Hide : la lettre

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Il s’était encore engueulé avec elle. Entre eux deux, depuis le début, c’était explosif. Parfois, il se disait que Lola avait le même caractère que lui. Le refus viscéral de la moindre autorité, l’envie de tout changer. Pour le premier trait, du moins, la prison, puis la vie de gokudô l’avaient discipliné, poli comme une pierre à laquelle on enlève la moindre aspérité. Mais lorsqu’il se trouvait en face de Lola, si obstinée, si entière, il se revoyait à 15 ans, au moment où il avait décidé de déclarer la guerre au monde entier.

Je me ferais un nom ou je mourrais en essayant.

Tout, plutôt que de n’être personne, et disparaître de cette vie sans y avoir laissé ma trace.

C’était ce qu’il pensait à l’époque. Jeune et con. Naïf au point de croire qu’il pouvait tout régler avec ses seuls poings, la force pure et l’éthique, qui, croyait-il, accompagnait nécessairement ces deux qualités.

Or, maintenant, il y avait Hanako qui venait s’ajouter à l’équation. Et son caractère à elle était plus proche de celui de Lola que celui de Miyako...

Hide baissa le nez sur sa feuille blanche. Il ne savait pas quoi répondre à sa fille, qui l’exhortait à témoigner sur sa vie en prison et à raconter sa version des faits aux cochons. Uchida lui-même était venu le supplier au parloir, la semaine dernière. Ou était-ce celle d’avant ? Il ne se souvenait plus. On perdait vite la notion du temps, dans ce cachot...

— Numéro 1249 ! Lève la tête, que je te vois !

Hide tourna un regard nonchalant vers le maton derrière la vitre, lui offrant son profil, mais en prenant soin de ne pas le fixer. Lors de sa première incarcération, il s’était battu contre cette règle stupide pendant des mois. En vain... Les gardiens voulaient toujours voir le visage des détenus. Mais on n’avait pas le droit de les regarder. Il ne fallait pas non plus regarder en l’air, ni trop bas. En gros, la seule chose qui était autorisée, c’était le regard vague et périphérique de la posture zazen. Heureusement pour lui, Hide pratiquait la méditation depuis ses débuts en karaté. Il avait vu de nombreux prisonniers perdre la tête à force de fixer le vide comme ça, sans bouger... ils n’avaient pas supporté la rencontre forcée avec eux-mêmes.

Hide poussa la missive reçue le matin vers le coin de la petite table, de façon à ce que le maton puisse continuer à le voir. Il avait droit à sept pages par jour, et il comptait bien prendre le temps qu’il fallait pour les écrire. Par acquit de conscience, il relut une nouvelle fois la lettre de Hanako, même s’il la connaissait déjà par cœur.

Papa (Je ne sais pas si je peux t’appeler comme ça. Après tout, tu as été absent de ma vie pendant 18 ans.)

Il faut VRAIMENT que tu fasses une déclaration à la police. Dis-leur la vérité ! J’ai tout vu, et je suis prête à témoigner. N’importe quand. Fais un effort ! Parler à un agent des forces de l’ordre ne va pas te transformer en « poucave » : ce type n’aurait pas hésité un instant à te balancer, lui... Je sais bien que le règlement du Yamaguchi-gumi interdit de parler aux flics, mais tu n’en fais plus partie, ok ?! Désolée d’être si brutale. Qui suit les règles du ninkyo-dô, de nos jours, à part toi ?? On n’est pas dans un film ! Je refuse de perdre mon père, alors que je viens juste de le retrouver, pour une histoire de stupide code d’honneur.

Hide prit son stylo. Il commença à tracer un caractère, puis l’autre. Un moment, il hésita sur le caractère de « fleur », dans le prénom de Hanako : c’était la version compliquée, pas la simple. S’il avait toujours été particulièrement doué avec les chiffres — ce qui lui avait valu un tel succès au mahjong, entre autres —, Hide n’était pas vraiment un expert en caractères chinois. Il fronça les sourcils pour tenter de déchiffrer le nombre et l’ordre des traits des gribouillis laissés à la fin de la lettre par sa fille, sans succès. Il lui fallait ses lunettes.

