Chapitre deux : Apprendre, malgré tout.

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1774. Une année de disgrâce plus tard, les plaies de mon corps guéries mais pas celles de mon âme, ayant onze ans passés et besoin de travailler j'imposai ma volonté de plus peiner aux champs et cherchai à me placer comme commis. Grâce à ma cousine Pauline qui vivait en ville je trouvai un engagement chez un marchand de draps, à Fontenay-le-Comte. Mes parents, réticents, acceptèrent quand mon nouveau patron leur versa l'intégralité de mes gages pour une année, ce qui représentait peu. Mais mes parents avaient besoin de cette rentrée d'argent.

Augustin Marais, marchand drapier, m'accepta comme commis, alors que je ne connaissais rien au commerce des draps et toiles, car il avait besoin en urgence d'un nouvel employé lui coûtant peu. Le précédent était mort des suites d'une fièvre quarte attrapée en se baignant dans un marécage.

Innocent et inculte, mais fier comme Artaban, j'avais serré la main de mon père et ma mère m'avait pris dans ses bras un long moment, une dernière fois. Je partis par la grand'route, chemin défoncé, boueux, plein de fondrières, serpentant au milieu du bocage me menant vers ma nouvelle vie.

Heureux. J'étais heureux ! J'avais mis ma veste à boutons de laiton, râpée, que je portais comme un manteau de prince. Dessous : ma chemise de lin, non pas neuve mais bien propre, dans mes poches deux mouchoirs de batiste brodés par ma mère et un petit couteau, cadeau de mon père. Mon premier couteau tout à moi ! Pour tout bagage un petit baluchon et en main un bâton de marche fait d'un vieux bois noueux, solide et au bout ferré. Mon père me l'avait remis avec solennité juste avant mon départ.

Je me croyais unique mais étais fort semblable à ces petits valets de ferme, ces commis sans avenir, ces apprentis des ateliers, mes compagnons en pauvreté, mais « riches de nos espérances » comme je le lirai plus tard dans un roman.


Le marchand de toiles, draps et tissus Augustin Marais était grand, rond, roux, presque sans cheveux —calvitie qu'il cachait sous une petite perruque poudrée comme c'était la mode en ce temps-là— et étonnamment optimiste. Formant contraste : son épouse petite, sèche, laide, maussade, leur fille, Odette, rondelette, borgne à la suite d'un accident, encore plus maussade que sa mère, mais qui fut toujours gentille avec moi. Pour compléter le tableau un fils, François, gras, laid et bête.

Monsieur Marais semblait fort content de son sort. Les affaires marchaient bien. Me voyant étonné par un homme à ce point satisfait d'une vie étriquée, d'une femme aussi peu avenante et d'enfants peu gratifiants, un voisin m'expliqua :

« La mère Marais a apporté la boutique en dot. »

Ceci n'expliquait pas tout.

Quelque temps après un esprit fort de cette petite ville m'apprit que ce n'était pas la seule famille de mon patron : une petite demoiselle bien jolie —que je découvris être ma cousine Pauline— flanquée d'un enfant mignon, roux et éveillé. Ce n'était pas du stoïcisme de la part d'Augustin Marais, mais une vie bien cloisonnée.

Je restai trois ans chez le père Marais. Trouvant mon écriture belle, et sachant calculer les quatre opérations qu'il m'avait soumises, j'avais eu le poste. Sous sa houlette rigoureuse j'appris à mesurer les draps, à les vendre, à tenir des livres de compte et à très bien calculer, surtout les grands nombres et les chiffres romains dans lesquels je me perdais alors. Avec beaucoup de fierté Monsieur Marais prétendait descendre — mais par la main gauche— de François Viète, illustre mathématicien dont je n'avais jamais entendu parler. Cette aisance qu'avait mon patron avec les chiffres, son sens de l'opportunité des bonnes affaires - et une certaine élasticité morale- permirent au père Marais, des années plus tard, de largement graisser la patte de plus d'un « incorruptible » et sourcilleux agent de la République et d'obtenir, à des prix plus qu'amicaux, des biens nationaux de toute beauté et de très bon rapport.

Dans cette boutique je découvris au contact des clientes, en leur souriant de toutes mes dents, que je leur plaisais : des servantes aux riches dames, en passant par les jolies demoiselles.

