Chapitre 1 : Le tueur

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Arrivée la première à son rendez-vous avec Maître Le Tonquédec, Gwendoline pénètre dans le bistrot choisi pour leur rencontre. Situé à quelques encablures de la maison d’arrêt de Rennes où Erwann est toujours incarcéré en détention provisoire, le café a l’avantage d’être facilement repérable à sa devanture rouge.

Privilégiant la tranquillité, elle opte pour une grande table libre, tout au fond du troquet. Elle prend place sur la banquette en simili cuir bordeaux et s’apprête à sortir son livre de sa grande besace en cuir camel, lorsqu’au même moment, un bruit l’interrompt. Une notification sonore en provenance de son téléphone portable. C’est avec plaisir qu’elle découvre un message de Richard. Ce dernier, au courant de cet entretien décisif, lui envoie encouragements et pensées positives. Ces quelques mots touchants apaisent une Gwendoline stressée par son entrevue imminente avec l’avocat. Elle lui répond dans la foulée, le remerciant pour son attention.

— Votre grand crème, Madame.

Elle sursaute tandis que le cafetier lui dépose sa commande devant elle. Une vraie pile électrique ! songe-t-elle, embarrassée. Heureusement que c’est un déca. Depuis qu’elle a fait un malaise cardiaque huit mois auparavant, Gwendoline s’en tient à une tasse de café ordinaire par jour, qu’elle prend toujours le matin au réveil, pour démarrer la journée.

— Pardon, excusez-moi, j’étais dans la lune. Merci.

Le serveur lui sourit et retourne à ses occupations, la laissant seule face à son écran. Après quelques instants à repenser à l’aide et au soutien du meilleur ami d’Erwann, elle envoie un deuxième message à Richard. Elle lui fait part de sa gratitude pour l’avoir encouragée à poster son courrier, deux jours plus tôt. Maintenant que sa lettre de préavis a été communiquée à son bailleur HLM, elle se prépare à changer de vie. Et changer de vie commence avant tout pour elle par faire sortir illico presto son compagnon du trou à rat dans lequel il gît depuis déjà plus d’un mois.

En regardant l’heure, elle constate que Maître Le Tonquédec est en retard mais ne s’en offusque pas. Le grand ponte parisien débarque de la capitale en train et taxi, et il peut bien la faire poireauter la moitié de la journée, rien ne peut la détourner de son objectif. Impatiente, elle attend sa venue comme celle du Messie. L’analogie n’est pas exagérée. Au même titre que Jésus fût considéré comme un sauveur, Frank Le Tonquédec est pour eux le symbole de leur délivrance.

Les mains tremblantes d’anxiété, elle met son portable en silencieux. Puis mélange longuement sa boisson chaude, les yeux dans le vague, perdue dans ses pensées. Elle décide ensuite d’ouvrir le dernier tome de son livre, « Le renégat des Highlands », pour occuper son esprit et l’empêcher de ruminer. Six minutes de lecture apportent la détente, paraît-il. Cela doit être vrai car, absorbée par l’aventure captivante, elle ne voit pas arriver l’imposant magistrat. Ce dernier, la reconnaissant au premier coup d’œil, se dirige vers elle d’un pas lourd et décidé.

— Bonjour Gwendoline, dit-il pour s’annoncer. Veuillez excuser mon retard.

Elle relève brusquement la tête de son immersion littéraire et bondit pour le saluer, en lui tendant une main fébrile. Elle accompagne son geste d’un hochement de tête respectueux, comme si l’homme était Dieu en personne. À cet instant, et vu l’importance capitale de son rôle dans la vie de son amoureux, il l’est.

— Maître Le Tonquédec, quel plaisir de vous revoir. Merci de vous être déplacé.

Il lui sourit, aimable.

— Gwendoline, très chère, c’est un plaisir partagé.

Comme dans le souvenir de leur première rencontre, ce personnage à la carrure massive, haut de taille et doté d’une large circonférence, ne passe pas inaperçu. Tandis qu’il lui serre chaleureusement la main, elle se sent minuscule à côté de lui. Et pour cause. On ne voit et on n’entend désormais que lui dans le troquet. Les rares têtes présentes, y compris celle des deux serveurs, sont tournées dans leur direction. La stature de l’homme de loi en impose. Sa physionomie de rugbyman à la retraite, agrémentée d’un savant mélange d’autorité et d’enthousiasme, lui confère une prestance indéniable.

— Comment allez-vous ? s’enquiert-elle.

— Très bien, merci. Je ne vous retourne pas la question. Je subodore à vos yeux inquiets que votre situation ne s’est guère arrangée depuis notre dernière conversation téléphonique.

Elle hoche la tête, prête à s’en ouvrir en toute confiance. Gwendoline ressent chez l’homme la même bonté que celle perçue lors de cette journée où avait eu lieu le sauvetage de son fils, le petit Killian. Elle retrouve ses mêmes yeux rieurs et vifs, et ce sourire plein d’allant. En dépit des circonstances dramatiques, Gwendoline avait capté chez lui quelque chose de bon et humain. Est-ce son visage lunaire, rond et plein, qui le rend si attachant ? À moins que cela ne soit sa voix posée qui lui donne cette impression de gentillesse ? Quoi qu’il en soit, le nouvel arrivant lui inspire d’agréables sentiments.

