Chapitre 5 - Les renégats

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Oriendo se figea, obligeant Elraza à s’arrêter pour ne pas le bousculer. L’aubergiste serra les poings et lui jeta un regard incrédule.  

« C'est impossible, murmura-t-il d’une voix blême. Domadan Eren est mort. L’ombre de sa magie a cessé de terroriser le monde depuis plus de deux cents ans. 

  • C’est ce que je croyais moi aussi. Mais d’une manière ou d’une autre, il semblerait qu’il ait survécu. » 

Un long silence suivit. Le vent s'était calmé, balayant paresseusement les plaines depuis les monts du Bohold à l'est. La pluie continuait de tomber drue, transformant les talus au bord du chemin en pentes glissantes et boueuses. Ils ne voyaient presque plus Roch désormais, mais pouvaient continuer de suivre sa trace grâce à la lueur vacillante de sa torche. De temps à autres, la silhouette filiforme du mercenaire réapparaissait sous un éclat de lune avant d'être à nouveau absorbée par les ténèbres. 

« Admettons que tu aies raison, supposa Oriendo. Que Domadan Eren soit encore en vie. Comment les cavaliers pourraient-ils le libérer ? Sa sœur Lilybeth s’est sacrifiée pour l’enfermer dans une prison de Shâat impénétrable. On parle de l’enchanteresse la plus puissante de tous les temps ! Personne n’est capable de briser son sceau ! 

  • Il existe pourtant un moyen, soupira Elraza. Il y a deux ans, Galar Im’Radiel a chanté l'éveil d’un nouvel Enfant de Shâat. Un enfant dont les pouvoirs rivaliseraient avec ceux de Lilyh Eren. 
  • Voilà donc le fin mot de l’histoire, grimaça le tavernier. Les cavaliers veulent mettre la main sur cet enfant. Ils éliminent les enchanteurs du Clan pour qu’on ne puisse pas le protéger. 

Elraza opina. 

  • Ils le cherchent, Ori. Ils écument les routes depuis des mois sans répit. S’ils parviennent à le trouver avant nous, ils pourraient... » 

Oriendo lui fit signe de se taire et se glissa à couvert derrière un arbre. Non loin, le hennissement d’un cheval venait de rompre le silence de la nuit. Elraza se mit instantanément sur ses gardes. À pas feutrés, ils remontèrent le talus jusqu’à la route et jetèrent un œil vers l’horizon. Ils avaient dépassé la colline de la syndoma depuis un bon moment. Le sentier s’engouffrait à cet endroit dans une pinède avant d’obliquer en direction de la côte. Roch n’était plus visible nulle part : le spadassin avait étouffé les flammes de sa torche. 

« Nous approchons du lieu de rendez-vous, chuchota Oriendo. Mieux vaut effectuer une reconnaissance rapide. » 

L’enchanteresse approuva et ils se séparèrent. Tandis que l’ancien Sildaros traversait la route pour contourner le bois par l’est, elle choisit de suivre les traces de Roch. La piste du bretteur s'enfonçait dans la forêt, le long d'un sentier tracé par des animaux sauvages. Au-delà d'une dizaine de pas cependant, il y faisait trop noir pour distinguer quoi que ce soit. 

« Cœur-de-Nuit, murmura la magicienne. Je vais avoir besoin de toi. » 

Elle fit le vide dans son esprit et sentit la Shâat affluer dans son corps. Sans perdre sa concentration, Elraza posa une main sur le médaillon qui pendait à son cou et fit l'effort de visualiser le grand palefroi qu'elle avait laissé aux écuries des Trois Couronnes avant l'incendie. Cœur-de-Nuit n'était pas un animal comme les autres. Il s'agissait en réalité d'un Oro'luin, une créature exceptionnelle dotée d'une affinité très forte avec la magie. Une fois lié avec un enchanteur, celui-ci pouvait invoquer son Oro'luin par la simple force de l'esprit et puiser dans ses formidables pouvoirs pour renforcer les siens. Cœur-de-Nuit possédait le don de se métamorphoser en n'importe quelle créature vivante : lorsqu'il entendit l'appel de sa maîtresse, il apparut sous la forme d'un grand hibou au plumage sombre. 