J'étais encore très jeune, mais grand pour mon âge. Elles ne se gênaient pas pour me caresser les cheveux et les joues, me souriaient, sans même songer à me demander un rabais sur les tissus. De toutes façons je ne fixais pas les prix. A l'époque j'étais le « petit Collot » et ne pouvais que rêver au jour où je deviendrai autre chose que le « petit Collot ».


« Oh, comme votre nouveau commis est mignon ! Il a de beaux yeux bleus », minaudaient-elles devant moi. Gêné, rougissant je baissais la tête, souhaitant m'enfoncer dans le sol.

J'étais mal à l'aise, plus habitué à ce qu'on me rudoie qu'à ce qu'on me complimente. Seule ma mère m'avait complimenté de rares fois. Avec le temps devenant moins sauvage je comprendrai l'immense intérêt d'être aimable avec les femmes.

Le jour de mon arrivée, après que Monsieur Marais m'eut expliqué en quoi consistait mon travail, m'eut présenté à son épouse et à ses deux rejetons sans intérêt, et sans même me laisser le temps de me débarbouiller de la poussière de la route ou offrir un petit quelque chose à mon estomac qui gargouillait sauvagement de faim, je fus mis de suite au travail. Cette journée se révéla à l'image de bien d'autres en ce lieu : longue -sauf quand une cliente venait à la boutique. La besogne de commis chez ce marchand de draps et tissus n'était pas ce qu'il y avait de plus dur. Dans les mois qui suivirent je rencontrai d'autres petits commis et apprentis du bourg qui, moins chanceux, ployaient sous une lourde charge de travail. Les jours où mon travail me semblait ennuyeux je me rappelais l'éprouvante peine quotidienne qu'était la vie à la métairie et cessais de me plaindre.

A la fin du travail, et alors que je pensais être tombé dans une maison où on avait comploté de me laisser mourir de faim, Madame Marais parut, renfrognée, et annonça :

« A la soupe ! »

Il était temps. J'avais grand'faim et envie de dévorer les draps. Je suivis mon patron dans la cuisine.

Elle me sembla une vaste pièce, était propre, aux murs sainement chaulés, bien chauffée par une belle cheminée. Je fus impressionné par le sol en carreaux n'en ayant jamais vu. Je connaissais les parquets en bois, comme celui de la boutique, et les sols en terre battue, comme chez presque tout le monde. Mais, plus intéressante que ce décor, se trouvait être Julie et rougis quand Marais me la présenta. Elle était grande, en ce temps-là d'une bonne tête de plus que moi, plus âgée que moi, et surtout une très jolie blonde. Je fus surpris d'apprendre qu'elle était une lointaine petite cousine de Madame Marais. Elle n'avait pas hérité de la laideur de la patronne.

Julie étant pauvre travaillait comme servante. Pendant trois années elle fut l'objet de tous mes rêves, tous mes désirs, sans que le garçon nigaud que j'étais, tel un Saint-Preux qui s'ignorait, ne fisse autre chose que rêver.

D'ailleurs cela eût été inutile : Julie passa ces années à soupirer vainement après Armand, le fils de l'apothicaire, jeune homme court sur pattes, fat, précieux, astiquant ses pots en faïence, se parfumant, peignant sa perruque poudrée à la dernière mode, portant de coûteux gilets trop ajustés en satin de soie brodée et s'admirant dans les miroirs et les vitres.

Julie était l'ornement de cette cuisine et de ma jeune vie, tout comme la nourriture qui enfin fut servie. Mes narines frémissaient. Je sentais, tel un petit loup affamé, l'odeur du bouillon et des légumes de la soupe et, surtout, le fumet de la viande dans cette désirable soupe.

"Pourvu qu'il y ait un morceau de viande pour moi ! "

Oui ! Le potage était généreux, et une seconde soupière fut apportée, tout aussi pleine, de larges tranches de pain frais et un grand pichet de vin. Je dévorai comme un goret ! Le nez dans mon assiette, engloutissant, comme si j'avais peur que quelqu'un vienne voler ma nourriture. Rassasié je levai la tête de mon assiette, m'aperçus que les autres prenaient leur temps pour manger, tout en discutant de leurs petites affaires, des ragots de la ville. Fromage et dessert vinrent compléter ce tableau d'abondance. Ici nul ne souffrait de la faim.

Enfin un endroit où on peut manger à satiété ! Finies les affres de la faim ! Adieu disettes ! Je pus grandir quelques années sans la grand'peur de manquer de nourriture.

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