Lola : cinquante grammes, onze centimètres

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La chaleur du soleil sur mon visage me réveilla. Derrière la fenêtre, les oiseaux chantaient déjà. Machinalement, je tâtonnai dans le lit pour trouver le corps de Hide et m’y blottir. Puis je me souvins qu’il n’était plus là. Une terrible douleur étreignit mon cœur : comment allais-je faire sans lui, si sa condamnation à mort n’était pas levée ?

Je peux pas laisser faire ça. Quitte à aller voir l’empereur, à le faire échapper en dilapidant tout l’argent du clan.

Je me levai. J’avais des choses à faire aujourd’hui : je ne pouvais pas me laisser abattre. C’était, notamment, le jour de l’échographie.

Sao m’accompagnait, pour que je ne sois pas seule le jour où on m’apprenait le sexe de mon bébé. C’était déjà suffisamment douloureux de savoir que je ne pourrais pas le dire à Hide tout de suite : il fallait que je lui écrive, ou que j’attende la prochaine visite, dans trois semaines. J’avais décidé d’opter pour cette dernière solution, en dépit de mes promesses. Je voulais voir sa réaction.

— Tu voudrais quoi ? me demanda Sao juste avant d’entrer dans la salle d’attente. Une fille, ou un garçon ?

— J’en sais rien, avouai-je. Je me sentirai sans doute plus proche d’une fille... mais je crois que je préfèrerais un garçon, parce qu’il y a déjà Hanako.

Sao me regarda en silence. Elle comprenait ce que ça voulait dire.

Je ne veux pas me retrouver une fois de plus en compétition avec Miyabi.

Or, si j’avais une fille, elle serait forcément comparée à la superbe et talentueuse Hanako, si douée en danse, en chant, et si belle.

Je l’avais appelée dès le lendemain de mon retour à Tokyo, pour la prévenir qu’elle pouvait s’installer à Karuizawa avec sa mère. J’avais mis en avant le caractère thérapeutique de ces montagnes verdoyantes pour Miyako, qui ne serait dérangée par personne, tout en restant en sécurité. Kiriyama ne la chercherait pas là-bas : de toute façon, Uchida m’avait prévenue qu’il faisait profil bas et était parti en déplacement à Hong-Kong, pour une durée indéterminée. Il craignait la convocation qui ne manquerait pas de tomber avec le procès en appel. Ce n’était qu’une question de jours, de semaines peut-être. Puis Hide serait libéré, et notre seul problème serait de loger Miyako, dans un endroit à la fois sécurisant et éloigné de Hide.

— Si tu voulais être sûre d’avoir une fille, il fallait faire un vœu au sanctuaire Udo, sourit Sao en sortant une boîte de gâteaux de son sac. J’en reviens justement... je t’ai rapporté un souvenir.

Je pris la boîte.

Chichi ame... les « bonbons-seins », déchiffrai-je, perplexe. C’est des bonbons en forme de sein ?

— Goût lait, annonça Sao, très fière de sa trouvaille. Tu connais l’histoire ? Le sanctuaire Udo est la grotte où la déesse-dragon des mers a donné naissance à un enfant semi-divin avant de repartir dans le royaume sous l’océan d’où elle venait... C’est devenu un lieu de culte lié à la fertilité. Sucer ces bonbons garantissent à la mer de fournir du bon lait ! Tu comptes allaiter ?

— J’en sais rien, répétai-je, un peu perdue. Merci, Sao.

— De rien ! C’était vraiment un chouette voyage. Je t’ai ramené ça aussi... un porte-bonheur. C’est un magatama, une perle sacrée en forme d’embryon. Il m’a été conseillé par Mme Yasugochi, une médium que j’ai rencontrée là-bas, dans la ville de Saito non loin... ça te portera chance pendant ta grossesse.

Elle me tendit un pendentif en quartz rose, accroché au bout d’un lacet en similicuir.

— Une médium ?

