laquelle sa mère alluma plusieurs bougies. Elle demanda à rester seule pour veiller son fils et les deux hommes prirent discrètement congé. En sortant, Roch entrevit la silhouette de Béa la serveuse qui leur jetait un regard meurtrier depuis une fenêtre de l'étage. La jeune femme avait toutes les raisons du monde de leur en vouloir pour la mort de son petit frère, néanmoins le poids de ses yeux accusateurs fit frémir le mercenaire. 

Elraza n’était toujours pas reparue. 

La magicienne avait repoussé l'incendie jusqu'à la dernière seconde pour permettre à Oriendo de sauver ses clients. Lorsque le toit du bâtiment s'était effondré, elle se trouvait toujours à l'intérieur. Un peu plus tôt, Roch s'était montré optimiste quant à ses chances de survie : Til'Duin était une enchanteresse, elle connaissait des sortilèges pour se protéger. D'une manière ou d'une autre, elle avait forcément survécu au brasier. 

Il n'en était plus si sûr, désormais. 

À côté de lui, Oriendo marchait en silence, ruminant de sombres pensées. À la lueur de sa torche, Roch détailla son compagnon d’infortune. Le propriétaire des Trois Couronnes semblait avoir vieilli de dix ans. Un voile de tristesse recouvrait son visage et des rides profondes marquaient le coin de ses yeux, soulignés par des cernes épais. Le pauvre homme avait tout perdu dans cet incendie : son auberge, son anonymat de mage et l’une de ses plus proches amies. Malgré tout, une flamme de détermination féroce brûlait au fond de son regard. Cirin’Del était une force de la nature. Cette épreuve n’était pas la première sur son chemin. 

« Qu’allez-vous faire à présent, vieillard ? Votre tête sera mise à prix, vous ne pouvez pas rester à Vitarive. » 

Oriendo esquissa un sourire amer. Hélas, le mercenaire avait raison. Pour sauver les villageois de l’incendie, il avait transgressé le Grand Interdit devant une foule de témoins. La rumeur de ses pouvoirs ne tarderait pas à se propager dans toute la région. Or, faire usage de Shâat sur les terres de l’Esperial était puni de mort. 

« Quand une page de notre vie se tourne, il convient d’en écrire une autre, répondit-il d’une voix laconique. Je n’ai d’autre choix que de partir, mais j’ignore encore où le destin conduira mes pas. » 

Le mercenaire acquiesça en silence. Ils étaient de retour dans la cour dévastée de l’auberge, dont rien ne subsistait sinon un tas de gravats et des poutres fumantes. Le temps des adieux approchait et Roch n’avait jamais été doué dans cet exercice. Néanmoins, il ne pouvait abandonner Cirin’Del sans soulager sa conscience. 

« Vous savez, avoua-t-il à contrecœur, je n'étais pas un simple client dans votre bicoque. Quelqu'un m'a embauché pour vous éliminer. 

  • Un assassin ? releva Oriendo avec un soupir fatigué. Vous comptez profiter de ma faiblesse pour accomplir votre besogne et détaler ? 
  • Non, plus maintenant. J'ignorais que vous étiez un mage, et un bon. Vous avez pris d'énormes risques pour sauver ces gens. Je respecte ces choses-là.  
  • Mercenaire, mais avec un sens de l'honneur ! Vous êtes une denrée rare, de nos jours. 
  • Disons plutôt qu'il y a déjà eu assez de morts pour ce soir. En ce qui me concerne, si vous quittez la région, ce sera comme si vous aviez péri dans les flammes. Mon commanditaire ne vous importunera plus. 

Oriendo attrapa la main que lui tendait le spadassin et la serra avec vigueur.   

  • Merci de votre franchise, Roch. 
  • Ne me remerciez pas. Vous savez, même si ça me fait mal de l’admettre, votre amie m’a sauvé la vie tout à l’heure. Quand elle a statufié tout le monde dans l’établissement, un soldat était sur le point de m’embrocher. Alors si vous la revoyez un jour, dîtes-lui que nous sommes quittes, d’accord ? 
  • Je n’y manquerai pas. Cirin’Del en Salaadem, Roch. 
  • Que Nim'Rean le Blanc bénisse la fin de votre vie, vieillard. » 

Il recoiffa son galurin, ajusta sa large cape par-dessus sa broigne et s’en fut d’un pas lourd dans l’obscurité. Ne restait que l’aubergiste, seul et trempé, dans la cour de son établissement délabré. 