« Va, ordonna Elraza à voix basse. Montre-moi le chemin. » 

La silhouette fantomatique du grand-duc s'engouffra dans le sous-bois. Grâce à leur lien particulier, l'enchanteresse pouvait désormais voir à travers ses yeux comme en plein jour. Le monde lui apparaissait en noir et blanc avec une incroyable netteté. La vue du rapace n'était pas seulement beaucoup plus précise que celle de l'homme ; son champ de vision était élargi, ce qui permettait à Elraza de distinguer le moindre mouvement dans toutes les directions. Elle pénétra sous les arbres à la suite de son animal, s'efforçant de ne pas se laisser distancer. Il ne fallut que quelques instants à Cœur-de-Nuit pour retrouver le spadassin. Roch avançait d'un pas sûr, contournant les troncs et les obstacles sans la moindre hésitation. Il devait bien connaître l'endroit, jugea Elraza, pour se mouvoir avec une telle aisance dans le noir. À plusieurs reprises, elle le vit jeter un regard par-dessus son épaule, comme s'il s'attendait à être suivi. Mais s'il devina la présence du hibou dans les branches, il n'en laissa rien paraître.   

Elle poursuivit son chemin pendant un long moment encore. Au-dessus des frondaisons, la lune n'apparaissait plus que par intermittence en direction de l'ouest. Tout au plus restait-il deux ou trois heures d'obscurité avant que le monde ne s'éveille. De la rosée perlait sur les épines des pins et dans les fougères. Sous ses bottes, une fine pellicule de givre commençait à se former par endroits. L'air était frais et vivifiant, mais à mesure qu'elle poursuivait Roch, Elraza pouvait sentir de plus en plus nettement une odeur désagréable. Un relent de putréfaction parvint à ses narines, comme si un animal mort depuis plusieurs jours se trouvait à proximité. Cette puanteur, l'enchanteresse la connaissait. 

C'était celle des cavaliers. 

« Plus haut, Cœur-de-Nuit ! ordonna-t-elle. Je dois savoir où ils se cachent. » 

Le rapace reprit son envol et s'éleva dans un bruissement d'ailes au-dessus de la cime des arbres. La forêt s'étendait environ une lieue vers le sud, longeant la route qui reliait Vitarive aux villages de la côte. Plus loin sur les falaises, Elraza aperçut une tour de pierre à moitié effondrée dans la mer. Il s'agissait sans doute d'un vieux phare qui guidait les navires marchands pour les protéger des récifs. L'endroit semblait désert, parfait pour une entrevue clandestine. D'ailleurs, Roch se dirigeait tout droit dans cette direction. 

Elle repéra les cavaliers quelques instants plus tard. 

Ils étaient beaucoup plus proches qu'elle ne l'aurait cru. À environ trois cents pas, le sentier se terminait dans une combe peu profonde où s'écoulait paresseusement un ru. De l'autre côté du cours d'eau, deux palefrois fantomatiques attendaient, aussi pâles que la couleur de la lune. Ils dégageaient une aura de noirceur qui tournoyait autour de leurs sabots, comme des lambeaux de fumée ou de brume. Ces chevaux étaient bien trop massifs pour être naturels et cette énergie qui flottait autour d’eux confirma les craintes de l'enchanteresse. Il s'agissait là d'Oro'luins appartenant à la même espèce que Cœur-de-Nuit. En les découvrant, Elraza eut un frisson d'effroi. Seuls de très puissants mages étaient capables de soumettre des créatures aussi sauvages et impétueuses. 

Or, justement, deux hautes silhouettes revêtues d’une armure noire patientaient, juchées sur leurs montures. 

