L'entité du Chaos (chapitre réécrit)
Akeïn n’en revient pas. Toute son existence ? Dans un monde étrange, peuplé de créatures surnaturelles ? Et sa famille ? Sa vie de lycéenne ?
Elle réalise alors quelque chose qui lui donne le vertige : elle ne se sent nullement attachée à sa vie actuelle, comme si ce n’était qu’un préambule, une douce illusion, un « avant-propos » avant son véritable départ. Dans ce monde étrange, elle se sent enfin utile, à sa juste place, dans son véritable rôle.
– En fait, c’est comme si j’étais née pour ce destin… souffle-t-elle à Balsa.
« Cela me paraît curieusement concevable… » songe-t-elle, étonnée par sa capacité à s’adapter si vite à cette nouvelle aventure. « J’ai l’impression d’être comme ces plantes que j’étudie, qui parviennent à croître dans des milieux hostiles, ou très loin de leur terre d’origine. »
Dans les semaines qui suivent, Akeïn étudie les plantes de ce monde auprès d’un vieux botaniste, impressionné par ses capacités et sa vivacité d’esprit. Elle mémorise le nom de chaque essence végétale, passant le plus clair de son temps dehors, dans les jardins. Les mains enfouies dans la terre, elle se rappelle avec tendresse des moments passés avec sa grand-mère, dans le potager. Mais la fraîcheur des herbes sous ses doigts et le parfum des plantes l’enracinent davantage dans sa nouvelle vie.
Akeïn s’accoutume vite à cette dimension et à ses coutumes. Les nausées et étourdissements dus aux variations de vibrations s’estompent peu à peu. Elle s’intègre à la vie de la cité, et le peuple l’accueille avec bienveillance, rassuré de retrouver enfin une protectrice, car ici, personne n’est capable de canaliser la magie ancestrale.
Désormais herboriste au palais, Akeïn prépare remèdes et onguents, à l’instar de Naka. Ah, si obāsan pouvait la voir ! Elle serait si fière d’elle ! Sa petite-fille voudrait tant lui parler, recevoir ses conseils pour concocter pommades et traitements. Elle n’est qu’à l’aube de son apprentissage, néanmoins, ses dons amplifient déjà l’efficacité de ses potions.
La terreur gronde à l’Est, et la jeune Gardienne doit se préparer à l’inévitable. Elle sent son pouvoir grandir, parvient à capter l’essence des plantes, qu’elle transforme en énergie. Cette force se manifeste en petits orbes dorés, tout autour d’elle. Akeïn tente alors de les projeter dans les airs d’un mouvement ample des bras. Aucun effet : les orbes restent suspendus dans l’atmosphère. Puis, elle les lance sur des objets dans l’idée de les transpercer – en vain. Les orbes ne percent pas la matière, et se contentent d’entourer leurs cibles. « Je n’arrive pas à comprendre leur fonction ! » déplore-t-elle, sous le regard de Balsa.
Dépitée, elle s’entraîne à fluctuer l’émanation de sa magie aurique : son champ vibratoire oscille autour d’elle, et une fois qu’elle en maîtrise la densité, aucune attaque ne peut l’atteindre. Balsa l’a testé en donnant des coups d’épées : le corps éthérique d’Akeïn s’est révélé impénétrable.
Elle croise rarement le Prince, à son grand regret, très occupé et constamment en voyage pour surveiller la menace. L’herboriste lui lance quelques regards à la dérobée lorsqu’il rentre, et, en réponse, Sayan lui sourit tendrement. Ils n’ont guère le temps d’échanger. Et pourtant… le cœur de la jeune fille bat si fort lorsqu’elle l’aperçoit. Son regard doux, scintillant, lui donne l’impression que ses sentiments naissants sont réciproques.
Un jour, en passant près d’elle, Sayan effleure la main de l’herboriste, sans même se retourner pour la regarder. Rien que ce petit geste l’a mise en émoi, ses joues empourprées.
– C’est comme si vous viviez une sorte d’histoire d’amour tacite, tous les deux, s’en amuse Balsa. Tout est contenu, retenu, intériorisé par manque de temps. Ma pauvre Akeïn !
– Bah oui, en même temps, il n’est jamais là, ce fichu Prince ! rétorque-t-elle, déçue.
Malgré son absence, son amour et son admiration pour lui grandit : elle a tant rêvé de lui, sur Terre, et maintenant, son héros part sauver des villages, revient toujours victorieux, essuyant des batailles terribles. Glorifié par son peuple, il porte ses succès sans vanité, humble et entièrement dévoué à son royaume.
Balsa, en revanche, est bien présente, et les deux âmes jumelles sont – forcément – devenues très proches.
Dans les jardins fleuris du palais, Balsa entraîne son double à l’épée, réalisant le rêve de cette aventurière avide d’apprendre l’art du combat.
– En garde, Akeïn ! Prends la position, l’épée levée. On répète d’abord les postures de base. Maintenant, une fente. Oui, c’est bien : tu plies le genou loin devant toi et pointes ton épée.
Elle observe attentivement le placement de l’apprentie épéiste et poursuit :
– Tu t’es vraiment améliorée, Akeïn ! Allez, maintenant, on croise le fer.
Balsa lui enseigne les différents types d’attaques, notamment les coups droits et les coups en diagonale, ainsi que les techniques de riposte. Akeïn s’exerce ensuite à la parade, répondant aux attaques de Balsa par des ripostes précises.
La Terrienne est impressionnée par le son des lames qui s’entrechoquent. Elle plisse les yeux quand Balsa assène son coup, le front en sueur, concentrée. Son épée lui semble de plus en plus lourde dans la main.
– Tu te débrouilles vraiment bien ! l’encourage sa professeure.
Assises dans l’herbe, les deux comparses se reposent après un entraînement intense, la tête levée vers les cieux.
– Akeïn… il existe une prophétie à notre sujet, sur les âmes doubles. Tu es ici grâce à la magie de ta famille, mais aussi parce que nous sommes liées.
Akeïn tourne son visage vers Balsa pour l’examiner intensément. Physiquement, elles ne se ressemblent pas beaucoup. Elle est petite de taille, tandis que Balsa doit probablement mesurer un mètre soixante-douze. Mais toutes deux ont les yeux noisette en amande : leur lien d’âme, peut-être, à travers cette étincelle dans leur regard.
– Que dit cette prophétie ?
– Il est inscrit que nous sommes les seules capables de tuer l’entité du Chaos, ensemble. Les deux faces d’une même pièce… Ton rôle est de la matérialiser dans le monde physique, et moi, de la détruire avec mon épée.
Elle sort son arme de son fourreau et observe sa lame, songeuse, en ajoutant :
– Cette épée appartenait à mes ancêtres. Elle a été forgée jadis par une magicienne, dans le but d’occire les créatures de l’ombre.

Annotations
Versions