« J’aurais pu le dénoncer à la milice, dit Oriendo en regardant le spadassin disparaître au coin de la rue. 

  • Peut-être, mais il nous sera bien plus utile en vie. » 

Le tenancier se retourna. Dans son dos, Elraza fit un pas en avant, sortant d’un manteau de ténèbres qui l’avait rendue invisible.  

« Et maintenant, Rani ? Que fait-on ? 

  • On le suit discrètement. Cet homme percevait mon aura shâatique et il a résisté à la trame de mon Rêve. Ce n’est pas un hasard. 
  • Tu penses qu’il possède un genre de talisman ? 
  • Il vient de nous avouer qu'il était venu pour te tuer. Je crois que son commanditaire lui a fourni une protection pour qu'il puisse t'affronter sans craindre tes pouvoirs. 
  • D'accord, acquiesça Oriendo en grimaçant. Suivons-le. Je me demande qui aurait intérêt à vouloir me tuer. » 

L'enchanteresse ne répondit pas immédiatement, mais dans son esprit parut le souvenir de cavaliers en armure noire montés sur des chevaux pâles. Sous son heaume, l'un d'eux avait de longs cheveux couleur de sang.  

« Nous le saurons bien assez tôt, hélas. » 

Ils se mirent en route d’un pas vif sur les traces du mercenaire. Elraza murmura un mot de pouvoir et son manteau de ténèbres les enveloppa tous les deux, dissimulant leur présence. En dépit de l’heure tardive, le bourg de Vitarive vibrait d’excitation. Les maisons et les rues s’illuminaient de lueurs tremblantes projetées par des bougies et des torchères. Derrière les portes, les habitants en chemise de nuit commentaient avec animation les évènements de la soirée. Partout, il n’était question que de l’aubergiste qui avait vaincu les soldats de l’Esperial en invoquant un ange de lumière. Personne en revanche ne mentionnait l’enchanteresse aux yeux vairons : Elraza avait tissé un sortilège d’oubli dans son Rêve pendant qu’elle combattait les flammes. De toute évidence, celui-ci avait fonctionné à merveille. 

« Griver m'a raconté la mort d'Anthéa, dit-elle à son compagnon. Je suis désolée pour ton épouse. Je sais à quel point tu étais amoureux d'elle. 

  • Ce n’est pas ta faute, répondit Oriendo d’un ton cassant. Elle a attrapé une mauvaise fièvre qui circulait dans le pays depuis plusieurs semaines. Un de nos clients était malade quelques jours auparavant. 
  • Peut-être, mais j’aurais pu la soigner si j’étais là. 
  • La putrescane provoque des lésions que même la Shâat ne peut réparer. Anthéa refusait de vivre en étant prisonnière des délires de son esprit. Elle m’a supplié de la laisser partir. » 

Elraza acquiesça tristement. Oriendo s’était montré enthousiaste et heureux de la revoir aux Trois Couronnes. À présent, un voile sombre avait chassé la bonne humeur de son visage. Il redevenait cet homme froid et austère qu’elle avait quitté après le décès de leur fils. Avec Anthéa, le destin lui avait offert une chance de reconstruire sa vie. La mort de sa nouvelle épouse avait dû le dévaster. Pour ne pas le blesser davantage, elle décida de changer de conversation. 

« Il faudra rester prudents et l’observer à distance, dit-elle en désignant Roch. Si mes soupçons se confirment, ceux qu’il s’apprête à rencontrer sont des renégats puissants. 

  • Tu es certaine qu’il s’agit de mages noirs ? demanda Oriendo. 
  • Hélas, oui. Je les pourchasse depuis plusieurs semaines. Ils étaient six au départ de Tarinnen, mais deux ont obliqué vers l’est pour longer la côte. J’ignorais pourquoi jusqu’à maintenant. 
  • Tu penses qu’ils sont venus payer le mercenaire pour s’en prendre à moi ? 
  • C'est ce que nous allons voir », répondit-elle. 

Ils poursuivirent en silence, accompagnés par les discussions des villageois autour d'eux. Roch avançait à grandes enjambées, une main crispée sur le pommeau de son épée. Il jetait des coups d’œil inquiets par-dessus son épaule. Une patrouille de soldats déboucha sans prévenir au coin d'une rue : le bretteur sursauta avant de les saluer d'un simple hochement de tête. Les gardes ne cherchèrent pas à l'interrompre, signe qu'il était connu ici. Elraza, en revanche, dut se plaquer contre le mur d'une boutique pour ne pas se faire bousculer par la piétaille, ce qui aurait dévoilé sa présence. Elle se morigéna en silence. Après sa débauche de magie aux Trois Couronnes, il était hors de question qu'elle affronte le reste de la garnison. 