— Erwann est toujours en difficulté, confesse-t-elle, la voix étranglée.

Percevant sa détresse, l’avocat réagit :

— Ne vous inquiétez pas. Au même titre que votre mari a sauvé mon enfant, je vais le sortir de cette mouise dans laquelle il est tombé.

— Erwann est mon compagnon, précise-t-elle. Nous ne sommes pas mariés.

Face au membre du barreau, Gwendoline s’oblige à faire preuve de véracité. Son imaginaire, trop fertile, la somme de rectifier la moindre erreur, car en cet instant solennel, elle se sent comme devant une cour de justice américaine. Pour un peu, elle s’attendrait presque à ce que l’avocat lui fasse lever la main gauche et l’oblige à jurer de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, en posant la droite sur une bible. Mais Maître Le Tonquédec ne lui demande rien de tel et l’invite à s’asseoir. Bien qu’impressionnée par le charisme du bâtonnier, devant lequel elle reste debout en signe de déférence, elle accepte son offre. Assise sur sa chaise, elle ne le quitte pas du regard, silencieuse, ses mains froides et crispées serrées l’une contre l’autre.

— Mes excuses, Gwendoline, je ne savais pas cela. Voilà pourquoi je suis d’ailleurs ici, n’est-ce pas ? Pour apprendre à mieux vous connaître. Vous allez tout me raconter et éclairer ma lanterne quant à votre situation à tous les deux. J’ai besoin du maximum d’éléments sur lui, sur sa vie et sur tout ce qui pourrait nous permettre de discréditer les accusations dont il est affublé.

Disant cela, il s’installe à la table à son tour, repoussant sa chaise au maximum pour laisser place à son embonpoint. Puis pose sa serviette en cuir sur une chaise vacante à ses côtés. Il retire sa large veste qu’il suspend au dossier de son siège et se positionne face à Gwendoline, son regard vif planté dans le sien.

Elle s’enquiert de sa famille, notamment du fougueux petit Killian, son benjamin de cinq ans, qui avait failli leur filer entre les doigts, sur les bords de l’Erdre, à la Toussaint.

— Oh, dit-il les yeux brillants, touché. Il va très bien, ce petit fripon. On le surveille comme le lait sur le feu. Ma femme et mon fils ainé se portent à merveille, merci pour eux.

— Vous m’en voyez ravie, déclare-t-elle avec un sourire sincère.

Il lui conte la fin de leurs vacances en pays nantais, après le sauvetage héroïque de l’enfant par Erwann. L’homme parle avec les mains, des mains puissantes et larges, avoisinant le diamètre d’une raquette de badminton. Elle admire ses grandes paluches s’agitant sur le bois lustré qui, telles de grosses pattes d’ours, pourraient causer de sérieux dégâts. Un détail qui la conforte dans son choix. Elle veut une bête sauvage pour défendre son homme attaqué et blessé. Un être féroce et sans pitié envers ceux qui veulent sa peau.

Tout en l’écoutant d’une oreille distraite, elle observe les boutons de sa chemise. Ceux-ci menacent à tout instant de sauter un par un, peinant à contenir un ventre un peu trop proéminent. Le vêtement semble sur le point de craquer. L’homme lui fait maintenant penser à l’incroyable Hulk, une image qui la séduit encore plus que celle de l’ours. Ce n'est pas d’une bête sauvage dont Erwann a besoin finalement, c’est d’un super héros. Un être aux pouvoirs magiques, un surhomme au physique d’armoire à glace.

Abandonnant ses divagations intérieures, elle réalise que Maître Le Tonquédec vient de finir de relater ses souvenirs. Malheureusement, son esprit saturé, trop occupé à orchestrer la sortie de son amoureux, a du mal à se concentrer. Pour se rattraper, elle demande :

— Désirez-vous que j’aille vous chercher un café ou autre chose ?

— Un café noir, s’il vous plaît, ce sera parfait. Bien serré.

Elle lui laisse les documents qu’il lui a réclamé puis s’échappe pour passer commande au comptoir. Là, elle le détaille du coin de l’œil. Derrière sa physionomie rondouillarde, c’est son énergie virile qui la frappe. Lorsqu’il relève les manches de sa chemise noire, il semble en train de se préparer au combat. Tout à sa tâche, il étale ses dossiers sur la grande table rectangulaire, prévue pour six convives. Il fait des piles, organise son plan de travail. Son plan d’attaque ?

Gwendoline le rejoint, traversant la salle presque vide armée de ses consommations. Elle lui sert son expresso et s’attable devant son deuxième grand crème décaféiné, droite comme un I. Sous son ample chemise, camouflant sa généreuse poitrine de femme enceinte, son cœur bat la chamade.

Elle observe le magistrat préparer son offensive. Son air doux a disparu, laissant place à un visage déterminé, intraitable. De son anatomie solide se dégagent force et pugnacité. Voilà qui est parfait. Elle veut un dur à cuir pour anéantir leurs ennemis.

Maître Le Tonquédec semble endosser ce rôle à merveille.

— Bien, commençons, déclare l’avocat, le regard perçant.

Elle sait qu’on le surnomme le Juste, mais à la réflexion, ce qu’elle veut aujourd’hui, c’est qu’il devienne le Tueur.











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