Lorsqu'elle posa son regard sur les renégats, l'un d'eux tourna la tête dans sa direction et son cheval renâcla. Elraza sentit alors une décharge traverser sa poitrine, comme si elle avait reçu un coup de poignard. Une étreinte glaciale se referma sur son cœur et la fit reculer en trébuchant. Foudroyée par la douleur, elle s'affala sur le chemin et mordit dans son poing pour ne pas hurler. Un peu plus loin, Cœur-de-Nuit poussa une longue plainte d'agonie et de tourments. Lui aussi avait subi de plein fouet l'attaque du cavalier. Pendant une seconde qui lui sembla durer une éternité, Elraza perdit contact avec son Oro'luin et se retrouva plongée dans les ténèbres. Enfin, son familier eut l'intelligence de s'éloigner de l'aura maléfique des renégats. L'enchanteresse retrouva sa vision nocturne et sentit l'étau se relâcher dans sa poitrine. Elle poussa un soupir de soulagement et se redressa, les jambes flageolantes. 

Il s’en était fallu de peu. 

Mais comment le cavalier pouvait-il l’attaquer avec une telle force sans prononcer d’incantation ? Avait-il compris qu’elle les espionnait ? Le cœur au bord des lèvres, Elraza se hâta d’observer les silhouettes fantomatiques sur le versant de la combe, priant pour qu’ils ne soient pas déjà lancés à sa poursuite. 

Les renégats n’avaient pas bougé. 

C'était invraisemblable ! Elraza était certaine que le regard du cavalier l'avait transpercée. Il ne pouvait pas ignorer sa présence, à moins que... 

Oui, c’était forcément ça. Elle n’avait pas été victime d’une attaque directe, mais d’un charme de défense tissé autour d’eux. Ce genre de protection fonctionnait comme une gigantesque toile d’araignée : Cœur-de-Nuit l’avait sans doute déclenchée en survolant le point de rendez-vous. Autrement dit, les renégats savaient qu’ils n’étaient pas seuls. Avec un peu de chance, ils penseraient que c’était Roch qui venait à leur rencontre. Elraza s’étira pour évacuer la tension de ses muscles. Elle sentait encore la brûlure acide du maléfice qui avait failli la tuer. Heureusement, son Oro’luin avait encaissé l’essentiel de la décharge à sa place. 

Sans tarder, l’enchanteresse reprit sa progression entre les arbres. Cette fois, elle utilisa sa magie pour dépasser le mercenaire. Elle devait absolument examiner ce sortilège avant l’arrivée de Roch. S’il le déclenchait, le spadassin serait foudroyé. Oriendo ne risquait pas grand-chose en prenant les cavaliers à revers, mais dans le doute, mieux valait s’en débarrasser. Elraza projeta son Œil-de-Var devant elle, à l’affût du moindre signe trahissant la présence du piège. Quelques instants plus tard, elle repéra un scintillement inhabituel dans l’air. La toile de Shâat était presque invisible, elle ressemblait à un linge transparent qui ondulait au vent et reflétait le paysage autour d’elle. Intriguée, Elraza ramassa une branche morte et l’effleura avec précaution. Des ondes se dessinèrent à sa surface comme lorsque l’on jette une pierre dans un étang. Elle poussa davantage et l’extrémité de son bâton se flétrit jusqu’à tomber en poussière. 

« Par la toute-puissance de Ran ! » pesta-t-elle à voix basse. 

Ce qu'elle avait sous les yeux, c'était un Linceul de Mort. Un sortilège conçu pour saper l'énergie vitale de quiconque le traversait. L'un des cavaliers au moins pratiquait la nécromancie, une forme de magie très noire maîtrisée autrefois par Domadan et ses disciples. 

Elraza frissonna. 

Cette découverte confirmait ses craintes. Ils n’avaient pas affaire à un groupe de renégats comme les autres. Face à un nécromancien de ce niveau, Oriendo et elle n’avaient pas la moindre chance. Hélas, l’enchanteresse ne connaissait aucun moyen pour abattre leur protection mortelle. Par prudence, elle s’éloigna du maléfice et tissa un Rêve d’invisibilité pour se camoufler derrière un arbre. Même à cette distance, elle pouvait compter sur son Oro’luin pour épier la conversation entre Roch et les cavaliers. Il ne restait plus qu’à espérer que le talisman du mercenaire lui permette de franchir cette barrière indemne. 