« Il est drôlement prudent ce mercenaire, remarqua Oriendo lorsque les miliciens se furent éloignés. C’est la deuxième fois que nous passons devant l’échoppe du tanneur. Roch nous fait tourner en rond. 

Elraza leva les yeux vers l’enseigne qui grinçait au-dessus de sa tête. 

  • Il a deviné qu’on le suit ? 
  • On dirait bien. Ça ressemble à une manœuvre pour épuiser notre Shâat et nous forcer à réapparaître. » 

L'enchanteresse se renfrogna. Décidément, ce spadassin disposait d’affinités avec la magie qui ne lui plaisaient guère. L'idée qu'un tel individu erre dans la nature sans que le Clan en ait connaissance la mettait mal à l'aise. Roch avait refusé d'éliminer Oriendo devant les Trois Couronnes : pour le moment, il semblait s'être rangé de leur côté. Mais il pouvait très bien s'agir d'une ruse pour les conduire dans un piège. 

« J’aimerais que tu m’en dises plus sur ces renégats que nous allons affronter, demanda l’aubergiste. C’est à cause d’eux que tu es venue solliciter mon aide, pas vrai ? 

  • Oui. Mais je me contente de les surveiller pour le moment. Leur proximité avec les soldats de l’Esperial n’est pas bon signe. Galar pense qu’ils jouent un rôle dans la guerre civile et qu’ils servent les desseins d’un maître encore plus puissant. 
  • Le vieil Im’Radiel a toujours été paranoïaque, commenta Oriendo en haussant les épaules. Cela fait des décennies qu’il est persuadé que les Seigneurs Ombre vont revenir, mais rien ne lui a donné raison. Si tu veux mon avis, il est temps que quelqu’un d’autre prenne la direction du Clan. 

À ces mots, l’enchanteresse lui jeta un regard plein d’espoir. 

  • Ne me dévisage pas comme ça, Rani. Je suis vieux et fatigué. J’ai quitté les Sildaros parce que j’en avais assez d’être un chasseur de mages noirs. Je n’ai pas l’intention de remplacer Galar. Ce manteau pèse sur tes épaules, désormais. 
  • Si tu refuses d’être notre chef, dit la magicienne, aide-moi au moins à vaincre ces cavaliers. Ils dégagent une aura maléfique considérable. Je ne pourrai pas les affronter seule. » 

Elle baissa la voix tandis qu'ils franchissaient la grande palissade pour quitter Vitarive. Devant eux, Roch prenait de l'avance. Sa silhouette se découpait distinctement au milieu de la route, éclairée par son flambeau et la pâle lueur de la lune. Il se dirigeait vers le nord, marchant d'un pas vif pour s'éloigner du village. 

« Il prend la direction de l’ancienne syndoma, commenta Oriendo à voix basse. Cette route contourne le pied d'une colline où se trouve l’édifice religieux, avant de rejoindre le hameau de Tord-la-Falaise à environ deux lieues d'ici. 

  • Toi qui connais la région, as-tu une idée plus précise de sa destination ? 
  • Pas vraiment, non. La maison sainte est habitée par un vénéré de Ran, le père Gatien. Je doute que le vieil homme puisse se compromettre avec des renégats, c’est un ermite qui prie toute la journée et dispense des cours aux enfants du village. Il y a également une forge près de Tord-la-Falaise, tenue par maître Hobb. Mais c’est un ami de longue date, donc aucun risque de ce côté. À mon avis, la rencontre aura lieu à l’écart de la route, peut-être dans la forêt. » 

Désormais certains d’échapper à la vigilance des gardes, Elraza et l’aubergiste mirent fin à leur camouflage. La nuit était suffisamment profonde pour que le spadassin ne remarque pas leur présence. Par prudence, ils s'écartèrent du chemin, préférant progresser sur les bas-côtés où la végétation et l'obscurité achèveraient de les rendre invisibles. Oriendo reprit la conversation à voix basse. 

« Ce que je n’arrive pas à comprendre, dit-il, c’est la raison pour laquelle ces cavaliers voudraient m’assassiner. 

L’enchanteresse poussa un profond soupir avant de lui répondre. 