Il leva la main.

— Qu’est-ce que tu veux ? finit par lui demander le maton.

— Je demande la permission de me lever pour prendre mes lunettes, officier.

— Vas-y.

Hide se leva sans hâte, prenant le temps de déplier ses jambes. Les occasions de marcher étaient rares, en cellule. Il avait droit à 30 minutes d’exercice par jour, mais il en profitait surtout pour faire des pompes et du cardio. Cependant, il savait aussi qu’il ne fallait pas trop traîner. Si ce gardien, qui ne l’aimait déjà pas beaucoup, le prenait réellement en grippe, il pouvait faire de sa vie ici un véritable enfer.

Du reste, il n’eut que deux pas à faire pour arriver devant le casier contenant ses maigres affaires. Trois livres, dont un dictionnaire de kanjis qu’il attrapa, un paquet de mouchoirs, une brosse à dents — il n’avait pas le droit au rasoir —, une boîte contenant ses lunettes. Il l’ouvrit, tombant sur la photo craquelée de Lola qu’il avait collée dedans. Les matons, en fouillant ses affaires, étaient tombés dessus, mais ils n’avaient rien dit. En revanche, ils lui avaient enlevé celles que sa fille lui avait envoyées, de sa mère et elle. C’était sans doute mieux.

Hide revint s’asseoir, ses lunettes à grosse monture sur le nez et le dictionnaire à la main. Puis il reprit la rédaction de sa lettre. Lorsqu’il eut terminé, une demi-heure plus tard, il la plia et la glissa dans l’enveloppe, avant de lever la main à nouveau.

— Quoi ?

— J’ai fini, officier.

— Pose ta lettre sur la table. Je la prendrai tout à l’heure.

Hide releva la main.

— Quoi encore ?

— Je demande à aller aux toilettes, officier.

Le gardien fit un geste vague dans sa direction, avant de se retourner. L’attention était appréciable.

Hide profita de sa rare station debout pour regarder par la fenêtre, à travers les barreaux. D’ici, on pouvait voir les bâtiments d’en face, ceux des prisonniers « normaux ». Hide savait d’expérience quelle angoisse et quel soulagement cela apportait aux autres détenus de regarder l’aile des condamnés à mort. Celle où se trouvait la chambre d’exécution... Pendant sa première incarcération, il avait passé quelques mois dans cette aile avant d’être transféré à Fuchû. Un matin, vers dix heures, il avait vu un cercueil sortir de la petite porte de service du bas. Un condamné exécuté, en route pour l’incinération. Il y avait un temple du bouddhisme réformé à côté qui acceptait les corps des condamnés à mort : l’Organisation versait un petit don annuel pour remercier le bonze de l’aide apportée aux anciens membres qui finissaient dans son crématorium.

Ayant terminé, Hide tira la chasse, puis il remonta son pantalon d’uniforme. Il aurait préféré être en jogging, mais ces vêtements simples lui convenaient. Au moins, il n’avait pas à se préoccuper de la couleur de sa chemise ou de savoir si sa cravate allait avec son costume, ici. On lui avait même pris sa Rolex et son alliance.

Hide demanda la permission de ranger son dictionnaire de kanji — tout déplacement était bon à prendre — puis sortit un manuel de langue que lui avait envoyé Masa, à sa demande. Il essayait d’apprendre le français. Cela pouvait s’avérer utile pour communiquer avec la famille de Lola, s’il sortait d’ici... et jamais de sa vie il n’aurait autant de temps libre. Le troisième et dernier livre était un guide de solutions de mahjong, niveau avancé. Il comptait mettre à profit son emprisonnement pour les apprendre toutes par cœur : cela tombait bien, il avait une excellente mémoire. Français, mahjong et caractères chinois. Il ne risquait pas de s’ennuyer, finalement.

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