Les jours passent, paisibles, colorés par un soleil chaleureux. Plus de sonneries intempestives, plus de voix mystérieuse. « À croire que mamy a vraiment réussi à conjurer le sort », se dit la jeune fille.

 Et pourtant, une nuit, la sonnerie retentit à nouveau. Akeïn hésite à réveiller sa grand-mère. Quelque chose en elle la retient. Elle descend, presque hypnotisée, et tremble d’appréhension en décrochant le téléphone.

– Balsa, c’est toi ?

– Il faut que tu viennes ! Vite ! Le Prince est en danger !

 Akeïn voudrait répondre, mais elle se sent soudain prise de vertiges. Un frisson la parcourt. Le téléphone vibre sous sa main, pulsant comme un cœur battant, et tout semble s’emballer autour d’elle. Une force invisible l’aspire, l’attire irrésistiblement vers le néant. L’espace se met à tourner, puis une lumière aveuglante perce alors l'obscurité. Elle retombe brusquement sur une herbe fraîche et parfumée, de vastes montagnes à l’horizon.

 Une femme d’une stature fière, vêtue d’un sarouel bordeaux, lui tend la main. Son épée brille sous l’éclat de l’astre solaire. Ses cheveux bruns sont relevés en chignons, son regard déterminé est fixé sur Akeïn. Pas de doute possible…

– Balsa ! Tu es la même Balsa que dans mon livre ! s’exclame Akeïn, estomaquée.

– Navrée, pas le temps de t’expliquer… Ce livre te préparait à ce que nous allons vivre. Pour résumer, je suis ton double dans une autre dimension. Chaque âme possède un miroir quelque part, sur un autre plan, et quand l'une d'elles a besoin d'aide, elle peut faire appel à sa flamme jumelle. C’est le cas aujourd’hui. J’ai besoin de toi, enfin, de moi, de… nous ! Il me faut être complète pour pouvoir sauver le Prince du roi des Ombres.

– Le… roi des Ombres, comme dans le livre ? Le Prince possède réellement une perle d’étoile, et ce monstre veut le dévorer pour récupérer cette perle magique et détruire votre monde ?

– Oui, exactement. Je n’arrive pas à le vaincre car il me manque une partie de moi. Mais ensemble, nous pourrons sauver le Prince, et la perle restera dans la famille Royale !

 Akeïn se souvient, grâce au livre, que les membres de cette illustre dynastie sont les protecteurs de ce monde et que la précieuse sphère se transmet de génération en génération. Tout cela lui paraît fou, mais le souffle du vent caresse ses cheveux. Elle touche les petites fleurs bleutées qui poussent dans cette végétation luxuriante… Tout semble si vivant, si réel !

– Ensemble ? Comment ça, ensemble ?

– En temps que double, tu es la solution, le chaînon manquant…

 L’esprit aventurier d’Akeïn l’emporte dans un élan chevaleresque. Après tout, elle vit enfin l’histoire de ses rêves !

– Comment procéder ? Je voudrais bien vous aider, mais je ne suis pas épéiste comme toi.

– Non, mais ta famille sur Terre possède un pouvoir particulier, que je n’ai pas. Le roi des Ombres vient du monde des esprits… Mon épée reste inefficace contre lui. Seuls ses yeux peuvent apparaitre dans le monde physique et être détruits. Ta magie ancestrale s’exprimera facilement ici. La perle d’étoile réagira à ton approche et développera tes dons. Sans quoi, je ne pourrais pas atteindre ses yeux. Nous devons retrouver le Prince, suis-moi !

 Balsa entraîne Akeïn à travers des paysages féériques, dénués de tout signe de technologie. Cet univers parallèle semble tellement paisible. Elle a du mal à croire qu’un être du chaos menace de détruire cette harmonie. Les fleurs scintillent d’une lumière surnaturelle, on les dirait faites de cristal. La couleur du ciel a une teinte indigo qui donne l’impression de tenir l’atmosphère. Et les arbres déploient des branches masquées par des feuilles démesurées qui en recouvrent également les troncs.