  • Tu n’es pas le seul concerné. Les renégats s’en prennent à tous les enchanteurs du Clan. Nous avons perdu Mæve En'Doriel l’an dernier. Elle a disparu mystérieusement et son mari Silas Cornefer a été exécuté par des soldats. 
  • J'ai toujours dit à Silas qu'il finirait par s'attirer des ennuis. Il n'était pas assez prudent lorsqu'il utilisait ses pouvoirs. Pour lui, le Grand Interdit était une plaisanterie. 
  • Nous avons peut-être manqué de rigueur lors de sa formation, concéda la magicienne. Néanmoins, sa mort est une perte tragique pour notre famille et la disparition de Mæve nous a terriblement affaiblis. 
  • Que s'est-il passé exactement ? 
  • Nul ne le sait. Galar l'a envoyée en mission dans les terres de Vearn l’été dernier. Au début, elle nous a tenus régulièrement informés. Au milieu de l'automne, ses messages ont brusquement cessé de nous parvenir. Plusieurs des nôtres sont partis à sa recherche en vain. Elle s'est volatilisée. 
  • Hmm. » 

L’aubergiste resta silencieux un long moment, pensif. Le chemin qu'ils empruntaient obliquait à main gauche, en direction du couchant. Au loin, ils distinguaient les contours d'un promontoire rocheux et d'une bâtisse à son sommet. La route passait au pied de la colline avant de s'éloigner en serpentant dans les plaines. Roch continuait de la suivre, progressant d'un pas plus lent depuis qu'il avait quitté la ville. Les deux mages lui laissaient volontairement une avance confortable. 

« Tu penses que ces événements sont liés à tes mystérieux cavaliers ? interrogea Oriendo. 

  • C'est loin d'être impossible. Ils ont été vus à la cour de Vearn peu avant la disparition de Mæve, et Silas Cornefer était sur leurs traces lorsque les soldats de l’Esperial l'ont exécuté. 
  • Donc, résuma l'aubergiste, ce groupe de renégats s'en prend aux membres du Clan. Im'Radiel doit être furieux. 
  • Sa colère dépasse tout ce que tu peux imaginer. Ses chants et ses poèmes se sont teintés de noirceur dernièrement. Je m'inquiète beaucoup pour lui. 
  • Ne t'en fais pas pour le vieux Galar, Elraza. C’est un Grisécaille, il est foudrement solide.  
  • Les choses ont changé depuis que tu as quitté le Clan. L'histoire des enfants Eren l'a profondément meurtri. Ce que le jeune Domadan a fait... » 

Elle réprima un frisson d'angoisse. Même après toutes ces années, l'enchanteresse avait encore du mal à en parler. 

« C'est du passé, Rani. Mieux vaut ne pas s'égarer dans ses méandres. Je comprends que la mort de Silas éveille des souvenirs douloureux. Mais c'est là tout ce qu'ils sont : de vieux souvenirs. 

  • Hélas, j'aurais aimé qu'il en soit ainsi. » 

Elle marqua une pause, s'aventurant prudemment sur le bord de la route pour vérifier que Roch était toujours en vue. Le spadassin poursuivait son chemin et ne semblait pas s'être aperçu de leur présence. Satisfaite, elle revint jusqu'à Oriendo et lui fit signe de continuer dans la même direction. Ils gagnaient du terrain. 

« Vas-tu enfin m’avouer ce qui te tourmente ? s'agaça celui-ci. Tu n'es pas venue me rendre visite aux Trois Couronnes par hasard. Je vois bien que ces cavaliers t'effraient, et Galar ne t’aurait jamais envoyée à leur poursuite s’il s’agissait de renégats ordinaires. Si tu veux que je t’aide, Rani, tu dois me faire confiance. » 

Elraza observa son compagnon à la dérobée avant de répondre. Jusqu’où pouvait-elle se fier à lui ? Elle ne reconnaissait plus son ancien partenaire dans cet homme taciturne et ombrageux. Dix années de séparation avaient creusé un gouffre dans leur relation qu’elle aurait toutes les peines du monde à combler. Et pourtant, Oriendo restait son plus vieil ami et le père de son enfant. En sollicitant son aide, elle l’avait impliqué dans cette histoire. Si elle n’était pas venue à Vitarive, les cavaliers n’auraient jamais brûlé son auberge et tenté de l’assassiner. Elle lui devait des explications. 

« Très bien, céda-t-elle. Tu as raison. Ces renégats ne sont pas de simples mages noirs. Ce sont des disciples de Domadan. Le Seigneur Ombre a survécu, et ses fidèles cherchent à le libérer. » 

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