L'entité du Chaos
Akeïn n’en revient pas. Toute son existence ? Dans un monde étrange, peuplé de créatures surnaturelles ? Et sa famille ? Sa vie de lycéenne ?
Elle réalise alors quelque chose qui lui donne le vertige : elle ne se sent nullement attachée à sa vie d’avant. Comme si sa vie sur Terre n’était qu’un préambule, une douce illusion, un « avant-propos » avant son véritable départ. Ici, dans ce monde, elle se sent enfin utile, à sa juste place, dans son véritable rôle. Elle semble née, conçue pour ce destin.
« Cela me paraît curieusement concevable… » songe-t-elle, étonnée par sa capacité à s’adapter si vite à cette nouvelle aventure. « J’ai l’impression d’être comme ces plantes que j’étudie : elles parviennent à croître dans des milieux hostiles, ou très loin de leurs terres d’origine. »
Quelques mois passent. Akeïn s’accoutume vite à cette dimension et à ses us et coutumes. Les nausées et étourdissements dus aux variations de vibrations s’estompent peu à peu. Elle s’intègre aisément à la vie de la cité, et le peuple l’accueille avec bienveillance, rassuré de retrouver enfin une protectrice, car ici, personne n’est capable de canaliser la magie ancestrale.
Désormais herboriste au palais, Akeïn prépare remèdes et onguents, à l’instar de Naka. Ah, si obāsan pouvait la voir ! Elle serait si fière d’elle ! Sa petite-fille voudrait tant lui parler, recevoir ses conseils pour concocter pommades et traitements.
Elle a bien étudié les plantes de ce monde auprès d’un vieux botaniste, impressionné par ses capacités et sa vivacité d’esprit. La jeune fille mémorise le nom de chaque essence végétale, passant le plus clair de son temps dehors, dans les jardins. La fraîcheur des herbes sous ses doigts et le parfum des plantes l’enracinent davantage dans sa nouvelle vie. Les mains enfouies dans la terre, elle se rappelle avec tendresse des moments passés avec sa grand-mère, dans le potager.
L’entité du chaos n’est jamais revenue. La jeune Gardienne sent son pouvoir grandir en elle, et ses dons amplifient l’efficacité de ses potions.
Elle croise peu le Prince, à son grand regret, très occupé et constamment en voyage d’affaires. Balsa, en revanche, est présente, et les deux âmes jumelles sont – forcément – devenues très proches.
Dans les jardins fleuris du royaume, Balsa entraîne son double à l’épée, réalisant un rêve de cette aventurière avide d’apprendre l’art du combat.
– En garde, Akeïn ! On prend la position, l’épée levée. On répète d’abord les postures de base. Maintenant, une fente. Oui, c’est bien : tu plies le genou loin devant toi et pointes ton épée.
Elle observe attentivement le placement de l’apprentie épéiste et poursuit :
– Tu t’es vraiment améliorée, Akeïn ! Allez, maintenant, on croise le fer.
Balsa lui enseigne les différents types d’attaques, notamment les coups droits et les coups en diagonale, ainsi que les techniques de riposte. Akeïn s’exerce ensuite à la parade, répondant aux attaques de Balsa par des ripostes précises, visant à exploiter les faiblesses de la défense adverse.
La jeune fille est impressionnée par le son des lames qui s’entrechoquent. Elle plisse les yeux quand Balsa assène son coup, le front en sueur, concentrée. Son épée lui semble de plus en plus lourde dans sa main.
– Courage, tu te débrouilles vraiment bien ! l’encourage sa professeure.
Assises dans l’herbe, les deux comparses se reposent après un entraînement intense, la tête penchée vers les cieux.
– Akeïn… il existe une prophétie à notre sujet, sur les âmes doubles. Tu es ici grâce à la magie de ta famille, mais aussi parce que nous sommes liées.
Akeïn tourne son visage vers Balsa pour l’examiner intensément. Physiquement, elles ne se ressemblent pas tellement. Elle est petite de taille, tandis que Balsa doit probablement mesurer un mètres soixante-douze. Mais toutes deux ont les yeux noisette en amande : leur lien d’âme, peut-être, à travers cette étincelle dans leur regard.
– Que dit cette prophétie ?
– Il est inscrit que nous sommes les seules capables de tuer l’entité du chaos, ensemble. Les deux faces d’une même pièce… Ton rôle est de la matérialiser dans le monde physique, et moi, de la détruire avec mon épée.
Elle sort son arme de son fourreau et observe sa lame, songeuse, en ajoutant :
– Cette épée appartenait à mes ancêtres. Elle a été forgée jadis par une magicienne, dans le but d’occire les créatures de l’ombre.
Les derniers rayons du soleil filtrent à travers les arbres. Leurs feuilles bruissent sous une brise fraîche. Akeïn grimpe avec agilité à un arbre pour y cueillir des fruits juteux violets. Elle tend la main, en équilibre précaire.
Soudain, des bras la saisissent fermement par la taille pour la contraindre à descendre. Akeïn tressaillit, puis se fige, nez à nez avec le Prince, tout juste rentré d’une mission.
Leurs regards se croisent. Les yeux noisette d’Akeïn brillent sous les rayons mordorés du soir. Elle rougit, captivée par les pupilles saphir de Sayan. Ce dernier sourit en voyant ses joues se colorer de rose. Le vent joue avec la chevelure d’Akeïn, laissant quelques mèches sauvages caresser son visage. Sayan approche sa main, d’un geste lent, mesuré, et replace délicatement les mèches derrière ses oreilles, effleurant au passage sa peau. La jeune Gardienne ferme les yeux, savoure le contact de ses doigts sur son visage.
– Akeïn… souffle Sayan. Je suis désolée, nous allons une nouvelle fois avoir besoin de ton pouvoir. L’entité du chaos est réapparue dans les contrées de l’Est. Elle avance vers nous, en quête de la Perle d’étoile…
La Gardienne rouvre les yeux, le regard sérieux et déterminé :
– Je te protégerai. Tu peux compter sur moi.
– Nous partirons dans quelques jours, avec Balsa. La créature ne doit pas arriver jusqu’ici, elle détruira tout sur son passage.
Sayan attrape sa main en douceur, entrelace ses doigts aux siens et l’attire contre lui. Akeïn lâche un hoquet de surprise en rougissant, puis se laisse aller pour un instant. Il lui souffle à l’oreille, la faisant frémir :
– Tu es courageuse, petite Terrienne…
Il relâche son étreinte et rejoint le palais, un sourire presque taquin aux lèvres.
Akeïn reste là, stupéfiée, à la fois troublée et fascinée par l’attitude du Prince. Elle soupire, confuse, alors qu’elle rapporte les fruits fraîchement cueillis, un peu anxieuse à l’idée de devoir combattre un monstre.
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