Le spadassin parut quelques instants plus tard. 

Il se figea devant le Linceul, ôta son galurin et le brandit comme un bouclier. Le voile de mort se désagrégea sur son passage. Le bretteur marcha d'un pas anxieux jusqu'au ruisseau et mit un genou à terre. L'un des cavaliers fit avancer sa monture de quelques mètres et lui ordonna de se redresser. Elraza frémit en le reconnaissant. C’était celui qu’elle avait croisé dans son Rêve, le renégat à la chevelure de sang. Depuis son retour sur le continent de Ghern, il ne cessait d’apparaître dans ses visions. 

« Vous êtes en retard ! tonna-t-il d'une voix sépulcrale. L'aube arrive à grands pas. 

Roch se remit debout sans quitter son vis-à-vis des yeux. 

  • Il y a eu un léger contretemps, dit-il. Cette cohorte de soldats que vous avez envoyée... Oriendo les a neutralisés. J'ai dû finir le travail moi-même. 
  • Les hommes de l'Esperial n'étaient là que pour détourner son attention, gronda le cavalier. Dîtes-nous, mercenaire, le Sildaros est-il mort ? » 

Roch hésita. Il leva les yeux vers les frondaisons et chercha un objet dans sa poche. Lorsqu’il l’eut trouvé, il le brandit dans la paume de sa main en direction des deux cavaliers. C’était un anneau d’argent frappé d’un sigil en son centre. La pâle lueur de la lune ne permit pas à Elraza de distinguer le motif du sceau, mais elle n'en avait pas besoin le reconnaître. Elle portait la même bague autour de son annulaire. Ce bijou identifiait les meilleurs enchanteurs du Clan, ceux qui avaient obtenu le titre convoité de maître Sildaros. 

« Voici sa chevalière pour preuve de sa mort, dit Roch. Je l’ai arrachée sur son cadavre. 

  • Et le corps ? demanda le cavalier. 
  • Brûlé avec l’auberge, pour ne pas laisser de traces. » 

L'immense cheval s'avança de quelques pas et entama la traversée du ruisseau. Le spadassin resta sur place sans trembler, mais les doigts de sa main se crispèrent sur la poignée de son épée. L'enchanteresse se raidit elle aussi, prête à intervenir pour protéger le mercenaire. Elle ignorait pourquoi Roch avait menti aux cavaliers en affirmant avoir tué Oriendo, mais ils risquaient maintenant de le supprimer pour s'assurer de son silence. Elle ne pouvait pas les laisser faire. 

« Montrez-moi la bague », ordonna le renégat lorsqu'il fut arrivé à hauteur de Roch. 

Celui-ci la lança et le cavalier la réceptionna d'un geste assuré. Il l'examina alors longuement, la tournant dans tous les sens, et prononça plusieurs enchantements inconnus d'Elraza qui la firent rougeoyer. 

« Elle est authentique, conclut-il en la rendant au spadassin. C'est bien celle de Cirin'Del. Gardez-la en guise de paiement, sa magie vous appartient. Vous avez fait du bon travail. 

Roch s’inclina mais demeura silencieux. 

  • Avez-vous découvert où se trouve l'Enfant de Shâat ? poursuivit le cavalier de sa voix grave. 

Le mercenaire opina du chef. 

  • Dans un village à quelques lieues d'ici. C’est le rejeton d’une famille de pêcheurs. Il vit sur la côte à l'ouest du vieux phare, sur la route de Cormarin. Mais le Clan des Sildaros le protège. 
  • Si Cirin'Del est mort, les Sildaros ne sont plus un problème. » 

L'homme fit volter son cheval et repartit à vive allure rejoindre son complice. D'un geste, il lui ordonna de prendre la direction de la côte. Avant de disparaître, il se tourna une dernière fois vers Roch. 

« Ne vous éloignez pas, mercenaire. Nous aurons encore besoin de vos services. Un messager viendra. » 

Et il lança son Oro'luin au galop pour rejoindre la route. 

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