— Une servante des dieux qui soigne les âmes, m’apprit Sao. Elle est assez connue dans la région de Miyazaki.

Miyazaki, ville de Saito. J’avais déjà entendu ces noms de lieux quelque part récemment, mais je ne me souvenais plus où. Mais je me souvenais de ce que m’avait raconté Suzuki sur ces spécialistes traditionnelles. Encore aujourd’hui, lorsque toute autre solution échouait et le problème insoluble, elles étaient souvent le dernier recours.

— Ôkami Lola ? appela une infirmière en passant la tête dans la salle d’attente. C’est à vous, le docteur vous attend !

*

Un peu tendue, je relevai les yeux vers le moniteur, caché par le médecin. Tous ces boutons, ces fils, ces moniteurs, ces bruits bizarres... c’était plus inquiétant que rassurant.

— Est-ce que mon... bébé va bien ? demandai-je, inquiète.

La doctoresse, jusque-là très concentrée, posa sur moi un regard chaleureux.

— Ne vous inquiétez pas. C’est un très beau bébé de 50 grammes et 11 centimètres, un magnifique garçon !

L’information mit un peu de temps avant de parvenir à mon cerveau.

Un garçon. Cinquante grammes. Onze centimètres. Il devait être à peine plus gros que le magatama que venait de me donner Sao.

Cette dernière, à côté de moi, me serra la main.

— Hide va être content !

— C’est le papa ? s’enquit gentiment le médecin.

Je hochai la tête sans rien dire.

Oui, le papa qui est en prison, dans le couloir de la mort. Je ne pourrais pas lui annoncer la nouvelle avant le mois prochain.

Le médecin tourna enfin l’écran vers moi. Maintenant qu’elle avait vu que tout allait bien...

— Regardez votre bébé.

De nouveau, je fixai l’étrange écran noir et gris. On pouvait discerner des ombres, des boules... une tête.

Sa tête.

— C’est sa tête, murmurai-je.

— Exactement, me confirma le médecin. Et là, vous pouvez voir ses pieds !

Je n’aurais jamais pu deviner. C’était si petit ! Mais on voyait bien son profil, sa colonne vertébrale. C’était tout simplement hallucinant. Je n’arrivais pas à réaliser que je portais ce petit être dans mon ventre. Un être indépendant de moi, que j’avais fabriqué avec Hide, en mêlant nos deux matériels génétiques. Qui croissait dans mon corps en silence, tranquillement, sans rien dire. En passager clandestin, presque.

— Il est en parfaite santé, et très bien formé, répéta le médecin. J’ai vu vos résultats sanguins : ils sont excellents. Vous allez pouvoir annoncer la bonne nouvelle au père ! Il va avoir un petit garçon. Les hommes s’en réjouissent toujours !

Je me demandais comment Hide réagirait. J’étais sûre qu’il allait préférer une autre fille, à chérir, gâter et protéger comme il n’avait pas pu le faire avec Hanako. J’avais le sentiment qu’avec un garçon, il allait se montrer plus dur, plus sévère. Comme avec Yûji.

Tant pis. C’est moi qui ferais la maman-gâteau, décidai-je en posant les mains sur mon ventre. Et s’il pose le moindre bout de phalange dessus...

Rien ne pourrait jamais se mettre entre mon fils et moi, même pas son père. Je ne l’avais pas vu depuis cinq minutes, mais il était déjà devenu l’être le plus important dans ma vie.

*

Lorsqu’Uchida m’appela en fin de journée, je ne pus m’empêcher de le lui dire.

— C’est un garçon, annonçai-je fièrement.

Il saurait avant Hide. Tant pis. Mais il fallait que j’en parle à quelqu’un, un homme, surtout. J’avais déjà annoncé la nouvelle à ma sœur, ma mère, sans m’étendre au téléphone. Je ne voulais pas qu’elles sachent pour Hide, et les entendre me demander de leur décrire la façon dont il avait réagi me faisait trop mal.