 Au loin, des bruits de bataille résonnent. Akeïn porte son regard à l’horizon, où les montagnes côtoient les cieux. La guerrière lui prend la main et se met à courir. Elles traversent la prairie, contournent les arbres volumineux aux ramures chargées de longues feuilles, puis arrivent devant un lac.

 Une scène terrible se déroule sous leurs yeux. Une monstrueuse créature translucide semblable à un géant sombre, épie de ses yeux écarlates le Prince. Akeïn regarde le jeune homme, fascinée. Ses cheveux céruléens, mi-longs, épousent son visage aux traits angéliques, et son regard émeraude lui étreint le cœur. Dans ses paumes repose une magnifique sphère argentée, de la taille d’une boule de cristal. Bien campé sur ses jambes, il ne paraît nullement craindre le roi des Ombres. Pourtant, la ténébreuse entité s’apprête à le dévorer. Elle se penche lentement, tandis que des nuées noires s’étirent de son amas sombre, cherchant à attirer le jeune homme en elle.

 Comment peut-elle l’aider, sans armes ? Et quelle est cette fameuse magie ancestrale ? Akeïn se souvient du lien particulier entre sa grand-mère et la nature. Elle communique avec les plantes, évoque souvent le pouvoir des éléments.

– Ses yeux ! s’écrie Balsa. Ils sont apparus !

– Seulement depuis votre venue… ce qui signifie que le pouvoir de la Terrienne agit réellement sur l’entité, répond le Prince.

 « Mes dons parviennent à s’exprimer ici ? Pas de temps à perdre alors ! » Songe la jeune fille. Elle ressent l’énergie de la perle d’étoile qui brille d’un vif éclat. Une force gronde dans son ventre. Alors que le roi des Ombres plonge sur le Prince, Balsa fend l’air de son épée, tentant de trancher les appendices immatériels de la créature. Akeïn inspire profondément et imagine l’océan, son immensité, la puissance de ses vagues. Le lac répond à son appel et se met à produire des bulles qui éclatent à la surface. Elle se connecte à la terre, à la vigueur de la végétation. Une mélodie émerge de son fluide intérieur. Elle fredonne une berceuse ancestrale. Une multitude de lianes surgissent alors du sol, s’enroulent autour du roi des Ombres pour l’agripper dans une étreinte mortelle. Le monstre ploie. Au même instant, une gigantesque vague provenant du lac s’abat d’un coup sur lui. Balsa en profite pour planter sa lame dans ses affreux yeux vermeils. Le géant hurle, un cri dément qui les oblige à se boucher les oreilles, puis s’écroule de tout son long, vaincu. Son corps immatériel disparaît aussitôt.

 Akeïn s’agenouille, haletante. Elle se retourne vers le Prince. Il est sain et sauf ; sa boule iridescente éclaire son visage. Il l’observe avec admiration et lui adresse un signe de remerciement. La jeune fille sent son cœur battre plus fort, et ses joues se réchauffer. Alors qu’elle marche vers lui, décidée à lui parler, une force invisible l’aspire brusquement vers le vortex interdimensionnel. Une spirale de lumière et de couleurs l’entoure, des éclats de bleu et de violet dansent autour d’elle. L'instant suivant, elle se retrouve projetée sur le sol familier du salon, le vieux téléphone dans sa main. Le monde réel l’accueille avec sa banalité accablante, une dimension si fade comparée à la magie qu’elle vient de quitter. Une frustration sourde l’étouffe ; un profond désir de retourner auprès de Balsa et du Prince pour vivre d’autres aventures.

 Elle repose lentement le combiné, dépitée. Quelques larmes s’écoulent sur ses joues.

 Naka s’approche de sa petite-fille et l’enlace tendrement. Akeïn lui raconte tout, tremblante, ses joues mouillées de larmes. Sa grand-mère l’écoute, acquiesce, ne remettant jamais en doute sa parole. Elle connaît les mondes jumeaux : l’une de ses ancêtres avaient déjà évoqué un voyage similaire, très étrange. Bien-entendu, à l’époque, personne ne l’avait crue.

 Cette expérience, si intense, laissera des marques indélébiles, Akeïn en est bien consciente. Le téléphone sonnera-t-il un jour à nouveau ?