— Félicitations. Il faut fêter ça ! Justement, je suis dans le coin. Je vous invite au resto.

— Euh... d’accord. Vous avez des nouvelles de la procédure d’appel ? De Kiriyama ?

— On en parlera ce soir. Je passe vous prendre dans une heure et demie.

Uchida vint me chercher à l’heure dite, juste en bas de ma rue. Il m’emmena dans un restaurant de cuisine japonaise d’Ebisu un peu tape-à-l’œil, dans lequel les serveurs criaient beaucoup. Cela m’étonna. Puis je me dis qu’il voulait sûrement profiter de ce bruit ambiant pour parler de choses sensibles... ou, peut-être, pour m’empêcher d’enregistrer la conversation avec mon téléphone. C’était sans doute un peu exagéré de ma part de penser ça, mais la situation me rendait parano.

Lorsque le serveur arriva pour prendre nos commandes, l’inspecteur se tourna vers moi :

— Je prendrai une bière. Deux ?

Je lui montrai mon ventre.

— Je ne bois pas d’alcool...

— Zut, j’avais oublié.

— Un virgin mojito, demandai-je à la place de la bière.

J’étais devenue accro à cette boisson, ces derniers temps. Sûrement une lubie de femme enceinte, privée d’apéro et de sexe.

— Vous avez des nouvelles de Kiriyama ? attaquai-je dès que le serveur se fut éloigné. Parce que Hanako et sa mère sont sorties de la clinique, et de la protection policière que vous aviez mise en place...

— Où sont-elles, exactement ? demanda-t-il en s’allumant une cigarette.

— À Karuizawa, dans la maison de campagne de Hide, lui appris-je en essayant d’éviter discrètement la fumée.

— Il y a quelqu’un qui les surveille ?

Les « surveiller ». Comme si c’étaient des criminelles. Mais je passai outre.

— Deux hommes directement sous les ordres de Kondô Masahiro, le bras droit de mon mari.

— Mhm. Kim Jeong-suk... Vous vous entendez bien avec lui ?

— Très bien, répondis-je prudemment.

Pourquoi me parlait-il de Masa, et sur un ton aussi suspicieux ?

Uchida hocha la tête. Puis il recracha sa fumée lentement, l’air pensif.

— Je serais vous, je me tiendrais aussi éloigné que possible des affaires de l’Ôkami-ikka, me conseilla-t-il. Laissez Kim gérer tout ça dans son coin, et concentrez-vous sur la libération de votre mari. Ça va peut-être s’avérer plus compliqué que prévu...

— Comment ça ? m’alarmai-je.

L’inspecteur reposa sa cigarette dans le cendrier. Si seulement il pouvait l’éteindre...

— Le proc’ Maeda veut vraiment la tête de votre mari. Il l’a désigné comme symbole des yakuzas qu’il veut éradiquer, et ne veut pas le lâcher. Un vrai chien de Tosa... On a beau multiplier les demandes de recours, il refuse toujours de nous donner une date pour l’appel.

— Mais c’est injuste, m’écriai-je, et anticonstitutionnel. Et pendant ce temps-là, Hide reste traité comme le pire des terroristes, avec un régime digne de ce que les Américains réservaient à Ben Laden... !

— Anticonstitutionnel, ah, c’est bien français de dire ça ! s’amusa Uchida. Il n’y a qu’avec vous que j’entends des termes comme ça, vous le savez ?

Je le fixai sans sourire.

— Je suis très sérieuse. Si le parquet japonais refuse de faire quoi que ce soit pour mon mari, je n’hésiterai pas à alerter la communauté internationale sur la situation. Et à lâcher aux journalistes le nom de Kiriyama. Il y en a justement un qui a approché Hanako, pas plus tard que la semaine dernière...

— Ne faites pas cela. Vous vous mettrez tous les flics à dos, et les juges par-dessus le marché. Sans parler du fait que, pour le Kiriyama-gumi, vous deviendrez une cible à abattre... Pour l’instant, ils se tiennent tranquilles, tentent de se faire oublier. Mais rien ne dit que ça va durer... vous avez des contacts au Yamaguchi-gumi ? Je veux dire, des contacts sûrs.

Je songeai un moment à Kinugasa, qui m’avait laissé sa carte le jour du mariage. C’était lui, le boss suprême, désormais. Je pouvais peut-être essayer de lui parler de ce traître de Kiriyama. Je m’étais même étonnée que Hide n’y ait pas pensé.

— Oui... enfin, pas vraiment. Il y a peut-être quelqu’un, mais...

— Quoi que vous fassiez, soyez très prudente, me conseilla Uchida. Essayez à chaque fois de déterminer quel peut être l’intérêt de cette personne à vous aider, ou à vous faire tomber. Qu’est-ce qu’il veut obtenir, et ce que vous avez éventuellement à offrir. C’est très important de savoir cela, dans les relations avec les yakuzas. Vital, même.

Je hochai la tête. Ce que Kinugasa voulait obtenir... des blondes véritables à forte poitrine. Je pouvais peut-être lui avoir ça. Lui arranger un rendez-vous avec cette connaissance russe, qui adorait le fric et les mâles nippons...

— Si je donne Kiriyama à ce procureur Maeda, il acceptera de reprendre le procès ?

— Donner ? Comment ça ? Ce n’est pas en le livrant pieds et poings liés au commissariat que vous obtiendrez quelque chose, c’est fini cette époque !

— Des aveux. Signés. C’est que veulent les juges, non ? Il paraît que ce genre de document a plus de valeur que des témoignages...

Surtout les témoignages de deux femmes, une mineure et une étrangère.

— Je ne vois pas comment vous obtiendrez ça. Ce n’est pas dans l’intérêt de Kiriyama...

Mais peut-être dans celui de Kinugasa.

— On verra. Je peux peut-être trouver un moyen.

— Ne faites rien d’inconsidéré, m’avertit à nouveau Uchida.

— Hide est dans le couloir de la mort, inspecteur. Et d’après ce que j’ai compris, la présence d’une procédure ne garantit pas à cent pour cent qu’il ne sera pas exécuté avant l’appel par un administrateur trop zélé.

— Ces cas-là sont très rares...

— Mais ils arrivent, le coupai-je. Tout le monde tente de me le cacher, mais je me suis renseignée, voyez-vous. J’ai même acheté le Code pénal. Ah, et « Dix-huit ans en prison », de Tokuda et Shiga... !

Uchida ouvrit de grands yeux.

— Ôkami n’est pas un prisonnier politique...

— Si votre procureur refuse de suivre la loi et décide de l’exécuter pour des motifs fallacieux, il l’est, répliquai-je. Désolée, mais c’est la définition d’Amnesty International.

L’inspecteur semblait complètement éberlué par ma déclaration. Mais un sourire ne tarda pas à apparaître sur son visage pâle.

— Je dois dire que vous me surprenez, siffla-t-il, admiratif. Plus j’apprends à vous connaître, plus je comprends ce qui a tant séduit Ôkami chez vous. En dehors de votre... charme naturel, je dois dire.

Je ne lui rendis pas son sourire.

— Merci, mais ce n’est pas de compréhension ni de compliments dont j’ai besoin. Je veux juste qu’on me rende mon mari, privé de liberté et menacé de mort alors qu’il est innocent... J’espère pouvoir compter sur vous là-dessus, ajoutai-je en récupérant la rhétorique de Hide.

C’était le genre de discours qu’il me servait lorsqu’il voulait que je m’occupe de Miyako.

— Je comprends, statua finalement Uchida en levant son verre. Mais nos boissons sont arrivées. Si nous trinquions, et essayions de nous détendre et de passer une bonne soirée ?

Je grommelai mon acquiescement. J’avais besoin de lui, de son aide. Mais dans quelle mesure était-il réellement capable de m’aider ? Recourir aux forces de l’ombre serait sans doute plus rapide.

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